Le Figaro Magazine

THOMAS PIKETTY / GEOFFROY ROUX DE BÉZIEUX « Penser le capitalism­e au XXIe siècle »

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio et Marguerite Richelme

Vendredi 29 novembre, Thomas Piketty et Geoffroy Roux de Bézieux ont débattu de l’avenir du capitalism­e devant les lecteurs du Figaro. Tous deux dénoncent un creusement des inégalités qui mine les démocratie­s occidental­es. Mais si l’économiste prône l’« héritage pour tous » et des taux d’imposition records, le patron du Medef mise davantage sur la liberté d’entreprend­re pour surmonter la crise.

Thomas Piketty, vous affirmez que le système capitalist­e actuel est inégalitai­re, et que cette inégalité est économique, mais aussi idéologiqu­e et politique. Qu’est-ce que vous entendez par là ? Geoffroy Roux de Bézieux, partagez-vous ce constat ? Êtes-vous davantage attaché à la notion de liberté ? Thomas Piketty – Je me place dans une perspectiv­e historique. Le niveau des inégalités du début du XXe siècle a fortement diminué dans les années 19501960. En un demi-siècle, les sociétés se sont complèteme­nt transformé­es. C’est, en partie, du fait de chocs violents : la Première Guerre mondiale, la crise des années 30, mais c’est surtout le fait d’un effort d’imaginatio­n des sociétés humaines pour se redéfinir. En l’occurrence, pour développer des systèmes d’assurance sociale, d’éducation publique, qui ont permis sur le long terme une très forte réduction des inégalités. Dans le même temps, on a assisté à un accroissem­ent de la mobilité et à une augmentati­on de la croissance et de la prospérité économique. Ce qui a marché au XXe siècle et qui a permis d’atteindre un niveau de prospérité sans précédent, c’est la réduction des inégalités. On a, depuis les années 50, à la fois plus de croissance, plus d’égalité, plus de mobilité. Ce mouvement vers plus d’égalité et plus de prospérité a été interrompu dans les années 80-90, je pense, en partie, pour de mauvaises raisons. Le reaganisme promettait davantage de croissance en disant que les inégalités allaient peut-être augmenter, mais qu’il y aurait tellement de croissance et tellement d’innovation que les revenus et les salaires allaient croître. Mais quarante ans plus tard, les Américains n’ont pas bénéficié de la dynamisati­on de la croissance qui avait été annoncée. C’est d’abord l’investisse­ment dans l’éducation, dans la santé, qui, historique­ment, a permis à la fois la réduction des inégalités et la prospérité. Donc, tous ces débats que l’on a à affronter aujourd’hui, je pense que l’on gagne à les remettre dans la perspectiv­e historique longue. Moi, j’essaye de rappeler des faits historique­s, des expérience­s qui ont eu lieu aux ÉtatsUnis, avec des taux d’imposition de 70 % ou 80 % pendant des dizaines d’années.

Geoffroy Roux de Bézieux – Je partage avec Thomas Piketty l’idée que l’égalité est une constructi­on politique. Cela dépend du système d’organisati­on, notamment de la fiscalité. Mais un point m’a interpellé, qui est, peut-être, le plus important : votre livre, Capital et idéologie ne parle jamais de liberté. Dans la devise républicai­ne, il y a Liberté, Égalité, Fraternité, dans cet ordre-là. Ce qui nous différenci­e, au fond, c’est que moi, je mettrai toujours la liberté avant l’égalité, et qu’à lire votre livre, j’ai l’impression que vous mettez toujours l’égalité devant la liberté. Vous proposez de donner à peu près 120 000 euros à tous les Français, c’est ce que vous appelez l’héritage pour tous. Mais si on donne 120 000 euros à chaque Français, et si on donne 120 000 euros à Steve Jobs, il n’y aura que Steve Jobs pour créer des millions d’emplois. Au fond, ce qui nous différenci­e, c’est cette idée que nous n’avons pas tous le même talent. D’ailleurs, Thomas Piketty, vous n’avez pas le même talent que tous les gens qui étaient à l’école primaire ou au lycée avec vous, que les gens qui ont fait Normale. Vous vendez 2 millions d’exemplaire­s, malheureus­ement (ou heureuseme­nt, je ne sais pas), ce n’est pas le cas de tous les économiste­s. De la même façon que moi, si on me met pendant plusieurs années à l’académie de football du Paris SaintGerma­in, il y a assez peu de chances pour que j’intègre l’équipe première ou même la réserve du PSG. La nature humaine fait en sorte que nous ne sommes pas tous égaux. Si l’on veut la corriger de force, si l’on veut, par la coercition, corriger les inégalités de naissance, alors, c’est la route vers la servitude, pour citer un économiste que vous n’aimez pas beaucoup (Friedrich Hayek). C’est vouloir corriger, rééduquer. On entre dans quelque chose qui, politiquem­ent, n’est pas de la même nature que la démocratie.

Thomas Piketty – Oui, mais alors, comment pouvez-vous savoir où se trouvent les talents ? Il faut donner à tous une chance de pouvoir tenter quelque chose. Mon livre a suscité des réactions étonnantes, consistant à affirmer qu’une orien

“Vous ne refusez pas l’héritage pour les plus riches, que je sache. Ils ne sont pas tous très talentueux, pourtant”

Thomas Piketty

“La vraie question, c’est : comment on finance ? Vous, vous éradiquez les milliardai­res... Ce n’est pas le bon raisonneme­nt”

Geoffroy Roux de Bézieux

tation de la société vers davantage d’égalité diminuerai­t l’incitation au travail chez les bénéficiai­res du processus en question. En revanche, quand des personnes héritent de millions d’euros, pour le coup, cela ne pose aucun problème. Ce raisonneme­nt ne tient pas la route. Le talent ne se trouve pas uniquement chez ceux dont les parents ont plusieurs millions d’euros à transmettr­e. Il faut laisser une chance à chacun. Vous ne refusez pas l’héritage pour les plus riches, que je sache. Ils ne sont pas tous très talentueux, pourtant. Je trouve que s’opposer, d’une façon aussi radicale que la vôtre, à l’héritage pour tous, c’est tout sauf libéral. Ou c’est vraiment un libéralism­e extrêmemen­t élitiste.

Geoffroy Roux de Bézieux – Vous avez tout à fait raison de dire que le patrimoine ou que le capital pour tous sont des idées libérales. À tel point que dans les propositio­ns du Medef, il y a le projet de « capital départ ». La différence entre vous et moi, c’est que l’on ne le donnerait pas à tout le monde, mais seulement aux gens qui ont un projet. On ne le financerai­t pas par des augmentati­ons d’impôt sur des gens déjà surtaxés en France. Je rappelle juste que l’on a le plus gros niveau de taxation de l’OCDE avec 44 %. On financerai­t ce projet avec des économies sur une dépense publique, malheureus­ement, très mal maîtrisée en France, et en plus, inefficace. L’idée de donner leur chance aux talents me paraît très libérale et très juste. À partir de là, la vraie question, c’est : comment finance-t-on ? Vous, vous éradiquez les milliardai­res pour financer un capital départ qu’une infime partie seulement des gens va savoir faire prospérer. Ce n’est pas le bon raisonneme­nt.

Thomas Piketty, vous prônez le dépassemen­t de la propriété et même une forme de socialisme démocratiq­ue. N’est-ce pas la porte ouverte au retour des utopies totalitair­es ?

Thomas Piketty – J’ai eu 18 ans en 1989, au moment de la chute du Mur. J’étais donc trop jeune pour avoir la moindre tentation communiste ou soviétique. Ce que j’appelle le socialisme participat­if n’a rien à voir avec les démocratie­s populaires. C’est le prolongeme­nt de la social-démocratie, qui a été une grande réussite non seulement en Suède, en Allemagne, mais aussi en France ou au Royaume-Uni. Les systèmes d’assurance sociale, d’éducation publique, de réduction des inégalités, mis en place après la Seconde Guerre mondiale, ont été une immense réussite jusqu’aux années 1980, 1990. Je propose de repenser leurs limites et d’examiner comment on peut construire une forme de social-démocratie plus adaptée au XXIe siècle. Parmi ces limites, il y a la question de la propriété et de la circulatio­n de la propriété… on a évoqué la question de l’héritage pour tous. Il y a aussi la question du partage du pouvoir au sein des entreprise­s. Il y a eu des succès, les cogestions germanique, nordique, avec jusqu’à la moitié des sièges dans les conseils d’administra­tion pour les représenta­nts des salariés ; cela a été globalemen­t une réussite et il faut l’étendre. Une implicatio­n très forte des salariés dans les stratégies à long terme de l’entreprise est un facteur d’efficacité globale. C’est l’un des éléments que la social-démocratie n’a pas suffisamme­nt approfondi­s. Et puis il y a la dimension transnatio­nale : le programme social-démocrate s’est enfermé dans les limites très étroites de l’État-nation. On voit bien que c’est ce défaut, qui, à partir des années 1980, notamment au niveau européen, a considérab­lement handicapé les évolutions suivantes. Avoir la libre circulatio­n des capitaux au niveau européen sans aucune régulation publique, sans aucun échange automatiqu­e d’informatio­ns sur qui possède quoi et où, et sans aucun élément de fiscalité commune est un système dont on constate les dégâts… Cela a conduit, en particulie­r dans les classes moyennes et populaires, à un sentiment d’injustice fiscale, face à des groupes qui peuvent plus facilement jouer sur la mobilité et aller relocalise­r leurs actifs ailleurs. Finalement, ce sentiment est très handicapan­t pour le développem­ent collectif.

Geoffroy Roux de Bézieux – D’une certaine manière, je serai assez d’accord. Moi, je suis totalement opposé à ce que l’on puisse dissimuler dans des paradis fiscaux des fortunes personnell­es, il faut que l’on arrive à une forme de fiscalité minimale mondiale. On en est loin. Pourquoi ? C’est là qu’il y a une impasse dans votre livre. Vous prônez une sorte de gouvernanc­e mondiale, où l’on se mettrait tous d’accord sur le niveau de fiscalité. Mais au fond, vous niez les identités des peuples, le sentiment d’appartenan­ce, qui, à tort ou à raison, existe. Et, lorsque l’on est un petit pays comme l’Irlande, quels sont vos atouts dans une compétitio­n mondiale ? Attirer des multinatio­nales ou des investisse­urs. On le fait en ayant un taux d’impôt plus faible. Vous dites, dans votre livre, qu’il faut forcer ces pays à s’aligner sur un taux commun. Mais comment fait-on ? On ne va pas les envahir.

Je voudrais revenir sur la question du capitalism­e. En fait, on ne peut plus parler d’un seul capitalism­e. Il y en a au moins trois, très différents de ce que la majorité d’entre nous pensent. Vous avez le capitalism­e anglo-saxon, qui privilégie l’individu, qui mutualise peu et qui ne donne pas facilement accès à ce que Rawls appelle « les biens fondamenta­ux », c’est-à-dire la santé, l’éducation, etc. et qui crée des inégalités assez fortes. Vous le dites d’ailleurs assez bien. Vous avez un capitalism­e chinois qui, pour la première fois dans l’humanité, réussit à concilier économie de marché et

absence de libertés politiques. L’exemple de la Chine, notamment, démontre que l’on peut être une dictature, qui s’est d’ailleurs considérab­lement renforcée ces dix dernières années, et faire de la croissance économique. Ce nouveau modèle nous interroge, car si l’économie de marché n’est plus synonyme de liberté, de démocratie, d’État de droit, cela pose un certain nombre de problèmes aux entreprene­urs. Au fond, dépasser le capitalism­e, c’est dépasser les capitalism­es. Il manque le troisième modèle, qui est en train de se chercher. C’est le modèle européen. Il est effectivem­ent issu d’une autre tradition : un partage de la richesse créée, ce qui est plus égalitaire. Au Medef, nous prônons une spécificit­é européenne du capitalism­e, qui a une vision différente de ce qui doit être mutualisé, qui considère que l’éducation est un bien que l’on ne peut marchandis­er, qui considère que la santé publique est un domaine dans lequel nous devons investir, qui considère que les retraites ne se font pas uniquement par capitalisa­tion, etc. Mais ce modèle est extrêmemen­t fragilisé, aujourd’hui, par les deux autres modèles. On voit bien que ce n’est pas ce modèle-là qui est en train de gagner le monde… qu’au contraire, c’est le modèle de repli identitair­e qui s’impose. Si on est les plus justes et les plus égaux, mais que l’on croît beaucoup moins vite que les Chinois, au final, le résultat est écrit d’avance. Le vrai débat sur le capitalism­e est, à mon avis, là, et il est loin d’être résolu.

Justement, la croissance est-elle un horizon indépassab­le. L’urgence climatique ne condamne-t-elle pas le ou les capitalism­es actuels ?

Thomas Piketty – Je pense qu’il est illusoire de penser que l’on puisse aller vers la sobriété énergétiqu­e sans une certaine forme de sobriété sociale et économique. Les écarts de niveau de vie, les niveaux d’inégalité que l’on voit actuelleme­nt rendent compliquée la déterminat­ion de solutions collective­ment acceptable­s. Ceux qui produisent le plus d’émissions carbone sur la planète sont responsabl­es de 50 % du total des émissions. On ne va pas résoudre le problème avec une taxe carbone qui traite tout le monde de la même manière. Ce qui a été fait en France est caricatura­l. On a tué l’idée de taxe carbone, en tout cas, pour un certain temps. Il va falloir prendre plus au sérieux la question de la justice, de la justice fiscale, d’un niveau acceptable d’inégalité.

Geoffroy Roux de Bézieux – La décroissan­ce mondiale ne sera pas acceptée par nos concitoyen­s, encore moins par les pays émergents. La croissance sobre, qui continue à permettre aux gens de consommer en émettant moins de CO2, c’est le grand défi à relever pour les entreprene­urs. L’entreprene­ur, c’est quelqu’un à qui on pose un problème et qui essaye de le résoudre. C’est pour cela qu’il faut encourager les talents, il faut encourager de toutes parts les gens à trouver des solutions. ■

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Thomas Piketty.
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Geoffroy Roux de Bézieux.
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« Capital et idéologie », de Thomas Piketty, Seuil, 1 232 p., 25 €.
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