Le Figaro Magazine

Paris est une fête, mais pas un cadeau

- GILLES MARTIN-CHAUFFIER

Il pleuvait. Je sais : nous ne sommes pas à Bamako. En novembre, Paris s’égoutte. La journée commençait mal. Première épreuve : passer au journal et se soumettre aux ultimes lubies de la rédactrice en chef, un squelette vociférant. Direction : Levallois. En fait, Pont de Levallois, le bout de la ligne. Bécon, en somme. En plein 92. Presque la province. A deux cités de là, ils cultivent déjà un accent. Donc : métro. A République, un claque-dent balkanique a massacré un air d’accordéon. Deux stations, deux minutes de crincrin. Ils ne s’épuisent plus, les Tziganes. Pas un sou pour lui. Changement à Opéra. Et pause à Wagram. Quelque part quelqu’un marche sur la voie. Cinq minutes d’arrêt. Quand ils se suicident, c’est une bonne demi-heure. Passons, Paris est une routine. Je rêve d’un scooter. J’ai tout tenté pour le suggérer à mes parents. Ma mère me voit déjà broyé. Huit ans d’aviron au Pont de Sèvres et je reste sa petite porcelaine chérie. Avec ma femme, pour mon anniversai­re, elles se sont cotisées. Résultat : une montre. Chanel, noire, en céramique. Très belle et très lourde. L’impression d’avoir une menotte au poignet. De toute manière, je lis l’heure sur mon smartphone. Cela dit, ce matin, je l’ai mise. Avec mon costume gris Kooples et ma cravate Charvet, ça fait chic. Je suis un Parisien : me le répéter jusqu’à plus soif. C’est pour ça que je suis chargé d’accueillir les invités. Thème de la soirée : justement, Paris est une fête. Mission : photograph­ier au Meurice douze créateurs de mode venus de cinq ou six continents. Un Russe, une Nigériane, à moins qu’elle soit Nigérienne, une Brésilienn­e, deux Américains, un Thaïlandai­s… Leurs modèles défilent pour la Fashion Week. La Tchadienne a choisi un entrepôt sur les boulevards extérieurs, le Russe a préféré une station de métro. On a échappé aux égouts. Je me serais bien occupé du Russe, rond comme un jambon, blond comme la bière et rigolard comme lui seul. Sèche comme une facture, la rédactrice en chef m’a attribué la Qatarie. Bonne pioche : c’est la plus jolie. On dirait Audrey Hepburn à peine teintée. Des yeux noir Putman et des cils de poney. Mince comme un collier de perles, elle n’a jamais bu autre chose que de l’eau. Elle parle mieux le français que moi. Sauf qu’elle n’a pas ouvert le bec quand je l’ai guidée dans Paris. Merci Anne Hidalgo. On se serait cru en Syrie. Toutes les rues défoncées. Une heure pour aller du Louvre à l’Alma. La princesse n’a parlé qu’au chauffeur Uber. En arabe. Au Meurice, elle n’a même pas regardé le lieu du shooting – un salon bordé de colonnes en marbre, les fameuses colonnes Meurice. Elle a juste demandé sa suite et m’a planté là. Je serais bien resté l’attendre dans le hall. Dans ce paradis, la vie baisse le ton. Les tapis, le marbre, les cuivres, tout s’y lit comme un télégramme : « Arrivés au paradis. Tout va bien. Nouvelles suivent. » J’adore cette France tellement polie. Rien à voir avec ma chef. Aussi fêlée qu’une cloche, elle m’a renvoyé chez Moulié, place du PalaisBour­bon. Elle avait lu quelque part qu’une fine odeur d’héliotrope­s s’exhale des fèves en fleurs. Le fleuriste m’a pris pour un malade. Pour finir, on a un décor blanc (les fleurs) et vert (les feuilles). Tout ça pour ça. Enfin, la séance photo a eu lieu. Avec trois heures de retard. Pour le magazine, un strict minimum. Ma princesse qatarie était la plus gracieuse. Une silhouette esquissée au pinceau, un teint de dragée fignolé à l’aquarelle, une voix douce comme le lait et un très joli voile. Ma patronne a tiqué : « Un voile, en ce moment ! » Comme pour le gluten, ses dégoûts suivent la mode. Elle dépasse franchemen­t la dose prescrite de conformism­e. Ma princesse s’est fermée comme un parapluie. A part ça, elle n’a embêté personne quand l’Américaine nous faisait avaler les couleuvres comme des pilules. Cette souris ferait se battre des frères siamois. Deux mètres de haut, le Turc sortait du cadre mais exigeait de s’asseoir. L’Israélienn­e, 70 ans, dégotée chez un antiquaire, n’offrait que le profil droit. Le premier assistant était mouillé comme une éponge. Incroyable : malgré tous ces caprices, l’image était dans la boîte en une demi-heure. On est passé à table. Et là, surprise : ma princesse a accroché mon regard comme un hameçon. Elle me voulait à coté d’elle. Ensuite, elle a réclamé un tour de Paris by night. Cette voix ! Il pleuvait toujours mais la voiture glissait sur les avenues trempées comme une gondole sur la lagune. Pas besoin de voler bien haut pour battre des ailes, je planais. Elle aussi. Au Trocadéro, on est allé sur l’esplanade voir la tour Eiffel. Mais elle n’était pas venue à Paris pour mourir de froid en mules Gucci. Retour au Meurice. J’ai ouvert sa robe comme un cadeau. Un tout petit oiseau aux jolies plumes.

Je suis rentré léger comme l’amoureux qui ne laisse pas de traces dans la neige. Il était très tard. Sortie une seconde de son sommeil, ma femme a demandé quelle heure il était. Et merde ! J’avais laissé la Chanel sur la table de nuit. Et impossible de la récupérer. J’avais emporté les deux cendriers de la chambre. En souvenir. Paris est peut-être une fête mais ce n’est pas un cadeau.

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