MOSSOUL, LA SURVIVANTE
Après trois années de combats contre l’Etat islamique, l’heure est à la reconstruction.
Dans la ville irakienne rasée après trois ans de combats, la nouvelle de la mort d’Abou Bakr al-Baghdadi a été accueillie avec soulagement.
Le chef du groupe État islamique y avait proclamé son califat et fait régner la terreur. Ici, la guerre est finie et à l’heure de l’offensive turque en Syrie et des violences dans les rues de Bagdad, les habitants de Mossoul aspirent à reconstruire leur ville et leurs âmes.
Infatigable, Moundir, 11 ans, court, saute, escalade, avec l’énergie et l’insouciance de son jeune âge, les ruines de ce qui fut un jour son quartier. Maisons et immeubles éventrés, amas de gravats, de ferraille, pans de murs tenant dangereusement en équilibre, carcasses de voiture calcinées, trous béants dans la chaussée rappellent que Mossoul a été le théâtre d’une terrible bataille. La deuxième ville d’Irak, tombée entre les mains des djihadistes en juin 2014 et devenue la capitale autoproclamée de l’État islamique en Irak connaîtra trois années de terreur et d’obscurantisme. La ville est reprise en juillet 2017, après neuf mois de combats acharnés et meurtriers contre un ennemi féroce et déterminé.
Pilonnés, bombardés par la coalition, la vieille ville à l’ouest et son patrimoine historique inestimable et millénaire, où se sont repliés les djihadistes, ont payé un lourd tribut à cette guerre. Mossoul a été presque entièrement pulvérisée.
La maison de Moundir n’a pas échappé à la destruction. Il a appris à composer avec ce paysage de désolation devenu son terrain de jeu. Il retient les endroits où se trouvent les restes d’explosifs ou de grenades, pour mieux les éviter, il sait aussi où gisent les corps putréfiés des combattants de Daech mélangés aux décombres – afin de mieux les regarder et surtout de mieux se souvenir.
LE SOUVENIR DE LA BARBARIE
« Ça ne me fait plus rien de voir des morts », lance le garçon sur un ton détaché. Sa frêle silhouette n’a encore rien d’adolescente et pourtant, ses yeux qui ont vu le pire n’expriment déjà plus une once de cette enfance piétinée par la barbarie. « Les djihadistes nous ont terrorisés pendant près de trois ans, raconte Moundir. Il y avait des exécutions et beaucoup de cadavres dans les rues. Nous avons vécu enfermés et, durant les deux derniers mois de bataille, il n’y avait plus rien à manger. » Après avoir subi la faim et la terreur, la famille de Moundir vit aujourd’hui dans le dénuement au milieu des décombres et tente sans grands moyens de reconstruire la maison. Mais le boucher alBaghdadi est mort et le jeune garçon sourit en évoquant sa liberté retrouvée.
Libre de jouer comme un enfant de son âge, libre aussi de retourner à l’école dont il a été privé pendant près de trois ans. « Mes parents n’ont pas voulu que je suive les cours de l’État islamique, car il n’y avait que de la religion et de la violence. Ils avaient raison. »
Inscrit à des cours du soir, Moundir travaille avec acharnement pour rattraper son retard. Il espère réintégrer une scolarité normale
La vieille ville, à l’ouest, avait servi de zone de repli aux derniers combattants islamistes. Elle a été pilonnée, pulvérisée par la coalition
pour devenir juge et « rendre, dit-il sur un ton presque solennel, la justice ».
La justice, un mot, des valeurs qui n’ont plus guère de sens pour Ahmed. Installé confortablement sur son canapé, l’homme fume nerveusement une cigarette après l’autre, tout en sirotant son thé brûlant qu’il repose sur la table basse de son salon installé à ciel ouvert. Comme pour déjouer le sort, il a réinstallé ses meubles et ce qui reste de sa vie au milieu des ruines d’une demeure éventrée par les bombardements, dépourvue de toit et de murs.
TIMIDE RETOUR DES CHRÉTIENS
Il faut parler fort lorsque l’on s’adresse à Ahmed. À 38 ans, l’homme est déjà à moitié sourd à cause du bruit des bombes. Il doit aussi supporter des acouphènes terribles. Digne, dans son salon usé, exposé aux quatre vents, mais surtout au soleil mordant, Ahmed contemple ce spectacle de désolation. « Vous voyez. Je n’ai plus rien. Ma femme a été tuée d’une balle en pleine tête tirée par un sniper, je n’ai plus de travail, et je vis dans les décombres de ma maison complètement détruite depuis deux ans. Je suis désespéré. » S’il s’accroche si fort à son amas de gravats, c’est par crainte d’être dépossédé de son bien, mais aussi dans l’espoir de recevoir, un jour peut-être, la visite d’une ONG lui proposant une aide financière pour reconstruire sa maison. « Cela fait deux ans que j’attends. Je sais que cela n’arrivera pas. » La bataille de Mossoul s’est achevée en juillet 2017. Daech est vaincu. Abou Bakr al-Baghdadi, son chef, est mort. Mais Ahmed demeure amer.
« Nous sommes encore les perdants. Personne n’est venu nous aider et le gouvernement ne fait rien. Dans ce marasme, nous devons trouver un moyen de tenir. J’ai survécu en me terrant des mois durant avec mes voisins dans le sous-sol de cette maison. Je ne sortais que pour trouver à manger et assister aux enterrements. J’ai survécu, mais après ce que nous avons supporté, chacun essaie de trouver quelque chose pour s’accrocher et ne pas sombrer dans la folie. Personne ne serait capable de se remettre des traumatismes que nous avons subis. » Résilient, le père Emmanuel est déterminé à effacer tous signes de traumatisme. Prêtre irakien, né à Mossoul, il a fait le choix courageux de revenir dans sa ville natale pour reconstruire les églises, la communauté chrétienne et le lien avec les musulmans. Avec l’aide de Fraternité en Irak, une association dirigée par Benoît Camurat, un Français catholique très attaché au MoyenOrient et mobilisé pour le retour des chrétiens, le père Emmanuel a pu reconstruire le complexe al-Bishara. Un centre paroissial complètement détruit par les bombardements. Occupé par les hommes de Daech, l’endroit a été transformé en prison de l’État islamique. Les travaux sont bientôt achevés et le père Emmanuel se plaît à guider la visite du chantier.
« Des locaux attenants à l’église serviront de dortoirs. Ils seront ouverts à tous et à toutes les confessions. La majorité des ouvriers sont musulmans, un artisan musulman a confectionné nos vitraux et un autre est en train d’achever de sculpter notre croix. Après trois années de
“Je n’ai plus rien. Ma femme a été tuée d’une balle en pleine tête tirée par un sniper,
je n’ai plus de travail, et je vis dans les décombres de ma maison complètement détruite depuis deux ans”
destruction par Daech, il y a peu d’espoir de reconstruire la ville à cause de la corruption. Mais nous devons retisser le lien pour faire que les chrétiens reviennent et vivent avec les musulmans, en paix. »
Rana est une jeune femme originaire de Mossoul. Voilée, pratiquante, elle a survécu au joug de Daech en s’interdisant de sortir de chez elle, trois années durant. La défaite de ces islamistes qu’elle exècre a été pour elle une véritable libération.
DES HAINES ENFOUIES
En visite à l’église al-Bishara, Rana écoute attentivement les propos du père Emmanuel. La jeune femme aimerait le croire, mais elle secoue la tête, presque machinalement, pour dire non. « Je ne crois pas en la guerre, mais je ne crois pas plus en ces discours de paix, souffle la jeune femme. À Mossoul, beaucoup trop de musulmans ont été complices de Daech par sympathie, par peur ou par lâcheté.
Aujourd’hui, la confiance n’est plus possible. » Pour faire la démonstration de son propos, Rana raconte le retour récent de ses voisins chrétiens. Elle les connaissait bien. Elle les appréciait. Ils n’ouvrent plus leur porte et ne lui parlent plus. Yahya et Basma sont revenus à Mossoul avec leurs trois enfants après un exil forcé à Erbil dans le Kurdistan irakien. La famille a récupéré intacte sa maison occupée par plusieurs familles djihadistes. Bien sûr, il a fallu nettoyer les inscriptions à la gloire de Daech sur les murs et remettre un peu d’ordre, mais le couple s’estime chanceux d’avoir un toit sur la tête. Yahya a repris son activité de ferronnier et il assure, en présence de ses voisins musulmans, se sentir à nouveau en sécurité. Affirmation suivie d’un moment de silence un peu gêné. En aparté, Daya, 21 ans et fille aînée du couple, tempère les propos de son père : « On ne peut pas parler devant nos voisins. Mais nous voulons partir, quitter cette ville, ce pays, définitivement. »
Dans la vieille ville, Majid est revenu, dès la libération de Mossoul, dans sa maison natale, propriété de sa famille depuis cent cinquante ans. Cette magnifique bâtisse, ayant servi à stocker les armes des djihadistes, a partiellement brûlé. Majid, dont les proches n’ont pas le courage de revenir, s’acharne seul, à la force de ses bras et de cette colère intérieure qui le tient debout, à la reconstruire pierre après pierre. « Je suis chrétien et je suis Irakien. Je ne quitterai jamais ce pays, même contre beaucoup d’argent. Je ne ferai pas ce cadeau aux extrémistes. Ils ont détruit l’Irak, les gens et nos coeurs. »
Beaucoup trop de musulmans ont été complices de Daech, par sympathie, par peur ou par lâcheté. La confiance n’est plus possible
LA FORCE DE LA RÉSILIENCE
Reconstruire, c’est bien la mission d’Ismaël. Un exercice imposé quotidiennement, comme une thérapie, pour panser ses plaies à l’âme toujours vives. Jeune ingénieur de