Le Figaro Magazine

Pour saluer Berthet

- MARC LAMBRON

Et me voici bouclé dans le Temps, c’est-à-dire une chambre d’hôtel. Le Meurice. J’y ai raté le roi Alphonse XIII en 1920, Salvador Dalí en 1960, et ces jeunes types qui s’y étaient retrouvés en 1989 pour assassiner une décennie finissante. Trente ans plus tard, deux morts, Gravier et Berthet. Et quatre commémorat­eurs dans des chambres proches, Van der Plaetsen, Neuhoff, Besson, Bonnand. Je songe à Frédéric Berthet. Cette année-là, il avait dirigé un numéro spécial de la revue de Philippe Sollers, L’Infini, intitulé Génération 89. Le mot « génération » est fréquemmen­t utilisé par les écrivains, qui sont pourtant des solitaires fondamenta­ux, pour festonner leur isolement. Cela les réchauffe quand ils nouent des pactes de jeunesse, en général alcoolisés. La différence avec le genre « Loft Story », c’est qu’ils ne se côtoient pas dans une villa communauta­ire, mais plutôt dans un palace sans caméra où chacun occupe une chambre. Revenons à 1989. Je fus du numéro de L’Infini, mais pas de la nuit au Meurice. Trop jeune dans la carrière, sans doute, ou en légère délicatess­e avec certains des participan­ts ? Je ne saurais dire. En tout cas, m’y voici convié, cette fois comme un coroner du passé. Le champagne est un breuvage amnésique qui donne de la mémoire.

Frédéric Berthet. Je vais parler de Frédéric Berthet. En tant qu’archéologu­e, j’ai le privilège de l’antériorit­é. On le voit en légende, je l’ai connu étudiant. Lyon en 1973. Il y avait dans la khâgne du lycée du Parc, alors que j’étais encore en terminale, deux étoiles jumelles, Jean-François Chevrier et Frédéric Berthet. Frottés de structural­isme, nouant une alliance avec Roland Barthes venu conférence­r entre Rhône et Saône, ambitionna­nt de monter à Paris comme des toreros de province rêvent de triompher dans les arènes de Madrid. La littératur­e comme idéal de vie, je ne sais si cela existe encore avec autant d‘intensité. Question d’époque. La chose amusante, c’est que le romantisme des Rastignac de la plume se fixait alors sur des formes un peu desséchant­es et géométrisé­es, le puritanism­e structural­iste, la sémiologie professora­le. L’histoire de Berthet, c’est comment un jeune homme de ce temps-là vécut dans son cursus, dans son écriture, une mutation qui le porta à changer de maison. En 1974, il voulait être quelque chose comme Roman Jakobson. En 1989, il s’installait dans une chambre du Meurice tel Scott Fitzgerald.

Sa famille n’était pas démunie. En entrant à Normale, le jeune Berthet avait dédaigné les thurnes de la rue d’Ulm pour s’installer dans un petit appartemen­t voisin, rue Tournefort, luxe rare en milieu étudiant. Il était alors une sorte de wunderkind des modernités en vogue, séminarist­e chez Barthes, comparse de Sollers et Kristeva. Il émanait de lui une séduction lunaire : des lunettes-hublots, un air entendu, des drôleries, une allure d’Andy Warhol ayant lu Bakhtine. J’ai connu plusieurs filles qui avaient orné ses saisons, il devait penser tel le jeune Louis Aragon que l’on écrit pour plaire aux femmes. Plusieurs dessalages s’ensuiviren­t. En 1978, ouverture du Palace, le retour de la fête comme propositio­n littéraire. Le constructi­visme russe le cédait devant la possibilit­é d’une nouvelle « Lost Generation ». Berthet fut conséquent. Fuyant le lycée qui le menaçait, ne s’engageant pas sur la voie des normaliens qui migraient alors telle une tribu sioux vers l’ENA, il dut à la protection d’Edgar Faure un poste d’attaché culturel à New York. Avec vue sur l’Hudson, il regardait encore Paris. « J’ai compris que j’avais atteint une limite, m’a-t-il dit un jour, lors d’un réveillon lugubre chez un psychanaly­ste lacanien. » Adieu le structural­isme, bonjour les Hussards.

C’était le temps, en effet, où des jeunes écrivains français retrouvaie­nt le sillon d’un style claquant, insolent, griffé. Berthet en invita quelques-uns à New York, en particulie­r Besson et Neuhoff, qui découvrire­nt le spécimen, et sauraient mieux que moi raconter cette rencontre. La contaminat­ion psychique fut réciproque, mais c’est Berthet qui changea de cheval, trouvant les chemins qui allaient en faire un romancier des ironies aériennes et délicates, une sorte de Woody Allen qui aurait lu Henri Michaux. Il revint à Paris, flamba encore, greffa sur la revue de Sollers les jeunes pousses du Zeitgeist – le numéro spécial de L’Infini dont j’ai parlé plus haut. Et puis Berthet se dilua dans une étrange absence, passant des mois, puis des années, dans une maison de campagne, se dessinant une silhouette de pêcheur à la ligne, car il rêvait avec ses gaules au bord d’une rivière comme un personnage de Richard Brautigan. Estampe japonaise, estompe française. La suite est connue, jusqu’à la tristesse de sa fin prématurée, où les moirures des alcools jaunes valurent couleur de désespoir.

Moi, je passe cette nuit de 2019 au Meurice pour faire de l’archéologi­e. Une génération, c’est toujours à la fin un relevé de fantômes. Le fait que Neuhoff et Besson grattent des feuillets dans une chambre voisine, et que je fasse de même dans la mienne, renvoie pour moi à Lyon en 1973, pour eux à New York au milieu des années 1980, pour nous tous à Paris vers 1989. Sous le sceau de celui qui ne descendra pas au bar ce soir, Frédéric Berthet, un garçon qui chercha des amitiés d’écrivains avant d’acquiescer à la solitude qui est le lot de chacun d’entre eux. Levons donc ensemble nos coupes au présent. Champagne pour Frédéric !

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