POMPÉI : LES VILLAS OUBLIÉES DES PENTES DU VÉSUVE
On les connaît à peine et pourtant, ces demeures impériales sont toutes proches d’Herculanum et Pompéi. Ensevelies elles aussi en 79
sous les cendres du Vésuve, elles ont conservé dans leurs entrailles des trésors d’art romain. Découverte.
Le plus extraordinaire, lorsqu’on arpente les contreforts du Vésuve avec la tranquille inconscience des citoyens du XXI e siècle, est de songer que deux mille ans plus tard, tout peut recommencer, témoin les séismes meurtriers qui ont ravagé ces dernières années la péninsule italienne. La Toussaint 2016 avait été tragique, avec la secousse de magnitude 6.6 qui avait détruit la cathédrale de Norcia, en Ombrie. On se souvient des secours aux victimes, du dégagement des corps, et des fidèles errant parmi les décombres de l’église, tandis que les sismologues expliquaient que la chaîne des Apennins se fracturait ainsi depuis trois à cinq millions d’années. L’écartèlement tectonique se poursuivant au rythme de 1 à 3 millimètres par année, le réveil du Vésuve est inéluctable, avec une Naples bouillonnante située à 12 kilomètres à vol d’oiseau. L’éruption dégagera une énergie colossale, à l’instar de celle de l’an 79 qui ensevelit Pompéi sous 6 mètres de cendres, ou de celle de 1631, dont les poussières se répandirent jusqu’à Constantinople. Le Vésuve a vomi au moins 40 fois. Son conduit magmatique est obstrué par un bouchon de lave depuis le dernier épisode éruptif de 1944. La libération des gaz est bridée. D’où l’extrême violence de l’explosion à venir… Ce sont tous ces temps superposés que l’on retrouve à Stabies, cité disparue située au sud de la baie de Naples où, sous la croûte des lapilli, surgissent des villas romaines. Plus monumentales que celles de Pompéi, elles étalent un luxe qui laisse supposer une appartenance impériale. Ce sont les villas oubliées du Vésuve. Seuls des gens avertis visitent ces lieux
Plus monumentales que les villas de Pompéi, les demeures de Stabies – une cité disparue située au sud de la baie de Naples – possèdent un luxe qui laisse supposer
une appartenance royale
précieux et clos. Quelques couples d’étrangers. Des enfants des écoles sous la houlette de leurs institutrices. Et surtout des passionnés d’archéologie. Juchées sur les falaises dominant la mer Tyrrhénienne, les villas San Marco, Arianna et, non loin de Stabies, celle d’Oplontis qui appartint à Poppée, la deuxième épouse de Néron, sont désormais dans les terres car, en deux mille ans, le rivage a reculé de plusieurs centaines de mètres − parfois jusqu’à un kilomètre et demi.
PETITS CHEMINS DE CAMPAGNE
Du massif des Lattari surplombant la côte, la vue sur le Vésuve est superbe. Elle est aussi obsédante : à 16 kilomètres de distance − nous sommes à l’extrémité sud de la baie de Naples −, mais avec la sensation de presque la toucher, s’impose la silhouette du géant meurtrier dont la tête endormie s’orne de nuages blancs et gris aussi mouvants que des fumerolles. Pour atteindre les villas, il faut partir de la ville moderne de Castellammare di Stabia, grimper dix minutes en voiture par une route en lacets enserrée par une forêt de hêtres, jusqu’à virer brusquement dans des petits chemins de campagne où le paysage n’a guère changé depuis l’époque romaine : arbres fruitiers, hirondelles buvant à la volée dans les flaques, pins parasols sur ciel bleu dur, lézards vert électrique immobiles sur des murets de tuf brun sombre. La villa San Marco ne se livre qu’après avoir offert son chemin de lauriers du Caucase, de lierres panachés et de bougainvilliers couleur sang. Roucoulements des pigeons et des tourterelles. Et l’on arrive en descente douce jusqu’à son porche. L’entrée donne sur l’atrium, vaste cour commandant la distribution de la maison romaine, éclairée par une ouverture carrée à ciel ouvert, le compluvium, au cintre de la toiture. Immédiatement à droite, coup d’oeil attendri sur un graffito tracé sans doute par un bambin – question de hauteur sur le mur − représentant un petit bonhomme à grosse tête, aux cheveux plantés en fils de fer, à l’instar des dessins des maternelles d’aujourd’hui. Sa présence s’explique : à moins d’être un noble visiteur attendu par le maître, les clients et leurs familles devaient attendre sur les bancs logés dans les dormants de l’entrée. On imagine la longue patience, les espoirs, et parfois l’humiliation, le regard fixé jusqu’au vertige sur les mosaïques blanches et noires du pavement. D’autres graffiti se repèrent à la lampe-torche dans les coins sombres de la résidence, hâtivement griffés dans le noir volcanique des parois. Ils sont pour la plupart romains − ce qui ne laisse pas d’inquiéter sur la surveillance domestique − mais aussi italiens de l’époque bourbonienne. Avec des expansions de l’ego : Io Carminio ! Moi, Carminio ! Ou des instants de tristesse : Passa il Re ! Le roi trépasse.
L’ENTHOUSIASME DE NOS ANCÊTRES
« C’est, de fait, sous les Bourbons, au XVIIIe siècle, particulièrement sous le règne de Ferdinand VII, que se sont développées les fouilles dans cette région », explique Alix Barbet, spécialiste de peinture murale romaine qui a dirigé la mission internationale de Stabies dans les années 1980. Comme l’Empire romain est vaste, elle a conduit d’autres équipes en Jordanie, Roumanie et Turquie, mais revenir à Stabies, Pompéi et Naples est pour elle comme une seconde nature. Rien ne lui va plus droit au coeur que l’affection et le respect avec lesquels tous ses anciens collaborateurs ou
collègues, devenus depuis patrons de fouilles ou de départements de recherche, l’accueillent en lui donnant du « Professoressa ». Elle se retourne vivement et lance : « Plutôt que de raconter sottement cela dans votre article, regardez donc cette ouverture percée dans cette paroi. Là, derrière vous ! » Alix Barbet est un vrai caractère. Elle fait autorité dans la société très masculine et très élitiste des antiquités romaines. Alors, on obéit ! Étrange ouverture, en effet… L’enthousiasme archéologique de nos ancêtres, explique en substance notre professoressa, était pour une bonne part fondé sur la concupiscence. Dès qu’ils repéraient un site, leur méthode était de forer un puits à la verticale dans les cendres fossilisées puis, tout comme pour les mines de charbon, de creuser des galeries à l’horizontale. Tombait-on sur un mur ? On le perçait selon un ovale permettant à un homme de pénétrer. Que le revers du mur soit orné d’une magnifique paroi peinte… elle serait à jamais dégradée ! Les pilleurs s’en sont donné à coeur joie au profit des princes qui les commanditaient, traversant de part en part les villas, torche à la main, à la recherche d’objets et de fresques qu’ils découpaient, et que l’on retrouvait en cadeaux de prestige chez les grands de ce monde. C’est ainsi que s’est développé le trafic des antiquités romaines, mais aussi la mode néopompéienne.
BERLUSCONI, GÉNÉREUX MÉCÈNE
Redécouverte dans les années 1960, la villa San Marco a heureusement révélé nombre de trésors, notamment le célèbre Persée brandissant la tête de Méduse, la Jeune femme jouant de la lyre, aux reins voluptueusement dénudés… « Vue de fesses », s’amuse Alix Barbet, qui tire de sa poche un compte-fils, examine l’état de conservation des oeuvres, explique les divers rouges pompéiens, d’ocre ou de cinabre, vous entraîne d’un pas rapide en désignant ici un oiseau dégustant des cerises, ailes frémissantes et bec humide, là une sphinge qui vous protège – mais oui, elle est là pour cela ! –, là encore, un ichtyocentaure, corps d’homme, jambes de cheval, queue de poisson ou de triton. Un coup d’oeil aux thermes ? Frigidarium, tepidarium, caldarium. Un tour aux cuisines ? La hauteur des tables de cuisson laisse supposer des officiants de petite taille. Témoin les squelettes d’Herculanum : 1,50 mètre en moyenne pour les femmes, 1,60 pour les hommes. Pourquoi ? Parce que les gens de condition ordinaire ne mangeaient pas de viande. C’est au nymphée, grotte artificielle consacrée à Neptune et Vénus, adossée au talus qui clôt la longue piscine bordée de platanes, que l’on retrouve Luigi Giordano, restaurateur expert en fresques, mortiers, mosaïques et terres cuites, formé après le tremblement de terre de 1980 – car, oui, Stabies a tremblé cette année-là aussi, et cet événement a déterminé
Les restaurateurs utilisent une technique allemande de plaques d’alluminium en nids-d’abeilles, appelée l’Aerolam, pour fixer et
consolider les fresques
l’envoi de la mission archéologique internationale. Luigi montre comment gratter les peintures au scalpel pour en éliminer les concrétions dues à l’humidité : quand l’eau s’évapore, les sels se cristallisent, formant une pellicule terne et blanchâtre qu’il faut éliminer. Il explique aussi ce qu’est l’Aerolam, technique allemande de plaques d’aluminium en nids-d’abeilles, support ultraléger, indéformable, pour fixer et consolider les fresques, alors que les contreplaqués à l’ancienne ont tendance à gauchir. Attachée à Stabies, sa vie tout entière est là. La professoressa se désole de l’humidité qui ronge les stucs du nymphée, elle s’inquiète des colonnes en péril sous le poids du tertre attenant. La surintendance de Pompéi y veille, bien évidemment, mais, comme partout, c’est une question de crédits. Et ce n’est jamais assez. Quelques conversations avec des archéologues à Naples vous apprendront au surplus que le plus étonnant est encore que cette bête brute de Berlusconi ait été un bien plus généreux mécène pour l’archéologie romaine que les autorités actuelles qui, pourtant, se targuent de culture. Presque intégralement excavée, la villa San Marco a retrouvé ses péristyles et ses terrasses caressées par la brise d’une mer qui s’est éloignée. Ses lignes horizontales sur 11 000 m² sont d’une facture aristocratique, bien plus épurée que les villas maritimes pompéiennes pour nouveaux riches, à jamais disparues, mais représentées sur des fresques aux couleurs jaune, ocre, brune, verte et rose, avec leurs doubles
étages rythmés de colonnes, leurs portiques en courbe, leurs clochetons faîtiers, leurs appontements tarabiscotés qui n’ont d’égales dans l’ostentation que certaines modernes propriétés de Palm Beach. L’argent roi ! « Suave, mari magno turbantibus aequora ventis »… disait Lucrèce : « Il est doux, quand sur la vaste mer, la tempête déchaîne les flots, d’assister depuis la terre aux pénibles épreuves d’autrui. »
DANS LES FLAMMES ET L’ODEUR DE SOUFRE
On n’a découvert aucun reste humain à San Marco, ni dans la villa Arianna dont l’accès à la mer se fait en pente raide par le biais d’un tunnel taillé dans la falaise, puis en suivant des rampes courant en zigzag jusqu’à la plage. C’est pourtant bien sur ces grèves que Pline l’Ancien, amiral commandant la flotte et mémorable auteur d’Histoire naturelle,a débarqué d’une galère de combat rapide pour porter secours à Pomponianus, l’un de ses amis. Dans une lettre qu’il adresse à Tacite, son neveu Pline le Jeune raconte : « De plusieurs endroits du mont Vésuve, on voyait briller de larges flammes et un vaste embrasement dont les ténèbres augmentaient l’éclat… Les maisons étaient tellement ébranlées par les effroyables tremblements de terre qui se succédaient qu’elles semblaient arrachées de leurs fondements, poussées dans tous les sens, puis ramenées à leur place. » Dérisoires sont les oreillers que les malheureux s’attachent sur la tête avec des toiles pour se protéger de la pluie de pierres ponces. Impossible de fuir, ni par les campagnes ni par la mer. Dans les flammes et l’odeur de soufre, Pline l’Ancien va étouffer, défaillir, et succomber. « Il avait naturellement la poitrine faible, étroite et souvent haletante. Lorsque la lumière reparut, on retrouva son corps entier, sans blessure. Rien n’était changé dans l’état de son vêtement, et son attitude était celle du sommeil plutôt que de la mort. » Récit saisissant d’événements que la tradition situe à partir du 24 août 79.
« Eh bien, justement, peut-être pas ! » corrige notre professoressa. Et elle livre d’un air gourmand cette manière de scoop : de récentes recherches permettent d’estimer que la catastrophe aurait eu lieu deux mois plus tard, le 24 octobre 79. Certaines copies de la lettre de Pline le Jeune mentionnent le neuvième jour avant les calendes (premier jour du mois) de novembre et non de septembre. Un siècle plus tard, l’historien romain Dion Cassius évoque « l’automne avancé ».
DISCUSSIONS PASSIONNÉES D’EXPERTS
Or, les fouilles de Pompéi ont mis au jour nombre de fruits d’arrière-saison : noix, figues, châtaignes, pruneaux, et même des sorbes qui se récoltent avant maturité entre septembre et octobre. Des amandes et des grenades ont été trouvées dans la villa d’Oplontis. Les vendanges étaient par ailleurs terminées, car il y avait de la lie et des pépins de raisin dans les grands récipients des celliers. Les braseros de chauffage des villas étaient en service, ce qui ne saurait s’imaginer avec les chaleurs d’août. Grâce à ces éléments cumulés, faut-il corriger désormais nos livres ? Les experts en discutent avec passion. Alix Barbet l’a d’ores et déjà fait dans un ouvrage qu’elle destine aux enfants : Conte-moi Stabies *. Magister dixit ! La professoressa l’a dit… ■
On n’a découvert aucun reste humain à San Marco, ni à la villa Arianna, à la
suite des événements tragiques que la tradition situe à partir du 24 août 79
* Conte-moi Stabies au temps de Pompéi, d’Alix Barbet, directrice honoraire de recherche au CNRS. Éditions Ausonius. 109 p., 18 €.
Dans la même collection : Conte-moi Pompéi ; Conte-moi la Rome antique.