LITTÉRATURE
« Rhapsodie des oubliés » de Sofia Aouine mérite amplement son prix de Flore 2019.
J’ai l’impression que certains livres attendaient d’être écrits. Ils contiennent des phrases qui résonnent comme des rendez-vous. Il fallait qu’un jour ou l’autre, nous les lisions. « On naît en hurlant pour montrer au monde qu’on est là. » J’ai compris que Sofia Aouine s’adressait à moi, personnellement, en tête à tête. Cela signifie qu’elle fera le même effet à toute personne équipée d’un coeur en état de fonctionner.
On attendait Emma, ce fut Sofia. Le prix de Flore est décidément imprévisible. Le 12 novembre 2019, Rhapsodie des oubliés de Sofia Aouine s’est imposé par sept voix contre cinq à
La Maison d’Emma Becker. Pour savoir ce que nous pensons de La Maison, reportez-vous à notre éloge du 18 octobre dernier, intitulé « L’insoutenable légèreté d’Emma Becker ». Certes, Sofia Aouine est moins leste, plus brusque dans son propos. Son premier roman ne se passe pas dans un bordel de luxe à Berlin : il raconte l’odyssée d’un garçon de 13 ans, Abad, qui traîne dans le quartier de la Goutte-d’Or, à Barbès. Vous grimacez ? Je faisais la même tête avant d’ouvrir le livre. Le résumé de ce roman ressemble au pitch d’un film d’auteur français sélectionné à Cannes : plus politiquement correct, tu meurs. Mais dès ses premières pages, Sofia Aouine impose son style inventif, une verve digne d’un rappeur qui aurait lu La Vie devant soi. Son adolescent amoureux peut s’inscrire tout de suite au club des rejetons rebelles à côté de Holden Caulfield de L’Attrape-coeurs et d’Antoine Doinel des 400 coups. Ses péripéties sont irrésistibles et déchirantes. Ainsi quand il fait payer l’entrée de sa chambre à ses copains pour zyeuter les seins nus des Femen, dont le QG est installé dans l’immeuble d’en face. Cet exploit le propulse au rang de star dans son quartier et de pestiféré dans sa famille. Ensuite il se confesse à une psy aux yeux bleus, sur la butte Montmartre. Sofia Aouine a pris son temps pour écrire son premier roman : elle a 41 ans. Elle aurait pu exhiber son passé d’enfant abandonnée, et nous pondre une énième « merde de témoignage », comme dit Christine Angot quand elle reste polie. Or elle a transcendé son enfance par la fiction. Le petit Abad lui permet de peindre le XVIIIe arrondissement de Paris avec cette truculence qu’Alphonse Boudard réservait au XIIIe dans Les Combattants du petit bonheur (prix Renaudot en 1977). À la soirée de son triomphe au Café de Flore, j’ai rencontré Sofia et sa joie émue faisait plaisir à voir, tant il crève les yeux que son talent est né de cette maudite soif d’amour que les vrais écrivains n’étancheront jamais.
Rhapsodie des oubliés, de Sofia Aouine, La Martinière, 197 p., 18 €.