KYOTO, LÉGENDE D’AUTOMNE.
Balade poétique dans l’ex-capitale impériale, sous une pluie de feuilles d’or et de cuivre.
Corinne Atlan, grande traductrice d’écrivains japonais (dont Haruki Murakami) et auteur d’« Un automne à Kyôto » *, nous emmène dans une promenade intime et insolite, riche de rencontres et de clés pour comprendre sa ville de coeur.
Pour « Le Figaro Magazine », elle a visité les deux nouveaux sublimes hôtels de la « belle capitale » : l’Aman et le Park Hyatt, inaugurés ce mois-ci.
Balade poétique sous une pluie de feuilles d’or et de cuivre.
UNE ODE AUX CINQ ÉLÉMENTS DE LA NATURE SELON LA TRADITION JAPONAISE
La ville aux 1 700 temples, blottie au fond d’un bassin encadré de sommets luxuriants, traversée du nord au sud par la rivière Kamo aux berges sablonneuses, et plus à l’ouest par le large ruban de la Katsura, dresse les toits de ses pagodes et les portiques de ses innombrables sanctuaires sur un arrière-plan de collines bleutées. Aubes diaphanes, crépuscules dorés, cieux indigo : la lumière ici est un enchantement. Si le cadre naturel splendide – « montagnes violettes et eaux transparentes », selon l’expression classique – et le plan en damier établi en 795 sur le modèle des capitales chinoises demeurent inchangés, les larges avenues sont aujourd’hui bordées de béton, en proie aux embouteillages. L’afflux des touristes, venus en grande part des pays asiatiques voisins (en 2018, 50 % des 55 millions de visiteurs étaient chinois et taïwanais), engorge les 17 sites inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco et soumet cette ville de 1,5 million d’habitants à des besoins en infrastructures sans cesse accrus. Pour percevoir l’âme préservée de la « belle capitale » (tel est le sens de « Kyoto ») où les empereurs successifs du Japon résidèrent plus de mille ans durant, de 794 à 1868, mieux vaut séjourner au pied des collines environnantes, où nichent ermitages et temples sereins.
Les pavillons de bois minimalistes et néanmoins somptueux, invitant à la détente et à la méditation, de l’hôtel Aman sont ainsi installés au coeur de 32 hectares de forêt au nord-ouest de la ville, dans le district de Takagamine, non loin du temple Koetsu-ji, où reposent les cendres de Hon’ami Koetsu (1558-1637), pratiquant de la cérémonie du thé, calligraphe, céramiste, laqueur et préfigurateur de l’école de peinture Rinpa, qui fonda en ces lieux une communauté artistique réunissant l’élite des artisans et artistes de son temps, liés à l’aristocratie guerrière. Au XVIIe et XVIIIe siècle, de riches tisserands ont occupé les terrains où se situe l’hôtel – le précédent propriétaire rêvait d’ailleurs d’y créer un musée du textile –, et le paysagiste Akihira Shimoda a pris soin de conserver les larges degrés de pierre et les impressionnants murs de granit témoignant de ce passé. Aménagés avec respect, ces anciens jardins sont une ode aux cinq éléments de la nature selon la tradition japonaise – la terre, l’eau, le feu, le vent et le vide –, et se prêtent à merveille au shinrin-yoku, « bain de forêt » destiné à se reconnecter en profondeur avec la nature.
Sous les fortes pluies du mois d’octobre, la mousse iridescente s’est encore étoffée et le vert luxuriant de l’été s’attarde dans cette forêt aux essences rares. Ailleurs en ville, l’orange vif des kakis et les fleurs jaunes des tsuwabuki, « plante
léopard » aux feuilles mouchetées, illuminent le paysage de teintes automnales, mais l’explosion écarlate des érables n’aura pas lieu avant fin novembre. L’évolution quotidienne de la couleur des feuilles alimente toutes les conversations : la période du momijigari « chasse aux érables », ou recherche des spécimens rouges les plus remarquables, est autant attendue que la floraison des cerisiers au printemps.
REFLETS D’OR, JARDINS D’EAU ET DE PIERRE
Dans ces mêmes collines du nord de Kyoto, le troisième shogun Ashikaga fit édifier en 1397 une villa de retraite et un temple recouvert de feuilles d’or pour abriter des reliques. On doit se contenter de faire rapidement le tour, en suivant la foule, de cette merveille recouverte de 200 000 feuilles d’or de 10 centimètres carrés chacune, mais la brève vision des toits courbes et du reflet doré dans l’étang – de préférence sous un ciel pluvieux, l’éclat émoussé de l’or étant plus conforme au sens esthétique défini par Tanizaki dans Eloge de l’ombre – n’en restera que plus longtemps dans la mémoire. Ici, rareté et discrétion sont indissociables de la beauté. Incendié en 1950 par un moine dont Yukio Mishima retraça l’histoire dans le roman du même nom, le Pavillon d’or fut rebâti à l’identique en 1955. Mais au Japon l’ancienneté du site importe plus que celle de l’édifice : les plans conservés à l’abri assurent la pérennité de la forme, recréée en cas de catastrophe.
Un passage au Ryoanji, remarquable jardin zen tout proche, s’impose, même si le nombre de visiteurs nuit à l’atmosphère méditative émanant des quinze rochers, dont l’un est toujours caché à la vue, posés sur du gravier blanc et encadrés de murs d’argile huilés. Le beau jardin paysager qui fait le tour de l’étang aux lotus est moins fréquenté. Une quinzaine de minutes de marche, en coupant droit vers le sud, mène au Myoshinji, complexe de 47 temples de l’école zen Rinzai, fondée au XIVe siècle. D’immenses toits superposés veillent sur les allées désertes et les jardins zen. L’un d’eux, au Taizo-in, reproduit un paysage de douces collines traversées de cascades, et se contemple en savourant un bol de matcha (thé vert en poudre). « Observer ce jardin est une source infinie d’enseignement. explique Daiko Matsuyama, abbé du temple. On comprend vite qu’il est vain de vouloir balayer toutes les feuilles tombées : la clé de la sérénité consiste à accepter que nous ne puissions pas tout contrôler. » A l’extrême ouest de la ville, on gagne ensuite le charmant quartier d’Arashiyama, villégiature impériale de l’époque Heian (IXe-XIIe siècle), très encombré dans la journée, mais agréable à la tombée de la nuit, ou tôt le matin quand la brume flotte encore sur les 155 mètres du Togetsukyo, le « pont que traverse la lune » édifié au IXe siècle et cité dans nombre de poèmes anciens. C’est aussi l’heure où, à côté du vieux temple Saga-Shakado, le marchand de tofu Morika, réputé le meilleur de la ville, autrefois fournisseur du prix Nobel de littérature Yasunari Kawabata, commence à s’activer. A raison de 2 000 blocs de 400 grammes par jour, il faut dès 6 heures du matin broyer les grains de soja trempés, les cuire à la vapeur pour extraire le lait, ajouter le nigari (coagulant), égoutter, presser. A 8 heures, particuliers et restaurateurs se pressent déjà pour acheter le tofu frais du jour.
En remontant en bateau la rivière Hozu qui serpente entre les montagnes « vêtues de brocart » (c’est ainsi que le haïku classique désigne la palette verte, jaune et rouge de la végétation d’automne), on accède en quinze minutes au ryokan Hoshinoya, fondé en 1914 et rénové sans ostentation par Rie Azuma, qui recrée l’atmosphère noble et sereine de l’Arashiyama d’autrefois. Les circonvolutions de tuiles, mousse et gravier du ravissant jardin contemporain conçu par Hiroki Hasegawa évoquent à la fois un cours d’eau et le sable ratissé d’un temple zen. Selon le jardinier Yasutomo Inoue : « L’équilibre entre paysage naturel et intervention humaine nécessite des soins attentifs, et beaucoup de patience. L’évolution d’un jardin se prévoit une quinzaine d’années à l’avance. » Dans cette retraite hors du temps, on pourra savourer la cuisine kaiseki pleine de saveurs, colorée et ludique, en harmonie avec l’environnement et la saison, du chef Ichiro Kubota, qui a aussi travaillé auprès de Georges Blanc.
UNE VILLE D’ART ET D’ARTISANAT
On quitte ce paradis pour visiter Nishijin, quartier des tisserands depuis le XVe siècle. Au Orinasukan, dans les ateliers de la famille Watanabe, les artisans travaillent sur des métiers inspirés du Jacquard lyonnais, qui révolutionna au XIXe siècle l’industrie de la soie japonaise. « Kimonos d’apparat de la noblesse, costumes de théâtre nô, ornements de brocart des moines de haut rang : tissage et teinture de la soie étaient une activité cruciale de la capitale impériale, explique Hiroshi Watanabe, tout en nous montrant une série de somptueux kimonos. A l’époque Meiji, l’exportation vers l’Occident a pris le relais, puis la demande en cravates, sacs et autres accessoires de soie a continué à assurer la prospérité de Nishijin. Mais aujourd’hui, le quartier est en perte de vitesse. »
LA “BELLE CAPITALE” OÙ LES EMPEREURS DU JAPON RÉSIDÈRENT MILLE ANS DURANT