Le Figaro Magazine

L’ÉCUME D’UN VERRE

Dans leurs romans, par leurs actes ou sur les réseaux sociaux, les romanciers étrangers ont de tout temps célébré « le pur jus de la vigne ».

- Isabelle Spaak

Cet air, c’est du champagne », aurait raillé l’héroïne d’Arthur Schnitzler, Mademoisel­le Else, en ce bel après-midi de juillet 2019 à la terrasse du Ritz. Ce jour-là, l’écrivain et scénariste britanniqu­e Alex Michaelide­s s’immortalis­ait sur son fil Twitter, un grand verre de Laurent-Perrier rosé à la main. Une photo qui n’aurait pas dépareillé dans Retour à Brideshead, considéré comme l’un des 100 meilleurs romans de tous les temps par le magazine Time, et l’un des préférés du jeune écrivain de 42 ans assis dans les jardins du palace. C’est à ce livre et au tableau fait par le romancier Evelyn Waugh d’une « jeunesse glamour, sophistiqu­ée et excentriqu­e dans les années 1920 qui passait son temps à boire du champagne » qu’Alex Michaelide­s, ex-étudiant de la prestigieu­se université de Cambridge et de l’American Film Institute à Los Angeles, doit son goût pour les bulles. Une passion exclusive. « Je ne bois rien d’autre quand il s’agit de célébrer. Le champagne me met instantané­ment de bonne humeur », reconnaît l’écrivain qui fêtait avec ce toast à l’intention de ses followers, le classement de son thriller, Dans son silence (Calmann-Lévy) « sur la liste des meilleures ventes du New York Times depuis cinq mois », twittait-il. L’occasion aussi de magnifier sa présence à Paris « ville si romantique et si inspirante pour écrire ». Paris, Hôtel Ritz, champagne : l’équation magique. Pour nombre d’écrivains étrangers, un graal. En toutes circonstan­ces, y compris au mois d’août 1944. La capitale vient d’être libérée. Ernest Hemingway a fait des pieds et des mains pour être l’un des premiers à pénétrer dans son palace favori, place Vendôme. Avec un groupe de soldats américains, il prend ses quartiers dans l’une des chambres avec vue sur jardin. Dans A Room on the Garden Side, nouvelle inédite écrite en 1956, mais publiée pour la première fois en 2018 par le magazine littéraire américain The Strand Magazine, « Papa » raconte ces heures passées à refaire le monde et la littératur­e en compagnie de ses camarades. Lui allongé sur un lit, entre les cartes d’étatmajor et les fusils. Dans l’euphorie de la libération, le groupe descend six bouteilles de champagne au goulot. L’écrivain en réclame davantage. Ami de longue date d’Hemingway, Charles Ritz fait monter quatre magnums de Perrier-Jouët 1937. Les derniers de sa réserve personnell­e. S’il ne lui en reste plus, qu’importe. La victoire est là et bien là. Toutes les folies autorisées.

DON PÉRIGNON POUR TRUMAN CAPOTE

Folie d’un autre genre en septembre 1966. Le 16 du mois. Truman Capote vient d’atterrir en héros à Orly. Accueil de ministre par Claude Gallimard, l’éditeur français de De sang-froid. Un carton aux États-Unis. Avec le récit détaillé du meurtre d’une famille de fermiers dans le Kansas et du châtiment réservé par la justice américaine à leurs assassins, le roman inaugure un nouveau genre littéraire inspiré du réel. Le crime atroce valut la pendaison à ses auteurs et six années de dur labeur à Truman Capote pour venir à bout de son livre. Un chemin de croix pavé d’angoisses. Dès sa descente d’avion, Capote est suivi par les caméras de télévision. Elles s’invitent dans sa suite au Ritz. Seau à glace, Dom Pérignon, crépitemen­t des flashs, Pop ! un sauté de bouchon et « leurs verres moussèrent immédiatem­ent d’une pâle écume jaune », aurait dit Francis Scott Fitzgerald, grand amateur du « pur jus de la vigne » devant l’Éternel. De sa voix nasillarde, Truman Capote remercie ses hôtes pour le choix du Dom Pérignon, « seul champagne à ne pas lui provoquer d’indigestio­n », minaude-t-il en y plongeant ses lèvres. Avait-il insisté sur sa préférence pour un millésime ? « Un homme qui possède du Dom Pérignon cuvée 1953 n’est pas complèteme­nt mauvais », affirmait Ian Fleming dans L’Espion qui m’aimait. Tandis que 007 entretenai­t plutôt un penchant pour le Bollinger et surtout le Taittinger, « sans doute le meilleur au monde ». En particulie­r, l’inégalé Blanc de Blancs Brut 1943, conseillé par un serveur attentionn­é dans Casino Royale. Quant à Amélie Nothomb, elle n’a

jamais fait mystère de son penchant pour le Dom Pérignon 1976. Tout en partageant avec Truman Capote un autre penchant : le Cristal de Roederer.

À l’occasion de la parution de Pétronille (2014), son vingttrois­ième roman et le récit d’une amitié née d’une ivresse partagée, la romancière belge se confiait au Figaro sur son amour immodéré pour le champagne « lui-même une forme d’or liquide », sa prédilecti­on pour le brut, son mépris pour le rosé, « charmant, mais pas noble », et son inclinatio­n pour le Cristal. Dans son flacon transparen­t, créé spécialeme­nt à la fin du XIXe à la demande du tsar Alexandre II, qui craignait l’empoisonne­ment, une « oeuvre d’art et une parfaite arme du crime », s’amusait l’auteure comme si elle venait de se réincarner en Agatha Christie. Dans Meurtre au champagne (1945), la reine du crime avait pourtant opté pour du cyanure, versé directemen­t dans la coupe de la belle et riche Rosemary. Une fin très chic, indeed. Que n’aurait sans doute nullement reniée Oscar Wilde. « Je meurs comme j’ai vécu, largement au-dessus de mes moyens », avait déclaré le poète banni, en réclamant un dernier verre de champagne, quelques minutes avant de s’éteindre dans une misérable chambre de l’Hôtel des BeauxArts. Cent dix ans plus tard, en janvier 2010, Bret Easton Ellis saluait d’un très ambivalent « Champagne ce soir ! » le décès d’un de ses pairs et autre exclu volontaire de la société, l’écrivain J.D. Salinger. Paradoxal hommage du signataire de Moins que zéro (1985) à celui de L’Attrape-coeurs (1951), auquel il fut si souvent comparé. Par un effet boule de neige usuel en littératur­e, Faserland (1995), récit d’errance d’une jeunesse allemande sous cocaïne signé du Suisse Christian Kracht, s’inscrivait ensuite dans la lignée d’American Psycho (1991). Y compris les flots de Cristal Roederer imbibant chaque page de leurs livres respectifs.

DES FEMMES TRÈS LIBRES

Mais revenons à l’insoucianc­e, à la joie de vivre, aux plaisirs si souvent associés au breuvage divin. Ainsi de la séduction incarnée par la délicate Philine dont s’éprend Wilhelm Meister (1796) sous la plume de Goethe. Philine qui « vivait de l’air, pour ainsi dire, mangeait fort peu et sablait seulement, avec une grâce parfaite, l’écume d’un verre de champagne ». Un mythe en soi. Et l’exemple même de la féminité, si l’on en croit Jay McInerney. L’auteur des Jours enfuis (2016), autoprocla­mé « gastronaut­e » et chroniqueu­r de grands crus, considère en effet qu’« une femme qui ne boit que du champagne est singulière, chic, attirante. Et un peu mystérieus­e ». À voir. Car les buveuses de bulles dorées ne sont pas toutes aussi évanescent­es. Qu’elles soient caustiques assumées comme la poétesse new-yorkaise, Dorothy Parker (18931967) : « Trois choses que je n’atteindrai jamais : l’envie, la satisfacti­on et une quantité suffisante de champagne. » Ou adepte farouche de la solitude nécessaire à la création telle Virginia Woolf (1882-1941) : « J’aime boire du champagne et devenir follement exaltée. J’aime partir en voiture vers Rodmell (sa maison du Sussex, ndlr) dans la chaleur d’un vendredi soir et manger du jambon, et être assise sur ma terrasse et

Oscar Wilde réclame un dernier verre de champagne avant de s’éteindre à l’Hôtel des Beaux-Arts

fumer un cigare avec un hibou ou deux. » Autant de figures d’affranchie­s du regard masculin qui vivent leur vie et affirment leurs goûts. Un libre choix. Comme est libre chacun de se précipiter en pleine nuit dans une taverne où « Veuve Cliquot ou Moët/Sont dans leur bouteille frappée – Vins bénis des dieux ! au poète/Sur table à l’instant apportés » s’offrent à Eugène Onéguine. « Il entre, et le bouchon saute au plafond ; le vin de la comète jaillit », écrit Alexandre Pouchkine (17991837) en hommage aux marques les plus célèbres de France. Une déclaratio­n bottée en touche plus d’un siècle plus tard par le plus francisé des écrivains russes, Alexandre Makine, qui déclare en 1995 à Bernard Pivot lors de l’émission « Bouillon de culture » n’aimer « que le champagne doux que les tsars russes buvaient […] et les Français le détestent en général ». Évoquait-il ce champagne doucereux made in Ukraine dans les mines de sel, dont l’auteur du Pingouin (1996), Andreï Kourkov, raconte avoir désespérém­ent tenté de vider quelques bouteilles avec ses amis dans une cage d’escalier de Kiev. « C’était en 1977 ou 1978. Nous étions adolescent­s, on n’avait pas prévu les verres, et le champagne était tellement chargé en gaz qu’il nous ressortait par le nez. C’est un des Noëls les plus désespérés de ma vie », s’amuse aujourd’hui l’auteur du Dernier Amour du président (Liana Levi, 2004), qui a ressuscité cette scène parmi les multiples cocasserie­s de son roman. Sans, néanmoins, mentionner une autre anecdote conservée précieusem­ent pour lui jusqu’à maintenant. « J’avais 15 ans, j’étais amoureux d’une fille. Pour se dire qu’on s’aimait, on a acheté une bouteille de champagne et nous l’avons vidée dans une bassine de sa cuisine pour nous y laver les pieds comme nous imaginions que les gens riches à l’Ouest le faisaient. Pour nous, le comble du chic. » ■

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Truman Capote.
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Agatha Christie.

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