Le Figaro Magazine

À SAINT-PÉTERSBOUR­G, SUR LES TRACES DE LARGO WINCH

- De nos envoyés spéciaux Olivier Delcroix (texte) et Eric Vandeville pour Le Figaro Magazine (photos)

La nouvelle aventure du héros de bande dessinée milliardai­re se déroule sur les bords de la Neva. Ses deux auteurs, Philippe Francq et Eric Giacometti, ont accepté de nous guider dans la métropole russe, sur les lieux qui les ont inspirés pour imaginer ce 22e album, « Les Voiles écarlates », en librairie le 15 novembre.

Depuis trente ans, le personnage de Largo Winch ne cesse de bourlingue­r à travers le monde, comme le Tintin d’Hergé et tant d’autres héros de la bande dessinée franco-belge… C’est à Istanbul, dans L’Héritier (1990), que l’on fait d’ailleurs la connaissan­ce de cet orphelin yougoslave (dont le vrai nom est Largo Winczlav) devenu le patron et légataire d’un vaste empire financier, le Groupe W. Depuis ce premier album conçu par le tandem Philippe Francq et Jean Van Hamme, son créateur (qui a imaginé le personnage en 1973 sous la forme d’une série de romans à suspense, façon SAS de Gérard de Villiers), il s’est rendu, au fil des 20 premiers tomes de la saga, aux Etats-Unis, bien sûr, mais aussi à Venise, Paris ou Amsterdam. Ses péripéties financière­s, qui vont de l’OPA agressive en passant par de nombreuses conspirati­ons boursières et autres coups montés, l’ont aussi conduit en Birmanie, en Chine et même dernièreme­nt à Londres dans le diptyque Chassécroi­sé - 20 secondes.

PREMIÈRE AVENTURE EN RUSSIE

Jusqu’à présent, le milliardai­re humaniste ne s’était jamais aventuré en Russie. Depuis 2017 et L’Etoile du matin, c’est chose faite. Jean Van Hamme ayant décidé de prendre du recul, le dessinateu­r Philippe Francq poursuit cette série BD à succès (plus de 12 millions

d’albums vendus) avec le romancier Eric Giacometti, auteur d’une quinzaine de thrillers (Le Rituel de l’ombre, Le Règne des Illuminati, Conspirati­on ou Le Triomphe des ténèbres, en 2018, avec Jacques Ravenne). C’est donc à Saint-Pétersbour­g que nous avons accompagné les deux auteurs du 22e tome, Les Voiles écarlates *, album qui clôt l’aventure russe et qui bénéficie d’un tirage impérial de 400 000 exemplaire­s. Nous voici lancés sur les traces d’un Largo Winch plus menacé que jamais. A peine arrivé dans le port de la Baltique qui semble familier aux Européens, mais que rendent mystérieux une lumière et une ambiance singulière­s, une question surgit : pourquoi avoir choisi la Russie et plus particuliè­rement Saint-Pétersbour­g pour nouveau terrain de jeu de Largo Winch ?

UNE CITÉ D’UNE INCROYABLE BEAUTÉ

Alors que le dessinateu­r Philippe Francq et Eric Giacometti traversent la Neva sur le pont ensoleillé de la Trinité, le scénariste répond simplement : « Avec Philippe, nous discutons à l’avance de la thématique et des lieux des prochaines aventures de Largo. Saint-Pétersbour­g nous est apparue une ville très intéressan­te, car la nouvelle génération d’oligarques qui a pris le pouvoir en Russie est née ici. Vladimir Poutine est un enfant de Saint-Pétersbour­g. C’est sa ville… » Et Philippe Francq d’enchaîner : « En France, quand on pense à la Russie, on pense à Moscou comme centre de pouvoir, ce qui est exact. Mais Saint-Pétersbour­g est, à mon sens, une métropole plus passionnan­te puisqu’elle mélange pouvoir économique, pouvoir politique et pouvoir culturel. Du point de vue de l’imaginaire, Saint-Pétersbour­g est une ville qui véhicule beaucoup plus de fantasmes que l’imposante et presque refroidiss­ante Moscou qui demeure bien trop implantée dans son histoire et sa période communiste. »

Il est clair qu’en flânant sur les bords de la Neva, tout en s’approchant du somptueux musée de l’Ermitage, on ne peut qu’acquiescer à l’idée de voir Largo Winch plonger au coeur d’une cité d’une incroyable beauté, et dont l’histoire mouvementé­e prouve qu’elle a su préserver sa propre identité. « Avant, Saint-Pétersbour­g s’appelait Leningrad, rappelle Philippe Francq. La ville a changé de nom, ce qui signifie bien qu’il y a eu un changement de mentalité profond, et que ses habitants ne souhaitaie­nt plus l’assimiler à une quelconque période historique. Saint-Pétersbour­g s’est réinventée. Ainsi, elle récupère sa part de grandeur et peut continuer à faire rêver. »

DÈS LE DÉBUT DES “VOILES ÉCARLATES”, PHILIPPE FRANCQ ET ÉRIC GIACOMETTI FONT APPEL À UN PROCÉDÉ NARRATIF DE MISE EN ABYME QUI FAIT BIEN EN TENDU PENSER AUX POUPÉES RUSSES

Sur le fleuve, un beau trois-mâts passe, et offre une vision des lieux soudain ancienne, presque romantique. L’appel du large et de l’aventure se profilent furtivemen­t à l’horizon. « Ce bateau, c’est un peu comme le navire que l’on découvre au début de cette histoire, sourit Eric Giacometti. Je l’ai exhumé d’un roman célèbre en Russie, Alye Parusa, ce que l’on peut traduire par “les voiles écarlates”. L’histoire raconte comment une sorte de petite fille aux allumettes vivant à Saint-Pétersbour­g attend sagement son prince charmant. Celui-ci arrivera un jour par un bateau orné de voiles rouges et épousera cette jeune orpheline aussi belle que pauvre. J’ai trouvé la manière d’aborder la ville et l’histoire du nouveau Largo Winch assez poétique. Nous commencion­s l’intrigue par un conte russe. Une histoire dans l’histoire… »

REPÉRAGES À L’ERMITAGE

Ce procédé narratif de mise en abyme fait bien entendu penser aux poupées russes… Les deux gaillards sourient. Tandis que nous entrons visiter l’Ermitage, ses escaliers à dorures, ses cinq bâtiments qui s’étendent sur près de 24 kilomètres de long, Giacometti poursuit : « En fait, ce qui est formidable, c’est qu’Alye Parusa est

une parabole, celle d’un prince venu de l’Occident censé apporter la richesse et la prospérité en se mariant avec cette pauvre fille. D’un point de vue métaphoriq­ue, c’est un peu la Russie qui s’ouvre à l’Occident et au capitalism­e. Confronter Largo à cela était excitant… »

Ce qui a également été excitant pour le dessinateu­r Philippe Francq, c’est de passer de nombreuses journées au coeur de la ville pour effectuer ses repérages. Alors que l’on déambule parmi les 60 000 pièces exposées dans l’Ermitage, le dessinateu­r de Largo Winch se laisse aller aux confidence­s : « Une fois que le scénario a été écrit, je me suis rendu sur place pour comprendre le lieu que j’allais dessiner. Les actions que j’ai mises en scène dans les deux albums ont en quelque sorte été dictées par la configurat­ion géographiq­ue de la ville. J’ai passé un temps fou à dessiner l’Ermitage ! C’était un véritable défi graphique pour moi. On ne s’en rend pas compte au premier coup d’oeil, mais aucune des façades n’a été conçue de la même manière. C’est d’ailleurs ce qui fait la beauté de ce musée… Mais pour un dessinateu­r réaliste comme moi, c’est terrible ! »

DOUBLE CLIN D’OEIL À JAMES BOND

Poursuivan­t notre balade sur les traces de ce nouvel album au parfum slave, nous arrivons près de l’endroit où se situe l’une des grandes séquences d’action des Voiles écarlates : le pont Bolsheokht­insky. « Il est complexe à dessiner. C’est un pont à armatures, couvert de structures métallique­s. En Russie, la plupart des ponts sont ouverts avec des petites rambardes pour les piétons, celui-ci est très différent. Il est très long également, avec une partie

fixe, un double tablier qui s’ouvre en son milieu puis une autre partie fixe. Il faut voir ce pont la nuit quand il s’ouvre. C’est impression­nant ! »

C’est lors de cette séquence de course-poursuite que Largo Winch force l’entrée d’un showroom de voitures de luxe. Au lieu de prendre une splendide Aston Martin DB5, il porte son choix sur un imposant véhicule amphibie russe, le Sherp. « Cette scène comporte un double clin d’oeil à James Bond pour les aficionado­s, répond Eric Giacometti. Le premier lorsqu’il prend le véhicule russe au lieu du célèbre véhicule de 007 : la jeune femme qui l’accompagne s’en étonne et Largo répond : “Je la laisse à James.” L’autre clin d’oeil fait référence à L’Espion qui m’aimait, mais pour le comprendre, il faut lire l’album. » Le personnage de Largo Winch est justement souvent comparé à une sorte de « James Bond de la finance ». A en croire les auteurs, il n’en est rien. « Largo est un type assez tourmenté, tiraillé entre son côté Spartacus et son côté César. Largo Winch est à la fois un rebelle et le chef d’entreprise d’un groupe mondial. Si l’on peut établir une comparaiso­n entre l’espion britanniqu­e et Largo Winch, c’est plutôt dans leurs environnem­ents mutuels. Dans les deux cas, ces héros évoluent dans un univers glamour et sophistiqu­é, mais c’est tout. »

DES BÂTIMENTS MÉTICULEUS­EMENT REPRODUITS

Arpenter Saint-Pétersbour­g conduit les auteurs à l’arc de triomphe de Narva qui a été méticuleus­ement reproduit dans une des pages de l’album. « Cet arc a été construit en 1814 afin de célébrer la victoire russe sur Napoléon Ier, précise Philippe Francq. J’avoue qu’il m’a tapé dans l’oeil. Mais il y avait une logique à ce que je le choisisse, car il est placé près du métro, et introduit une notion militaire, dont il va être question peu après dans l’histoire. » Le métro de Saint-Pétersbour­g… Les deux auteurs y ont non seulement situé une saisissant­e séquence de l’album, mais ils ont joué avec la symbolique de ce système de transport en commun situé à environ 80 mètres sous terre. « D’abord, je me suis muni d’un bon appareil photo, pas trop gros, pour ne pas être arrêté par la sécurité, admet tout sourire le dessinateu­r. Puis, je me suis baladé.

“QUAND ON PÉNÈTRE DANS LE MÉTRO, ON A PRESQUE L’IMPRESSION D’ENTRER AU LOUVRE, AVEC DES STATUES, DES MOSAÏQUES...”

Les stations en Russie sont exceptionn­elles. Toutes de marbre recouverte­s. Il s’agit presque d’un métro-musée. On a presque l’impression d’entrer au Louvre, avec des statues partout, des mosaïques, comme par exemple la station de métro Pouchkinsk­aïa, où l’on trouve la statue de Pouchkine toujours fleurie… Avec Eric, nous avons découvert que le métro pouvait être privatisé. Il s’y déroule même des soirées. Cela permet de transforme­r la station en quelque chose de totalement inattendu. »

BULBES POLYCHROME­S ET MOSAÏQUES DE MALACHITE

Dans les planches souterrain­es de l’album, on retrouve toute l’iconograph­ie de l’époque soviétique, toujours très présente. « A Saint-Pétersbour­g, on voit des étoiles rouges, des faucilles et des marteaux, des statues militaires à tous les coins de rue… sourit Eric Giacometti. On remarque vite une fascinatio­n pour l’uniforme, ici. C’est parce qu’il y a des écoles militaires. Et de nombreuses statues équestres tel Le Cavalier de bronze, une sculpture de Pierre le Grand voulue par Catherine II et réalisée par le sculpteur français Etienne Maurice Falconet, dressée face à la Neva. »

A peine quelques stations plus loin, une joyeuse troupe de soldats entre dans la rame. Francq et Giacometti fraternise­nt avec les jeunes militaires en goguette. Lorsque les auteurs refont surface, c’est pour admirer l’église Vladimirsk­aya, ainsi que la cathédrale Saint-Sauveursur-le-Sang-Versé et ses bulbes polychrome­s, qui recèlent toutes deux de magnifique­s mosaïques de lapis-lazuli, de malachite et de jaspe. « Je voulais rendre hommage à toute cette beauté, reconnaît Philippe Francq qui se retourne vers son complice : et si nous faisions un autre album en Russie, Eric ? » Les deux amis rient de bon coeur, tant ils savent que la prochaine aventure du milliardai­re en blue-jeans va forcément devoir se situer aux antipodes du présent album. Telle est la loi des séries… ■

* Les Voiles écarlates, de Philippe Francq et Eric Giacometti, Dupuis, 48 p., 14,95 €. Sortie le 15 novembre.

UN ALBUM EN HOMMAGE À LA VILLE DE PIERRE, OÙ SE RETROUVE AUSSI TOUTE L’ICONOGRAPH­IE SOVIÉTIQUE

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 ??  ?? Philippe Francq et Eric Giacometti devant la cathédrale Saint-Sauveursur-le-Sang-Versé, près de l’église Vladimirsk­aya,
méticuleus­ement reproduite dans l’album.
Philippe Francq et Eric Giacometti devant la cathédrale Saint-Sauveursur-le-Sang-Versé, près de l’église Vladimirsk­aya, méticuleus­ement reproduite dans l’album.
 ??  ?? Sous l’arc de triomphe de Narva célébrant la victoire russe sur Napoléon...
Sous l’arc de triomphe de Narva célébrant la victoire russe sur Napoléon...
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 ??  ?? Plongée à 80 mètres sous terre dans le fabuleux métro de Saint-Pétersbour­g.
Plongée à 80 mètres sous terre dans le fabuleux métro de Saint-Pétersbour­g.
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 ??  ?? L’iconograph­ie soviétique demeure très présente dans le métro de la ville où éclata la révolution d’Octobre.
L’iconograph­ie soviétique demeure très présente dans le métro de la ville où éclata la révolution d’Octobre.
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 ??  ?? Au pied de la statue à la gloire de Pierre le Grand commandée par Catherine II.
Au pied de la statue à la gloire de Pierre le Grand commandée par Catherine II.
 ??  ?? Devant le musée de l’Ermitage et ses 400 salles.
Devant le musée de l’Ermitage et ses 400 salles.
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