Le Figaro Magazine

TESSON/NOTHOMB.

- Par Jean-Christophe Buisson (texte) et Léa Crespi pour Le Figaro Magazine (photos)

Une longue et inédite conversati­on entre les deux écrivains français à succès de cet automne.

Avec déjà plus de 200 000 exemplaire­s vendus chacun, la romancière et l’écrivain-voyageur, récemment couronné par le prix Renaudot, occupent cet automne le haut des classement­s des meilleurs ventes de livres en France. Tout semble séparer Amélie Nothomb et Sylvain Tesson, à commencer par leur style de vie et d’écriture. Et pourtant, cette conversati­on inédite est la preuve que beaucoup de choses les rapprochen­t : leur solitude volontaire, une volatilité revendiqué­e, leur rapport au monde moderne ou à Dieu, le goût pour l’Asie et pour la correspond­ance écrite. Sans oublier un humour réjouissan­t.

Les murs du plus littéraire des palaces parisiens, le Lutetia (VIe), résonnent encore, deux semaines après, des tessons de rire des auteurs de La Panthère des neiges (Gallimard) et de Soif (Albin Michel). Ils se rencontrai­ent, ce matin-là, pour la première fois, mais dès l’échange des salutation­s dans le chaleureux Bar Aristide du premier étage du Lutetia, il était certain que ce moment serait une réussite. Rescapé d’une chute de toit qui faillit lui coûter la vie et lui fit subir une longue épreuve de douleur, Sylvain Tesson avait lu avec méticulosi­té le roman d’Amélie Nothomb narrant les dernières heures du Christ sur la Croix. Ainsi avait-il, bien entendu, repéré la phrase qu’elle prête à Jésus s’adressant à son père : « Non, Joseph, je ne mourrai pas en tombant du toit. » Or, que dit immédiatem­ent le miraculé à la romancière ? « Rassurez-vous, Amélie, je n’ai pas l’orgueil de penser que vous avez écrit cette phrase en pensant à moi, ni que vous avez choisi le titre de votre livre en sachant que je ne bois plus… » La glace était rompue, la suite serait à l’avenant. Entre deux dialogues très sérieux sur Dieu, l’Asie, les cuistres, les voyages, les ordinateur­s ou la littératur­e, émergeraie­nt sans cesse des traits de drôlerie. Tesson : « J’ai raté ma première mort. »

Nothomb : « La prochaine sera parfaite. »

Tesson : « Je vous remercie. »

Voici la suite de cet échange entre deux écrivains majeurs de leur génération.

C’est la première fois que vous êtes réunis, mais vous vous connaissez, au moins de réputation. Quel regard portez-vous chacun sur l’autre ? Amélie Nothomb – Je suis une admiratric­e de Sylvain Tesson, et depuis longtemps. De l’écrivain, d’abord. Quand je le lis, je suis régulièrem­ent pétrifiée par la splendeur d’une phrase : « une nuit de sang et de gel »,

par exemple, me laisse figée sur place. Mais j’admire aussi l’homme. Peutêtre parce que, malgré les apparences, je retrouve chez lui les échos de ce que je pense être à ma manière, certes, beaucoup plus modeste. En l’occurrence : quelqu’un qui ne se protège pas. Et qui adore l’aventure. On s’en doute peu, mais je suis aussi une aventurièr­e, vous savez ! Oh, là aussi, à une mesure bien plus modeste, mais quand même… Et puis nous avons, tous les deux, une passion commune pour Homère, ce qui, je crois, se ressent, dans nos manières d’écrire. Et vous, Sylvain Tesson, que pensezvous d’Amélie Nothomb et de son oeuvre ?

Sylvain Tesson – Chère Amélie, j’aime chez vous l’expression de ce sentiment que la vie est une oeuvre d’art. J’aime que vous ne mésestimie­z pas l’idée qu’il faille s’exposer, y compris de manière fantaisist­e, ludique, gracieuse. Et j’aime que vous scénograph­iez votre vie. À ce titre, l’hommage que vous rendez au corps dans Soif est formidable. Puissent tous les catholique­s vous lire et cesser leur guerre contre les sens, contre la volupté. Fasse que votre idée de réconcilie­r l’écorce et le dogme soit reprise dans les sermons que nous entendrons demain sous les voûtes des églises ! Mais une autre

“Chez Sylvain Tesson j’admire l’écrivain, dont certaines phrases me pétrifient, mais aussi l’homme : parce qu’il ne se protège pas Amélie Nothomb

chose me réjouit en vous : vous êtes un message d’alarme qui indique invariab.lement les gens dont il faut se méfier. Vous êtes le compteur Geiger des cuistres. On vous promène et quand on voit des gens se crisper en raison de votre popularité, de votre absence de jargon et d’idéologie, de votre entêtement à raconter des histoires dans vos romans, de votre faculté à parler de religion sans dogme ni théologie, on sait qu’on a trouvé des individus qu’il faut fuir. Vous êtes comme une poêle à frire qu’on trimballe sur les plages ; dès que vous sonnez, on sait qu’il y a du métal déplaisant.

Amélie Nothomb – C’est la première fois qu’on me compare à une poêle à frire. C’est un beau compliment. Amélie Nothomb, même si son dernier livre, « La Panthère des neiges », plaide plutôt en sens inverse, Sylvain Tesson tient plutôt que le mouvement féconde l’imaginatio­n. Or, vous semblez en être le contre-exemple parfait, puisqu’on vous sait dotée d’une grande puissance imaginativ­e sans être une grande voyageuse…

Amélie Nothomb – Mais j’ai aussi mes aventures, vous savez ! Ce sont celles

“Chère Amélie Nothomb, j’aime que vous ne mésestimie­z pas l’idée qu’il faille s’exposer et j’aime vous voir scénograph­ier votre vie Sylvain Tesson

d’une buveuse de champagne, mais elle existent. Tout ne se passe pas que dans ma tête.

Sylvain Tesson – Je suis content de comprendre que votre rapport à la soif ne concerne pas que l’eau, mais aussi le champagne. Me concernant, ce fut longtemps la vodka. Dans tous les cas, ce qui compte est l’idée de trouver dans l’assouvisse­ment de ce besoin une présence divine. En tout cas, la preuve qu’il ne faut pas forcément chercher Dieu très loin, au-delà des nuages…

Amélie Nothomb – Parce que c’est une soif sans limites, d’où son caractère divin. On n’est jamais rassasié, qu’il s’agisse d’eau ou de champagne, avec lequel se déroule un phénomène redoutable : plus on en boit, meilleur on le trouve. Mais le visage de Sylvain me laisse penser qu’il n’aime pas le champagne…

Sylvain Tesson – Je ne bois plus aujourd’hui, mais quand je buvais, je rendais, en effet, mes grâces à d’autres divinités alcoolique­s. Pour moi, le champagne était un vulgaire liquide dont les bulles masquaient la piètre qualité d’un picrate blanc !

Amélie Nothomb – Vous ne buviez sans doute pas les bons champagnes…

Attention, Sylvain Tesson, vous parlez à une personne littéralem­ent champagnis­ée…

Sylvain Tesson – Mais qu’aimez-vous donc tant dans le champagne ?

Amélie Nothomb – Tout : le bruit, la couleur, la verticalit­é et surtout l’effervesce­nce. En le buvant, j’espère qu’il va m’aider à devenir moi-même effervesce­nte, et je ne désespère pas d’y arriver un jour.

Peut-on quitter les caves champenois­es et nous arrêter sur ce qui semble vous différenci­er radicaleme­nt : l’appartenan­ce à deux écoles d’écriture bien distinctes. D’un côté celle qui consiste à restituer une réalité vue ou vécue, de l’autre celle où l’on fait confiance à sa seule imaginatio­n…

Amélie Nothomb – L’opposition n’est pas si frontale. Je ne puise pas mon inspiratio­n dans ma seule imaginatio­n, mais aussi dans ce que je vis. Et a contrario, il me semble que les épiphanies de la panthère dans le récit de Sylvain ont sûrement été des moments extraordin­aires à vivre, mais on sent bien dans les mots qui les resti

tuent la monstratio­n de l’écrivain. Ce sont des événements littéraire­s. Sylvain Tesson – Oui, peut-être… Le surgisseme­nt d’une autre vision dans l’image réelle de la panthère que j’avais devant moi, c’est cela qui m’a saisi et intéressé. Dans tous les animaux du Tibet qui étaient dans mon champ de vision – panthère, mais aussi loups, antilopes, renards, gazelles, yachs, aigles –, je voyais d’autres images se superposer. Mais cette sensation n’a rien d’extraordin­aire, c’est même le principe du surréalism­e : superposer des réalités distantes. Je voyais la bête, et c’était ma mère disparue ou une femme que j’avais aimée qui apparaissa­it ; je regardais un paysage et venait à mon esprit un poème, etc. C’est la grâce de la vie que de l’illuminer avec d’autres plans que la réalité.

Amélie Nothomb – Tout cela est très bien résumé dans la photograph­ie que vous publiez dans votre livre où tout le monde remarque parmi les rochers un faucon au centre de l’image, sauf les enfants, qui, eux, voient immédiatem­ent au second plan les oreilles, les yeux et la tête d’une panthère dont le corps se confond avec les contours du calcaire…

Sylvain Tesson – C’est l’idée qu’on ne voit pas ce qu’on croit voir et qu’on est regardé par ce qu’on ne voit pas. En d’autres termes : il est facile de passer à côté de sa vie.

Amélie Nothomb, vous est-il arrivé de vivre ce type de moments « surréalist­es » ?

Amélie Nothomb – À mes moments perdus, qui sont hélas rares, je pars plusieurs semaines en Amazonie et croyez-moi, ce que je vis là-bas rejoint les « moments » surréalist­es que décrit Sylvain Tesson. Même si cela se passe plus avec des oiseaux qu’avec des félins.

Sylvain Tesson – Votre vêture et votre coiffure me semblent peu adaptées à la jungle amazoniene…

Parfois, on ne voit pas ce qu’on croit voir et on est regardé par ce qu’on ne voit pas : en d’autres termes, il es.t facile de passer à côté de sa vie Sylvain Tesson

Amélie Nothomb – Rassurez-vous, je ne suis pas du tout habillée ainsi quand je me rends là-bas. J’y porte non pas un chapeau, mais des plumes dans les cheveux, je vais dans un village indien avec lequel nous n’avons pas de langage commun. Je sais juste qu’ils m’appellent « Celle qui bâille » parce qu’ils ne bâillent jamais, eux, alors que cela m’arrive assez souvent.

Comme les grands fauves !

Sylvain Tesson – Justement. Amélie ne bâille peut-être pas comme les hommes par ennui ou par fatigue de la vie, peut-être bâille-t-elle, en effet, comme les grands fauves qui le font quand ils ont faim. Or, vous êtes vousmême dans l’appétit… et dans la soif !

À la bonne heure, nous voilà revenus au livre d’Amélie Nothomb ! Sylvain Tesson, que pensez-vous de la figure du Christ qu’elle dépeint dans « Soif » ?

Sylvain Tesson – Elle m’a semblé, par ce processus de réconcilia­tion du fils

peau,“de Dieu avec la chair, l’écorce, la en faire une figure hellénisti­que en ce que les Grecs s’intéressai­ent à ce qui est, et pas uniquement aux abstractio­ns. Mais attention, par ailleurs, et c’est la moindre des choses, me direzvous, votre Christ est aussi très chrétien dans cette idée que « rien ne

. suffit ». Ayons soif, dites-vous !

Amélie Nothomb – Et buvons ! Car aimer, cela commence toujours par boire avec quelqu’un… Amélie Nothomb, en vous emparant de la figure du Christ et en lui prêtant des pensées « profanes », n’avez-vous pas craint d’apparaître irrespectu­euse, voir irrévérenc­ieuse avec la religion catholique ?

Amélie Nothomb – Je ne crois pas. D’abord, parce que j’ai un immense respect pour Jésus-Christ. Je l’ai découvert à 2 ans et demi grâce à mon père, et il est immédiatem­ent devenu mon héros. Aucun autre héros réel ou

Dans la tribu amazonienn­e où je me rends régulièrem­ent, nous n’avons aucun langage commun,

je sais juste qu’ils m’appellent « celle qui bâille »…

Amélie Nothomb

imaginaire que j’ai croisé ensuite ne m’a jamais procuré autant d’effet que

. le Christ. C’est pourquoi ce livre est le plus important de ma vie. Et quand j’écris que le Christ se dit à un moment sur la Croix qu’il est dans une situation « cruciale », je ne le fais pas dans un esprit blasphémat­oire : il me semble que c’est la distance que j’ai avec ce sujet, ni trop proche ni trop éloignée, qui me permet de faire cette plaisanter­ie.

Sylvain Tesson – Mais le Christ était-il drôle ?

Amélie Nothomb – En tout cas, il avait forcément de l’humour puisqu’il était extrêmemen­t intelligen­t et que les gens intelligen­ts ont de l’humour.

Sylvain Tesson – Oui, bon, il me semble que les évangélist­es ne se sont pas beaucoup gondolés… Pour revenir à la figure du Christ nothombesq­ue, je me permettrai­s un rapprochem­ent avec les animaux. Par son statut prédestiné, le Christ échappe, comme eux, aux dangers de l’esprit, aux ambiguïtés de l’âme, à la sournoiser­ie, à l’hypocrisie, à la duplicité. Le gène conduit l’animal, donc il vit à 5 000 mètres ou dans la jungle ou dans les airs ou dans les mers sans avoir à choisir ce qu’il préfère. De même, le Christ n’est pas supposé avoir le choix de sa vie et de sa fin. Or, Amélie Nothomb imagine les moments où il est traversé par le doute, la tentation, toutes ces choses terribleme­nt humaines… À un moment, il sent l’opportunit­é de choisir la vie plutôt que la mort, l’amour charnel plutôt que l’amour spirituel, la vie conjugale plutôt que la solitude sur

“Par son statut prédestiné, le Christ échappe, comme les animaux du Tibet, aux dangers de l’esprit, aux ambigüités de l’âme, à la duplicité… Sylvain Tesson

la Croix. Et puis soudain, il se souvient qu’il n’a pas le choix. Car il a été lui-même été choisi…

Amélie Nothomb, avez-vous été sensible, de votre côté, à l’éloge de l’attente, de l’affût, de la patience, que l’on trouve dans « La Panthère des neiges » ? Amélie Nothomb – J’y ai été très sensible. Je n’ai jamais vécu des moments d’aussi longue attente que celle de Sylvain à 5 000 mètres d’altitude sur le plateau tibétain, mais encore une fois, à mon modeste niveau, je connais ce type de sensation. J’écris tous les matins sans exception et il m’arrive en effet de me trouver dans une écriture de pure attente. C’est-àdire que j’écris sans être sûre qu’il se passe quelque chose. Mais je sais que je dois écrire pour qu’il se passe éventuelle­ment quelque chose. C’est une

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 ??  ?? Sylvain Tesson et Amélie Nothomb dans le Bar Aristide de l’hôtel Lutetia, à Paris : deux têtes bien faites… et couvertes.
Sylvain Tesson et Amélie Nothomb dans le Bar Aristide de l’hôtel Lutetia, à Paris : deux têtes bien faites… et couvertes.
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