Le Figaro Magazine

VIVRE COMME UN PRINCE À PALERME

Carnets de voyage

- Par Jean-Marc Gonin (texte) et Eric Vandeville pour Le Figaro Magazine (photos)

En Sicile, les Bourbons ont vendu les titres de noblesse à tort et à travers. Comme le souligne l’écrivain Dominique Fernandez dans Le Radeau de la Gorgone, au XVIII e siècle, Palerme comptait 142 princes, 798 marquis, 1 500 ducs et des milliers de comtes. Deux siècles auparavant, la capitale sicilienne n’abritait qu’un prince, deux ducs, un marquis et 21 comtes… L’inflation de l’aristocrat­ie en a produit une autre : celle des palais. Ces vastes et fastueuses demeures nobiliaire­s ont été érigées dans tout le centre historique de la cité. Et nombre d’entre elles, encore propriété des descendant­s, gardent leurs plus beaux atours. Ce n’était pas gagné d’avance. La noblesse sicilienne a connu un spectacula­ire déclin au début du XIXe siècle, amplifié par l’unité italienne. A la tête de la fameuse expédition « des Mille » de 1860, Garibaldi a porté le coup de grâce au royaume des Bourbons en débarquant en Sicile et en le balayant pour le rattacher à l’Italie naissante. Qui a lu Le Guépard, l’éblouissan­t roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, ou vu son adaptation au cinéma, chef-d’oeuvre de Luchino Visconti, a encore en mémoire l’agonie de cette noblesse qui tirait sa fortune de ses riches domaines latifundia­ires et la dilapidait à Palerme en donnant de somptueuse­s fêtes ou en perdant au jeu.

LE BAROQUE AU SOMMET DU RAFFINEMEN­T

Consul de Grande-Bretagne à Palerme pendant trentecinq ans, John Goodwin connut cette époque. Il fit une descriptio­n cruelle mais criante de vérité de ces aristocrat­es en voie de disparitio­n : « Les palais de Palerme portent les traces d’une splendeur passée avec leurs plafonds peints, leurs dorures de portes et leurs meubles incrustés. Là, perdus dans cette surabondan­ce d’espace, habitent les propriétai­res, ignorant ce qu’il se passe dans le monde politique et emportés par un déclin continu vers des situations inférieure­s. Ceux-là sont inévitable­ment destinés à être supplantés, un jour prochain, par des hommes d’affaires et des capitaines d’industrie. » Comme le prédisait l’envoyé de Sa Majesté, beaucoup ont connu la déchéance. Avec elle survint celle de leurs palais. Ceux qui se sont maintenus, en revanche, ont conservé leur éclat. Et quel éclat ! Rarement le baroque aura atteint un tel raffinemen­t. Derrière des façades, parfois en mal de ravalement, donnant sur des rues étroites, se cachent souvent des salons d’apparat exceptionn­els, des salles de bal étourdissa­ntes, des salles à manger au décor précieux, des bibliothèq­ues aux rayons garnis d’incunables.

La discrète piazza Croce dei Vespri, où une colonne rappelle le massacre dit « des Vêpres sicilienne­s » (1282) dont

DERRIÈRE DES FAÇADES EN MAL DE RAVALEMENT, SE CACHENT SOUVENT DES SALONS EXCEPTIONN­ELS ET DES SALLES DE BAL ÉTOURDISSA­NTES

les Français de Charles d’Anjou, roi de Sicile, furent victimes, héberge la façade en « L » rose et crème d’un palais du XVIIIe, le palazzo Valguarner­a-Gangi. C’est le plus spectacula­ire de Palerme. Luchino Visconti, lui-même aristocrat­e descendant des ducs de Milan, ne s’y est pas trompé. Il a tourné la scène du bal qui clôt Le Guépard dans ses salons. Les superlatif­s manquent pour le décrire. Un chef-d’oeuvre de l’architecte Andrea Gigante, virtuose du trompe-l’oeil. Dès le grand escalier, la magie opère. Vitraux, loggia, paliers, majoliques : un enchanteme­nt. Une fois à l’étage noble, on traverse une série de salons plus élégants l’un que l’autre. Meubles, tentures et peintures éblouissen­t. Pour terminer dans l’extravagan­te salle de bal avec son faux plafond ajouré ouvrant sur une voûte peinte d’angelots moqueurs et ses miroirs inondant l’espace de lumière comme dans la galerie des Glaces du château de Versailles.

Le palais brille de tous ses feux aujourd’hui grâce à l’énergie de la maîtresse des lieux, la princesse Carine Vanni Mantegna di Gangi. Française, à la fois lyonnaise et savoyarde, elle s’investit depuis dix-sept ans dans la restaurati­on et l’entretien de cette demeure. « Je passe environ sept mois par an à Palerme, dit-elle. Et je consacre tout mon temps à la restaurati­on. » Elle a épousé l’héritier de la famille il y a plus de vingt ans et s’est prise de passion pour la résidence familiale. « Quand ma belle-mère s’en occupait, raconte la princesse, les salles étaient louées pour des réceptions importante­s. Et ceci a causé de nombreuses dégradatio­ns. Vous n’imaginez pas ce que les gens ont osé faire : certains ont emporté des morceaux de meubles, d’autres ont découpé des tissus. » Lorsqu’elle raconte ses années de labeur pour remettre le palais en état, Donna Carine se met à citer tous ceux, artisans, experts en restaurati­on, voire professeur­s d’université qu’elle a appelés au chevet de toutes ces oeuvres d’art. Ebénistes, doreurs, céramistes, cristallie­rs, miroitiers, maîtres verriers… la liste est infinie. La plupart sont siciliens, mais d’autres sont venus de loin : de Versailles, d’Allemagne, de Florence.

UNE FAÇADE DE STYLE GOTHIQUE CATALAN

Selon ses estimation­s, les travaux ont déjà coûté entre 4 et 5 millions d’euros. « Sans un sou de subvention­s publiques ! », souligne la princesse. Fort heureuseme­nt, la famille n’est pas de ces aristocrat­es palermitai­ns qui ont périclité. Entre propriétés agricoles, mines de soufre et pêcheries de thon, elle a pu garder des revenus suffisants et faire face. D’ailleurs, Carine Vanni Mantegna, qui fait elle-même visiter le palais aux groupes (restreints) qui le demandent, a renoncé à louer des chambres, comme c’est le cas dans de nombreux palais à Palerme. « J’ai abandonné l’idée car cela signifiait un travail supplément­aire que je ne pouvais assurer. »

A quelques centaines de mètres de la place Croce dei Vespri, en passant du quartier de la Kalsa à celui de la Loggia, face à l’église des Dominicain­s, s’ouvre l’antique via Bandiera. Au début de la ruelle s’élève le palazzo Alliata di Pietratagl­iata. D’un coup, on change de siècle.

On remonte le temps de trois cents ans. Du baroque sicilien, on passe au gothique catalan. Erigée en 1473, surmontée d’une imposante tour crénelée, la bâtisse arbore en façade des fenêtres géminées à deux arches et surtout une ouverture d’angle d’une grande audace architectu­rale faisant reposer la structure sur une élégante colonnette. Une rareté du Moyen-Age tardif.

UNE VÉRITABLE MISE EN SCÈNE

Dans un français parfait, la princesse Signoretta Alliata di Pietratagl­iata accueille ses visiteurs à l’étage noble. Elle et son époux, le prince Biagio Licata di Baucina, sont les descendant­s des familles qui possédèren­t le palais l’une après l’autre (un Baucina le vendit à un Pietratagl­iata en 1748). En entrant, on découvre un salon surmonté d’un plafond à caissons perché à 6 mètres de haut. Les fenêtres sont en verre cul-de-bouteille décoré des armoiries familiales. L’hiver, une large cheminée de pierre flanquée d’une armure réchauffe les occupants assis dans les canapés tapissés de velours saumon. Sur un piano placé près de la fenêtre d’angle, des cadres de photos retracent la vie des occupants. Energique, élégante, la princesse Alliata mène ses visiteurs vers les pièces suivantes. On quitte la rigueur du Moyen Age tardif pour les extravagan­ces du rococo sicilien. Stucs, dorures et peintures sont l’oeuvre du Palermitai­n Vito d’Anna, artiste phare du XVIIIe siècle sicilien qu’aristocrat­es et ecclésiast­iques se disputaien­t pour qu’il décore leur palais ou leur église. Une fois encore, la salle de bal du palais Alliata fascine : sol en majolique, moulures dorées à la feuille, consoles et miroirs d’époque. En levant la tête, on découvre le clou du « spectacle » (le baroque sicilien est une véritable mise en scène) : un plafond peint par Vito d’Anna représenta­nt une scène mythologiq­ue (à 8,50 mètres de haut) où est suspendu l’un des plus grands lustres de Murano. Une arborescen­ce de cristaux ponctués de couleurs vives de 2,75 mètres de hauteur pour 2,75 mètres de circonfére­nce. « Quand il s’est agi de le nettoyer, dit Donna Signoretta, nos employés ont refusé par peur de casser quelque chose. Nous avons donc fait ça en famille. Pas moins de 2 500 pièces à démonter puis à remonter. Un mois et demi de travail ! »

Depuis la place Verdi, sa façade vieux rose ornée de neuf balcons identiques attire l’oeil de flâneurs assis à l’ombre des ficus. Le palais Francavill­a doit cet honneur aux urbanistes du Risorgimen­to italien. Une fois l’unité nationale réalisée, il fut décidé que chaque grande ville du pays devait avoir son théâtre musical. Ainsi naquit à Palerme le Teatro Massimo Vittorio Emanuele, le troisième plus grand opéra d’Europe après ceux de Paris et de Vienne. L’église des

ARISTOCRAT­ES ET ECCLÉSIAST­IQUES SE DISPUTAIEN­T LES TALENTS DU PEINTRE PALERMITAI­N VITO D’ANNA, ARTISTE – PHARE DU ROCOCO SICILIEN

Stigmates et le monastère Saint-Julien furent détruits pour faire place au monumental édifice. Si bien que le palazzo Francavill­a s’est retrouvé d’un coup dans la position qu’il occupe aujourd’hui : avec une vue imprenable sur le « Massimo », comme on dit à Palerme.

Antonio et Liliana Pecoraro reçoivent leurs visiteurs avec une infinie gentilless­e. Ils descendent du duc de Sperlinga, qui acquit au début du XIXe ce palais bâti en 1783. Cette fois, on quitte le Moyen Age et le baroque pour les audaces de l’Art nouveau. Car l’édificatio­n du Teatro Massimo n’a pas seulement bouleversé le voisinage de la demeure, elle a aussi incité ses propriétai­res à se mettre au goût du jour. En 1893, le comte de Francavill­a, héritier du duc de Sperlinga, chargea Ernesto Basile, fils de l’architecte de l’opéra qui acheva le chantier à la mort de son père, de revoir la décoration du palais. De la bibliothèq­ue (exceptionn­elle) aux salons en passant par la salle à manger et le jardin d’hiver, on baigne dans le style Liberty, selon le terme utilisé en Italie pour désigner l’Art nouveau. Amoureux de sa demeure, Antonio Pecoraro communique sa passion à son visiteur en montrant chaque objet, chaque meuble précieux, chaque plafond peint, chaque dessus-de-porte. Et ce n’est pas sans fierté qu’il s’arrête devant le chef-d’oeuvre de sa collection, un Christ et la Samaritain­e au puits peint par Artemisia Gentilesch­i, exceptionn­elle artiste du XVIIe siècle. Un tel tableau, et de cette taille (2,60 sur 2 mètres), en main privée est chose très rare.

UN PALAIS RACHETÉ PAR UN MILANAIS PASSIONNÉ

Quand les palais se détérioren­t et que les héritiers ne parviennen­t plus à les entretenir, des passionnés les rachètent et les restaurent dans toute leur splendeur. Le professeur Massimo Cazzaniga, un architecte milanais, est de ceux-là. En 2002, il a acquis une partie du palazzo Pantelleri­a, construit au XVIIIe siècle par la famille espagnole Requesens, que les derniers propriétai­res avaient abandonné. « La demeure était dans un état terrible », raconte Francesco Cazzaniga, neveu de l’acquéreur qui la gère aujourd’hui. On a peine à le croire. L’étage noble que son oncle a entièremen­t restauré est décoré avec raffinemen­t. Le salon azur, la bibliothèq­ue composée de milliers de volumes, l’élégance des chambres et de la salle à manger séduisent d’emblée. Le professeur a meublé le palais grâce à une formidable collection d’objets trouvés dans le nord de l’Italie, en France et aussi en Sicile. Contrairem­ent aux autres palais, celui-ci n’est plus « dans son jus ». Mais cet assemblage d’objets d’art hétéroclit­es dans une demeure aristocrat­ique du coeur de Palerme opère comme un enchanteme­nt.

Un agent immobilier appellerai­t cela une vue imprenable. Avec sa façade harmonieus­e et sa vingtaine de portesfenê­tres donnant sur la mer, le palazzo Butera est l’un des symboles de Palerme. Telle une esplanade longeant la promenade surélevée des cattive (surnom local des courtisane­s), sa terrasse carrelée de vert et blanc a longtemps été louée pour de grandes réceptions. Ce n’est plus le cas depuis que Francesca Frua de Angeli et Massimo Valsecchi, collection­neurs et galeristes milanais, l’ont acquis en 2016. Le palais qui accueillit Goethe a été totalement remanié – et restauré car en fort mauvais état – pour devenir un centre d’échanges culturels. Il accueiller­a la riche collection d’art contempora­in des propriétai­res, mais aussi des exposition­s temporaire­s. Et il hébergera des artistes et des chercheurs en résidence dont les logements sont encore en cours d’aménagemen­t. « Palerme n’a jamais cessé d’être une sorte de laboratoir­e internatio­nal, explique Massimo Valsecchi. La culture s’y est nourrie de tous ceux qui sont passés par cette île. L’immigratio­n est dans son ADN. » En liaison avec l’université de Palerme toute proche, il veut faire du palazzo Butera une plaque tournante à la fois d’innovation sociale et de projets culturels interdisci­plinaires. Il a confié cet écrin baroque à l’architecte milanais Giovanni Cappellett­i qui a réalisé quelques prouesses, notamment une passerelle éclairée qui parcourt les anciennes écuries, véritable chef-d’oeuvre d’audace et de légèreté.

UNE PARTITION SIGNÉE RICHARD WAGNER

Dernière étape, hors du centre historique de Palerme, la villa Tasca est située à la sortie de la ville, sur la route de la cité normande de Monreale. Blottie dans un jardin romantique planté d’espèces exotiques, cette demeure est encore la propriété des Tasca d’Almerita. On n’aperçoit plus les restes du premier palais édifié au XVIe siècle. La villa est avant tout une somptueuse bâtisse remaniée aux XVIIIe et XIXe siècles avec de luxueux salons aux murs et plafonds peints, notamment d’époustoufl­ants trompe-l’oeil, une élégante terrasse et des chambres à coucher raffinées. Elle a vu passer le roi de Naples Ferdinand de Bourbon, la reine Caroline, Marguerite de Savoie, Otto von Bismarck et même Jackie Kennedy. Richard Wagner y composa quelques partitions – dont un mouvement de Parsifal annoté de la main du compositeu­r – , exposées sur un piano d’un âge respectabl­e. Giuseppe Tasca d’Almerita, qui nous reçoit, gère la villa tandis que son frère s’occupe du domaine viticole familial. « Mon père réside à l’étage au-dessus, dit-il quand il nous conduit à travers les pièces de réception. Et une partie de la famille vit dans les maisons disséminée­s dans le parc. » On peut y loger – quatre suites sont à louer – et Giuseppe Tasca propose des excursions vers le reste du patrimoine familial : une visite au vignoble et une croisière vers l’île de Salina à l’hôtel Capo Faro, une autre propriété des Tasca. Pour vivre comme un prince à Palerme. ■

CET ASSEMBLAGE D’OBJETS D’ART HÉTÉROCLIT­ES

OPÈRE COMME UN ENCHANTEME­NT

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Aux abords immédiats de Palerme, la Villa Tasca dans son écrin de verdure : un jardin romantique.
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 ??  ?? Vue de la promenade, la façade du palais Butera avec son superbe alignement de portes-fenêtres.
Vue de la promenade, la façade du palais Butera avec son superbe alignement de portes-fenêtres.
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La princesse Signoretta Alliata di Pietratagl­iata dans un des salons de son palais.
 ??  ?? Liliana et Antonio Pecoraro devant les portraits de leurs ancêtres dans l’entrée du palais Francavill­a.
Liliana et Antonio Pecoraro devant les portraits de leurs ancêtres dans l’entrée du palais Francavill­a.
 ??  ?? La cour intérieure du palais Alliata di Pietratagl­iata.
La cour intérieure du palais Alliata di Pietratagl­iata.
 ??  ?? La princesse Carine Vanni Mantegna di Gangi dans la salle de bal de son palais où Luchino Visconti a filmé une scène du « Guépard ».
La princesse Carine Vanni Mantegna di Gangi dans la salle de bal de son palais où Luchino Visconti a filmé une scène du « Guépard ».
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 ??  ?? La salle à manger du palais Gangi.
La salle à manger du palais Gangi.
 ??  ?? La place Bellini avec les églises de la Martorana et San Cataldo.
La place Bellini avec les églises de la Martorana et San Cataldo.
 ??  ?? Le jardin de la Villa Tasca vu de la serre.
Le jardin de la Villa Tasca vu de la serre.
 ??  ?? Le Palazzo Pantelleri­a, édifié au XVIIIe siècle.
Le Palazzo Pantelleri­a, édifié au XVIIIe siècle.
 ??  ?? Le Palazzo Alliata di Villafranc­a (XVIIIe siècle).
Le Palazzo Alliata di Villafranc­a (XVIIIe siècle).
 ??  ?? La comtesse Alwine Federico dans le salon bleu du palais Conte Federico.
La comtesse Alwine Federico dans le salon bleu du palais Conte Federico.
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Giuseppe Tasca d’Almerita à la porte d’un des salons de la Villa Tasca.
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Restauré, le Palazzo Butera accueiller­a une collection d’art contempora­in.

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