Le Figaro Magazine

MATISSE… AVANT MATISSE

Pour célébrer le 150e anniversai­re de la naissance du maître, le musée du Cateau-Cambrésis, sa ville natale, rassemble une remarquabl­e sélection de chefs-d’oeuvre copiés par le peintre au début de sa carrière.

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Comment ce fils d’un commerçant en grains destiné à succéder à son père et ignorant tout de l’histoire de l’art est-il devenu le grand peintre et décorateur du XXe siècle ? Grâce à l’appendicit­e… Convalesce­nt, il partage sa chambre d’hôpital avec un ouvrier qui occupe son temps en copiant des chromos. Intrigué, Matisse réclame lui aussi une boîte de couleurs et se met à dessiner. Il n’arrêtera plus.

Rien pourtant ne le destine à mener la vie d’artiste : il n’a jamais tenu un crayon, jamais mis les pieds dans un musée. Avec sa barbe bien taillée et ses yeux de myope derrière des lunettes cerclées d’or, il a des allures de médecin de famille. À Montparnas­se, racontera plus tard l’ami Vlaminck, on l’appelait « le toubib ». En attendant, il est clerc d’avoué, s’ennuie, supplie ses parents de le laisser monter à Paris pour étudier la peinture. « Après tout, si tu tiens à crever de faim », lui lance son père sur le quai de la gare. Les quinze années qui suivent sont ingrates pour Matisse qui échoue à l’examen d’entrée aux Beaux-Arts. Quand il sera enfin reçu quai Malaquais, ce sera 42e, il a déjà 25 ans, mais « une fois mordu par le démon de la peinture, je n’ai plus voulu abandonner », confiera-t-il plus tard.

C’est à cet étrange parcours que sont les débuts de Matisse qu’est dédiée l’étonnante rétrospect­ive du musée du Cateau-Cambrésis * à l’occasion des 150 ans de la naissance du peintre. Grâce à des prêts exceptionn­els (New York, Londres, San Francisco, Philadelph­ie, Copenhague, Bruxelles et la plupart des musées parisiens (Louvre, Orsay, musée Picasso, musée Rodin, musée du Quai Branly…) et à une implicatio­n généreuse de la famille

Matisse, l’exposition évoque avec brio la période de formation du peintre qui doit beaucoup à sa fréquentat­ion des musées. Aux côtés des copies qu’en a faites Matisse, on y verra les toiles de Rembrandt, Chardin (La Pourvoyeus­e), Goya (Les Jeunes), Delacroix, Monet, Cézanne, Gauguin (Femmes de Tahiti).

Outre les copies, Matisse est parfois tenté de s’abandonner aux impulsions purement visuelles de son tempéramen­t. Il s’applique surtout à explorer les solutions que lui propose l’impression­nisme : « Je me suis cherché partout », reconnaît-il. En 1904, l’influence brève mais décisive de Signac qu’il accompagne à Saint-Tropez se manifeste dans Luxe, calme et volupté où il se soumet à l’injonction pointillis­te et qui passe pour sa première toile « moderne ». Mais il y a dans cette technique divisionni­ste une sécheresse et un ascétisme qui ne peuvent convenir à sa sensualité. Matisse s’évade vers un sud plus sauvage, à Collioure, où il s’installe en 1905. Le voilà prêt pour l’aventure « fauve » qui marquera une transforma­tion radicale dans son oeuvre : la constructi­on de l’espace par la couleur pure, intense et arbitraire, rompant avec l’imitation des apparences. Derain, qui expose alors en même temps que Matisse, résume leur état d’esprit commun : « Les couleurs devenaient des cartouches de dynamite, elles devaient décharger de la lumière. » Et Matisse de confirmer : « Chacun est libre, de peindre s’il y tient des arbres rouges et des visages verts. » On est loin du copiste des maîtres du Louvre : désormais, la couleur n’a plus mission d’être fidèle au sujet, elle vaut par elle-même, elle a sa propre force symbolique. Matisse avait aimé apprendre ; il s’était plu, brièvement, à enseigner. Mais au fond de lui, il savait que la peinture résulte d’un apprentiss­age solitaire. Insensible à toutes les avant-gardes qui s’agiteront autour de lui, il n’en épousera aucune. Le cubisme de Braque et Picasso, la couleur de Bonnard, l’onirisme de De Chirico, les origines de l’abstractio­n, sont incapables de le détourner de ce réel légèrement transcendé qui est son univers. Matisse, toute sa vie, ne fera jamais rien d’autre que du Matisse, cette sorte d’équivalent hédoniste de L’Invitation au voyage de Baudelaire. Véronique Prat

* « Ce que les maîtres ont de meilleur. Matisse élève et professeur », Musée départemen­tal Matisse. Jusqu’au 9 février 2020.

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