Le Figaro Magazine

Le fantôme du Meurice

- PAULINE DREYFUS

Quand Paul Morand était arrivé au ciel, le 23 juillet 1976, Dieu lui avait demandé, comme il est d’usage, où il souhaitait que son fantôme résidât. Sa dépouille charnelle (ce qu’il en restait du moins, c’est-àdire une poignée de cendres) reposerait à Trieste, la chose était décidée depuis longtemps, mais il lui fallait encore choisir un toit pour son esprit. Sans hésiter, le nouvel arrivé au ciel avait répondu : « Au Meurice ! » Dieu ne fut pas surpris : quand on est l’auteur d’Ouvert la nuit et de Rien que la terre, comme l’indiquait la fiche préparée par saint Pierre, on finit toujours à l’hôtel.

Mais pas n’importe quel hôtel. Des gens mal informés associaien­t son nom au Ritz, au prétexte qu’au moment où l’armée française regagnait quelques mètres au Chemin des Dames (pour les reperdre hélas dès le lendemain), il venait y retrouver la princesse Soutzo, qui y avait établi ses pénates quand ses sept domestique­s étaient au front ; et surtout parce qu’il y dînait avec Proust, à des heures impossible­s, car Marcel – si attachant par ailleurs – vivait selon un rythme extravagan­t, ayant fait de la nuit sa journée. Autant le dire : il était parfois rasoir, cet ami qui attendait minuit pour passer à table, se répandait en jérémiades sur son éditeur, faisait dire trois fois par jour qu’il était mourant et redoutait pourtant de passer pour déserteur, vu que les convocatio­ns militaires avaient lieu le matin. Lubies qui, soyons francs, avaient gâté pour Morand le souvenir de la place Vendôme.

Son fantôme n’avait jamais regretté de s’être établi au Meurice. D’abord, il trouvait follement séduisante la directrice de l’hôtel et son perpétuel sourire blond aux lèvres. L’hôtel l’avait enfin guéri de son urticaire pour le monde moderne. Il aimait que rue de Rivoli perdurât ce qui avait disparu partout ailleurs : un personnel pléthoriqu­e et un service sans laisser-aller. Lui qui avait vomi à longueur de pages son époque et son cortège de jeunes gens débraillés, de jeunes filles court-vêtues et de couples impudiques s’embrassant en public, il ne se sentait bien que dans ce lieu hors du temps et hors des modes ; lui qui avait assisté, consterné, à l’essor du tourisme de masse, qui déplorait les tour operators et autres charters souillant la planète, il pouvait se croire ici revenu au temps où la terre appartenai­t à quelques happy few. Sans parler de ces Fashion Weeks qui, plusieurs fois par an, remplissai­ent le bar et les chambres de créatures de rêve lui rappelant les courbes délicieuse­s des femmes chéries autrefois. Et il lui plaisait d’observer en silence les clients se prélasser, s’aimer, festoyer – toutes activités qu’il avait pratiquées, autrefois, sans mesure.

Son seul sujet d’étonnement était de voir passer devant les fenêtres de l’hôtel des hordes de cyclistes : il croyait se souvenir que Paris n’était plus occupé depuis longtemps ; et le mépris avec lequel on traitait dorénavant les automobile­s et leurs propriétai­res l’affligeait au plus haut point.

Comme on sait, il n’y a pas plus nostalgiqu­e qu’un fantôme. Il se revoyait après-guerre, bien content de tromper l’ennui helvète en papillonna­nt sous les ors du salon Pompadour, invité par son amie Florence Gould, la milliardai­re américaine qui avait eu la bonne idée de s’installer à l’année au Meurice, puis celle d’y donner le jeudi des déjeuners littéraire­s. Le champagne qu’aimait tant la maîtresse de maison coulait à flots et les Hussards (chers et malheureux Hussards, qui noyaient trop souvent leur mal de vivre dans des verres) sortaient souvent ivres de ces agapes. Immortel, enfin, après de nombreuses candidatur­es malheureus­es, Morand était devenu ce bouddha taciturne, affalé dans un canapé du Meurice, que flattaient, que cajolaient, qu’encensaien­t les affamés d’Académie. Tardive mais délicieuse revanche. Oui, il avait beaucoup aimé Le Meurice.

Le 6 novembre 2019, alors que le fantôme de Morand y était chez lui depuis plus de quarante ans, des écrivains avaient été réunis dans ce palace pour une performanc­e littéraire. Son nom revint à maintes reprises dans les conversati­ons ponctuées de champagne qu’échangèren­t les écrivains. Éric Neuhoff se demandait dans quel salon se réunissait le jury du prix Nimier. Alain Bonnand citait un roman confidenti­el, publié sous pseudonyme, Va où te mène ta queue, qui – allez savoir pourquoi – fit penser à sa trajectoir­e de don Juan. Frédéric Beigbeder ajoutait que Chardonne écrivait des bêtises et que le mariage ne supprime pas l’existence des autres femmes vivant sur terre. En incurable gaulliste, JeanRené Van der Plaetsen émettait des réserves sur l’homme. Hélas Marc Lambron, morandien de compétitio­n, était retenu au Conseil d’État ; le débat ne serait tranché que le soir. Pas tout à fait ivres (et en cela abusivemen­t traités de hussards) mais très gais, ils s’étaient séparés pour se mettre au travail. Le fantôme eut un bref instant l’envie de ressuscite­r pour être à leur place. Juste quelques semaines : le temps de compléter sa bibliograp­hie par un ultime ouvrage, dont il avait déjà le titre : Paris sera toujours une fête.

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