Le Figaro Magazine

Meurice (la suite)

- ÉRIC NEUHOFF

Astrid, par exemple. Il l’avait déjà emmenée dans cet hôtel. Elle feignait de ne pas s’en souvenir. C’était une Parisienne qui adorait dormir ailleurs que chez elle. Elle avait des cheveux blonds et de tout petits pieds. Quand elle avançait, elle avait la même démarche en biais que John Wayne. Astrid savait que Paris est une ville mystérieus­e. Elle sortait en peignoir sur le balcon. Elle voulait faire raser la tour Montparnas­se. En bas, rue de Rivoli, les pistes cyclables occupaient la moitié de la chaussée. L’embouteill­age était monstre. Le bruit des klaxons montait jusqu’au cinquième étage. En face, une fête foraine battait son plein. Les jardins des Tuileries, disaitelle, étaient « les plus beaux environs du monde ». Astrid voulut sortir. Elle était intenable. Il fallut monter sur la grande roue, acheter de la barbe à papa, tirer sur des ballons gonflés à l’hélium. Elle courait partout, allait de stand en stand. Il aurait pu l’aimer jusqu’à la fin de ses jours. Il n’avait jamais su pourquoi. Elle gagna un ours en peluche. Paris lui appartenai­t. Son rêve était d’instituer un permis de Parisienne comme il existait un permis de conduire. Les épreuves auraient impliqué de savoir reconnaîtr­e le champagne rosé à l’aveugle, de prononcer correcteme­nt le nom de La Trémoille, de rappeler que dans Le Feu follet, le boulevard Saint-Germain était à double sens. Une question subsidiair­e aurait obligé les candidats à se suicider en sautant du pont Alexandre-III. Seule condition : tomber alors sur le pont d’un bateau-mouche. Astrid était idiote. Il était impossible de se passer d’elle. Elle affectionn­ait le quai Voltaire parce qu’Antoine Blondin avait habité là, acceptait de se rendre rive droite uniquement pour déguster des Moskow Mule. Il y avait une nuance. Pas question de lui imposer une paille métallique. « J’ai horreur de sucer de l’acier ». Laissons au lecteur le soin de commenter cet avis autorisé. Depuis combien de temps la fréquentai­t-il ? Il avait renoncé à compter. Astrid et lui, c’était une vieille histoire. Ils s’étaient perdus, retrouvés. Bizarremen­t, ils n’avaient jamais vécu ensemble. Cela les avait sans doute sauvés.

Il regardait Astrid. C’était toujours elle. Il ne se lassait pas de ses taches de rousseur, de ses jambes qui mesuraient des kilomètres, de ces colliers avec des têtes de mort mexicaines. Ils avaient eu des enfants chacun de leur côté. Il y avait eu, oui, des divorces, ces zones de silence, ces malentendu­s. Quand il y repensait, il vérifiait qu’ils étaient beaucoup allés dans des chambres d’hôtel. Cela ne leur déplaisait pas de retrouver au bar des escrocs ukrainiens, des révolution­naires sud-américains, des filles faciles originaire­s des Balkans. Ils étaient tombés sur un couple de Grecs. Astrid leur avait offert un verre de chardonnay en leur glissant : « Paris est une feta. » Il eut un peu honte. Il avait bien aimé avoir soixante ans. La chose, en soi – atteindre cet âge – lui avait déjà semblé un exploit. Son père n’avait jamais été jusque-là. Maintenant, il y avait un tas de choses qu’il ne serait plus obligé de faire. Fini le temps où il devait inviter une femme au restaurant pour la séduire. Adieu l’époque où il consultait son répertoire téléphoniq­ue pour décider avec qui passer la soirée. Il pensa soudain qu’il ne lui restait plus beaucoup de choses à faire pour la première fois. Se marier, divorcer, enterrer ses parents, tous ces trucs étaient derrière lui. Astrid secouait cette mélancolie. Elle entrait partout en foule. C’était un pluriel à elle toute seule. Quand elle n’arrivait pas à dormir, elle lisait des romans d’Anthony Trollope. Elle s’endormait et avait des légers ronflement­s de poisson rouge. Une fois, en Italie, elle avait commandé le petit déjeuner en demandant : « Possibile habere two desayunos ? » Comment en étaientils venus à parler de Jean-Michel Gravier ? Elle était trop jeune pour avoir été abonnée au Matin de Paris. Il lui raconta les fêtes que donnait Jean-Michel dans sa cour de la rue de Lévis, ses coups de gueule au Festival de Cannes (« Ce film n’est pas utile ! »), ses déjeuners le dimanche au Balzar. Il était peut-être le meilleur d’entre eux, avec son anorak rouge, ses cheveux poivre et sel. Il était mort jeune, sans s’y attendre. À quel âge Hemingway s’était-il suicidé ? Il valait mieux ne pas se poser ce genre de questions. Son fantôme rôdait rue Notre-Dame-des-Champs, dans la salle du Rosebud. Astrid, tu te souviens quand on commandait des chilis con carne avec du saintpourç­ain au Rosebud ? Rappelle-toi, Astrid, les mardis au Bus Palladium quand l’entrée était gratuite pour les filles, quand tout le monde se cotisait pour avoir une bouteille de vodka et qu’on finissait par aller rue SaintDenis manger des sandwichs à n’importe quoi, la musique sur laquelle on dansait à l’Élysée-Matignon. Elle prétendait que dans cette boîte, toutes les filles étaient plus jolies qu’elle. Ça n’était pas faux, mais aucun garçon n’aurait osé l’avouer. Astrid, Astrid, merci d’être dans cette suite n° 507. Dehors, le soir tombe. Les années ont passé. Les gens font semblant d’être immortels. Paris est toujours cette ville de caprices et de hasards. Les marronnier­s ont perdu leurs feuilles. L’hiver ne durera pas. Astrid n’a peur de rien. Depuis le balcon, elle contemple dans la nuit les yeux de la tour Eiffel. Ils clignotent. À minuit, ils se fermeront définitive­ment. Paris ne sera jamais une défaite.

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