La roue de l’infortune
Il était SDF. Un SDF de luxe, certes, mais un SDF. Sans domicile fixe : ces trois mots peuvent résumer un être et son destin mieux que l’intitulé d’une profession ou l’énoncé d’une situation matrimoniale. Dans son cas, il ne pouvait d’ailleurs se prévaloir ni de l’une ni de l’autre. Rentier (il détestait ce mot, lui préférant le terme d’oisif), il avait pris le pli, lorsqu’il lui fallait remplir des documents administratifs, d’indiquer « sans » à la rubrique profession. Il en éprouvait une vague honte. Ce n’était pourtant pas de sa faute, se disait-il parfois, si, étant fils unique, il avait hérité à sa majorité de la totalité de la fortune de ses parents, eux-mêmes issus de deux familles nanties – pour ne pas dire très riches car il avait fait disparaître cet adjectif de son vocabulaire.
Sa situation sentimentale n’était guère enthousiasmante. Célibataire endurci, non par choix mais par contrainte, la question du mariage ne s’étant en réalité jamais posée, il avait traversé l’existence en solitaire. Sans point d’ancrage, ayant toujours refusé de posséder un domicile, il ne manquait pas d’amis, ou prétendus tels, qu’il croisait à intervalles réguliers, calés sur le rythme des saisons de la gentry, dans les salons et couloirs du Meurice, du Carlton, du Travellers, du Brooks’s, du Knickerbocker ou de Lyford Cay – tous ces palaces, cercles ou clubs où il vivait dans une perpétuelle transhumance. Il fréquentait de temps à autre une ou deux amies compatissantes qui s’efforçaient de le tirer de sa torpeur, lui détaillant les avantages d’une vie de couple, et puis… rien. Les médecins lui avaient diagnostiqué de longue date une neurasthénie – mais il n’avait pas pris la peine d’ouvrir un dictionnaire pour connaître les causes et les symptômes de cette pathologie.
Lorsqu’il réfléchissait sur le sens de sa vie, il s’étonnait qu’il s’y fût passé si peu de choses en soixante ans. Il avait beau examiner la situation sous tous les angles, la considérer sous toutes ses faces, il ne distinguait aucun événement saillant, aucune émotion forte – pas même la mort de ses parents qui s’étaient débarrassés de lui dès l’enfance en le plaçant dans un pensionnat suisse perdu au fond d’une vallée neigeuse. Passer ses journées à regarder ses contemporains s’activer lui convenait très bien – il croyait y discerner une forme de sagesse. En vérité, rien n’était jamais venu troubler le cours naturel et paisible de son existence. C’était à la fois une chance et une déveine.
Il s’y était fait, à la longue, parce que l’homme est ainsi constitué qu’il se fait à tout. Mais il éprouvait parfois le sentiment agaçant que sa vie était incomplète. Lorsqu’il avait hérité des propriétés de ses parents, il avait tout vendu sans l’ombre d’une hésitation, le grand appartement de la rue Barbet-de-Jouy, un gros château en Bourgogne où il n’avait presque jamais mis les pieds, ainsi qu’un merveilleux petit palais bâti au début du XIXe siècle à l’entrée de Sintra. Il avait déjà pris la décision de vivre sans chaînes à l’esprit ni boulets aux pieds. Il se disait qu’il était le plus libre des hommes, qui n’était attaché à rien et que rien n’attachait. Il se plaisait à imaginer qu’il aurait pu être marin, en d’autres lieux, d’autres époques ou d’autres circonstances, et naviguer sans jamais croiser quiconque. Un destin à la Robinson ne lui aurait pas déplu. Il s’était même imaginé qu’il aurait pu devenir moine parce qu’il aimait la beauté des chants grégoriens et la pureté des cloîtres romans – mais sa foi n’était pas assez forte. Pour tout dire, il doutait d’un Dieu qui lui avait tant donné alors que les autres avaient, en comparaison, si peu reçu.
Il regarda par la fenêtre de la suite qu’il occupait face au jardin des Tuileries. Dehors, les lumières de Paris scintillaient dans la nuit, donnant un air de féerie de l’enfance à cette ville souvent décrite comme l’une des plus belles du monde. Il avait atterri quelques heures plus tôt en France, en provenance de Nassau. En arrivant, le concierge du Meurice lui avait fait une étrange réflexion concernant des hordes de gilets jaunes qui avaient perturbé la saison touristique. Il n’était pas sûr d’avoir tout compris – mais il est vrai qu’il ne lisait jamais les journaux. Il vérifia que la grande roue était toujours là. Oui. Elle était bien là. Elle avait simplement changé d’emplacement par rapport à l’année passée. Il sentit au fond de son coeur quelques palpitations. Ce grand manège vertical lui rappelait l’anniversaire de ses six ans. Ce jour-là, sa mère l’avait emmené dans une fête foraine à Genève et ce fut sans doute la seule fois de sa vie où il s’était senti pleinement heureux. C’était la raison pour laquelle il s’arrangeait toujours pour se trouver à Paris au moment des fêtes de Noël. Il regarda sa montre. Neuf heures du soir. Le moment était venu de sortir et d’aller faire des tours de manège. Il savait déjà qu’il passerait toute la nuit dans la grande roue illuminée, en s’émerveillant de la vie qui est une grâce.