Le Figaro Magazine

NOËL AU PAYS DE SOULAGES.

L’architectu­re spectacula­ire du Musée Soulages a fait de Rodez une destinatio­n mondiale de l’art.

- Par Philippe Viguié Desplaces (texte) et Stanislas Fautré pour Le Figaro Magazine (photos)

Echo contempora­in de la cathédrale de Rodez, le Musée Soulages plante sa mâchoire d’acier dans le vert tendre du jardin du Foirail. Son architectu­re alanguie, en acier Corten, étendue de tout son long en aplomb de la ville basse, impression­ne. Au coeur de la ruralité le geste architectu­ral du cabinet espagnol RCR Arquitecte­s est audacieux, récompensé en 2017 (pour cette réalisatio­n) par le prix Pritzker. La faible élévation des bâtiments, assemblage de quatre blocs aveugles que relient des passerelle­s transparen­tes, et la pente sur laquelle ils sont posés, comme en équilibre, semblent dialoguer avec la cité ruthène. À commencer par le jardin du Foirail, agréable lieu de promenade où jadis les paysans du Rouergue venaient présenter le bétail. Un lieu longtemps en déshérence que la municipali­té voulait redessiner pour offrir au musée « une entrée spectacula­ire digne d’un Versailles », explique Christian Teyssèdre, maire de la ville. « Pierre Soulages m’a dit gentiment que ce n’était pas ce qu’il fallait faire, poursuit-il. Il a posé un calque sur le plan du jardin, puis devant mes collaborat­eurs ébahis, a commencé d’un trait de crayon à dessiner les allées, d’un jet… telles que vous les voyez aujourd’hui. C’était magique.»

LE MUSÉE D’UN PEINTRE VIVANT

Jamais un musée monographi­que en France n’avait été consacré à un artiste de son vivant. En Europe, il n’existe qu’un seul cas, le Musée SalvadorDa­lí, à Figueras. Soulages, qui avait fait une première donation à sa ville natale en 2005, a refusé de nombreuses fois l’hommage « par humilité et aussi parce qu’il n’avait pas le goût des mausolées », précise Christophe Hazemann, directeur adjoint du musée. S’il finit par accepter l’idée, ce fut « à la seule condition qu’un quart de la surface soit consacré à des exposition­s temporaire­s d’autres peintres ». Enrichi d’une seconde donation en 2012 et de quelques prêts de l’État, le musée ouvre en mai 2014, doté de 550 oeuvres dont 120 sont présentées. L’entrée se fait par le haut, un grand escalier blanc conduit dans un vertigineu­x dénivelé à l’étage de la collection permanente. On quitte peu à peu la lumière naturelle de l’atrium pour se plonger dans la clarté obscure des premières salles. Le tableau qui nous accueille, intitulé Peinture 157 x 200 cm 21 août 1963, rugissant comme un fauve auquel il emprunte les couleurs, saisissant de beauté, est celui-là même que Georges Pompidou accrocha à l’Élysée, au grand étonnement de ses contempora­ins. Puis, à travers un parcours, au départ plutôt chronologi­que, on se familiaris­e peu à peu avec l’artiste, ses techniques et ses outils. Sous une vitrine on présente un charmant paysage qu’il peint enfant.

“SI VOUS VENEZ À DIFFÉRENTE­S HEURES DE LA JOURNÉE, JAMAIS VOUS NE VERREZ LE MÊME TABLEAU”

Le gras d’un trait, les silhouette­s éthérées d’arbres noirs, une étrangeté visuelle… Le petit Pierre annonce le grand Soulages. Passé cette étape, l’oeuvre se découvre de salle en salle comme un lever du jour : peintures, eaux-fortes, bronzes, gravures… On traverse ému et bouleversé la salle des grands formats, avant d’atteindre les Outrenoirs dont la lumière naturelle modifie la perception. « Si vous venez à différente­s heures de la journée, jamais vous ne verrez le même tableau », explique Christophe Hazemann. L’espace consacré au travail de Soulages sur les vitraux de Conques a été conçu telle la nef d’une église, haute et étroite. Il conclut la visite du musée qui accueille dans une de ses ailes une brasserie, animée par la famille Bras, descendue en voisine du plateau de l’Aubrac. Entre Aveyronnai­s de talent, la rencontre s’impose comme une évidence.

RODEZ ET LE CHOC FENAILLE

Alors qu’il célèbre, loin de la ville où il est né, son centième anniversai­re – l’artiste vit à Sète –, Soulages est encore très présent dans la capitale de l’Aveyron. Sa maison natale dans un triste état d’abandon (4, rue Combarel), la façade obstruée d’une bâche hideuse, est fermée à la visite. La mairie qui en est propriétai­re a sans doute perdu dans cette année du centenaire l’occasion de la restaurer. Un projet – un peu vague – est en cours, pour honorer à nouveau Soulages dont le musée a transformé la ville, lui conférant une renommée internatio­nale, assurant le succès de ses commerces de proximité et des nombreux restaurant­s qui ont ouvert dans la foulée de l’inaugurati­on. L’artiste a passé les vingt premières années de sa vie à Rodez. Du décor de son enfance, quelque peu chahuté un siècle après sa naissance, on peut le comprendre, il ne demeure pas grand-chose si ce n’est peut-être l’essentiel. Ce qui a forgé sa vocation. Les contrefort­s de la cathédrale, des grilles rouillées, des portes de vieilles demeures, l’âpreté de certaines façades, la rugosité de la pierre, le sombre des ardoises. Dans une déambulati­on au centre-ville, le nez en l’air, on finit, à tort ou à raison, par voir du Soulages un peu partout. Sur la place Eugène-Raynaldy se trouve le Musée Fenaille. Le premier musée dans lequel pénétra Soulages, consacré à l’archéologi­e, sa passion. Il contient aujourd’hui, entre autres merveilles, la

Dame de Saint-Sernin, icône mondiale de la préhistoir­e, une des fameuses statues-menhirs vieilles de 5 000 ans.

« Lorsque pour la première fois j’ai vu les stèles gravées du Musée Fenaille, ce fut un choc », avouera Pierre Soulages.

« Ça ne l’a pas directemen­t influencé mais ça l’a aidé à prendre la direction qu’il a prise », résume Aurélien Pierre, l’actuel conservate­ur. Installé dans un ancien hôtel particulie­r du XVIe siècle, augmenté d’un ajout moderne plutôt réussi, le musée gagnerait en attractivi­té à pérenniser son lien avec Soulages, car il reste un des maillons essentiels du parcours de l’artiste. Dans une seconde partie on voit encore quelques belles oeuvres de Rodin, dont Maurice Fenaille, son fondateur, était le mécène. Quand on arrive à Rodez, un aprèsmidi d’hiver, la ville semble avoir renoncé à la couleur et se présente sous une fine pellicule en noir et blanc. Dominée par un gris bleuté, emprunté à ses toitures, Rodez garnit dans un désordre urbanistiq­ue le piton sur lequel jadis les tribus ruthènes s’installère­nt et que couronne sa cathédrale de grès rouge. Un chef-d’oeuvre du gothique aux dimensions colossales, vaisseau de 107 mètres de longueur, haute de 30 mètres, bâti entre le XIIIe et le XVIe siècle. Son orgue, début XVIIe, figure sur une liste des

DU DÉCOR DE SON ENFANCE, IL NE DEMEURE PAS GRAND-CHOSE SI CE N’EST L’ESSENTIEL : CE QUI A FORGÉ SA VOCATION D’ARTISTE

50 plus beaux en Europe. Tout autour de l’édifice s’enroulent des ruelles étroites, selon l’antique tracé médiéval, bordées de commerces de bouche, de mode et de design (rue Neuve, rue du Touat…). De belles maisons témoignent encore de la richesse de la ville au Moyen Âge : la maison de Benoît (place d’Estaing), la Maison canoniale (rue Penavayre), la maison d’Armagnac (place de l’Olmet). Tout ce quartier s’anime les mercredis et samedis, jours de marché. Maraîchers et agriculteu­rs venus d’une campagne qui talonne les portes de la ville, prennent d’assaut les cafés alentour et plongent Rodez dans un bain de conviviali­té.

CONQUES PAR LA “ROUTE SOULAGES”

On gagne Conques, distante de 38 kilomètres, par la D901, en passe d’être rebaptisée « route Soulages ». Les paysages traversés sont ceux d’un tableau où se succèdent dans des nuances rouille les vignobles de Marcillac, les gorges du Dourdou et les forêts du Ségala. L’hiver se prête admirablem­ent à la découverte du site, sur le chemin de Saint-Jacquesde-Compostell­e, quand la pierre brune se couvre d’un léger filtre neigeux, ce petit givre installé clandestin­ement dans la nuit froide. L’église romane apparaît dès l’entrée du village dans son écrin naturel, préservé des marchands du Temple comme d’un urbanisme déplacé. Une beauté pure d’autant plus appréciée dans un environnem­ent silencieux, juste troublé par l’écho des eaux furieuses de l’Ouche, un ruisseau en fond de vallée. À Conques, Pierre Soulages a scellé un pacte avec l’éternité d’un lieu « pour qui il a manifesté un très grand respect, raconte frère Cyrille, prieur de l’ordre des Prémontrés, en charge

LES PAYSAGES TRAVERSÉS SONT CEUX D’UN

TABLEAU

de la spirituali­té des lieux. Ce qui nous touche ici, c’est la variété de la lumière que renvoient ses vitraux ; il peut faire très sombre mais on n’est jamais dans la pénombre. » La rencontre de l’artiste et de l’abbatiale ne doit rien au hasard : « Mon désir de devenir peintre s’est révélé ici à 12 ans », explique Soulages. Quand il y vient une première fois, entraîné par son professeur de dessin, l’enfant tombe en arrêt devant le tympan du Jugement dernier, « une de mes premières émotions artistique­s, bouleversé par ce que j’ai appelé alors la musique des proportion­s ». Aussi, quand dans la seconde moitié des années 1980, le ministère de la Culture lui propose de réaliser des vitraux, plusieurs sites lui sont soumis : Abbeville, Notre-Dame de Tronoën, Flaran… Autant de lieux prestigieu­x qu’il refuse tour à tour, prétextant de ses origines aveyronnai­ses : « Qu’irais-je faire à Abbeville ? » Loin d’être découragé, le ministère revient à la charge avec un nom qui jaillit comme une étincelle :

« Et Conques ? » Une forte émotion submerge le peintre et son épouse.

«… Colette a levé les yeux vers moi : Pierre, Conques ? »

L’oeuvre telle qu’on la voit aujourd’hui, 104 vitraux de toutes tailles et de toutes formes, aura pris sept années de la vie du peintre dans une démarche d’une rare complexité. L’artiste se double d’un scientifiq­ue et se triple d’un historien. Balayant d’un revers de mémoire la poussière des souvenirs, déposée au temps de son enfance, il se met tout entier, le regard neuf, au service du monument. Soulages procède étape par étape. Il parcourt l’abbatiale des jours durant, un carnet de croquis à la main. Puis, viendra un long travail de recherche avec de pointus laboratoir­es, tant en France qu’à l’étranger, pour mettre au point ce verre translucid­e qui donnera d’inattendus tons bleutés ou orangés, fonction de l’humeur du soleil. Il en découvre les nuances insoupçonn­ées une fois les vitraux posés. C’est le miracle de son oeuvre qu’il qualifie plus prudemment de « couleurs de la lumière ».

LES COULEURS DE LA LUMIÈRE

Quand on fait le tour extérieur de l’église, ou qu’on prend de la hauteur en se baladant dans le vieux village aux ruelles abruptes, la vue est saisissant­e. Les ouvertures obturées de lignes flottantes semblent danser dans le jour, un peu comme si le souffle du Créateur les faisait vaciller. Mais en même temps cette apparente fragilité que confère le mouvement n’entame en rien la force de l’édifice, tel que ses bâtisseurs l’ont voulu, à la fois puissant et protecteur. À l’intérieur de l’église abbatiale on ressent cette même étrange sensation. Murs épais, ouvertures étroites, les débuts dans l’édifice sont impression­nants et l’on ploie sous la beauté sévère de l’entrée. Puis, on avance dans la travée centrale et l’architectu­re prend de la hauteur, de la légèreté et de la grâce. L’ascétisme du roman, dont les vitraux de Soulages accentuent la gravité, rend lisible et transparen­t le message

de Conques : « Sécurité, paix et beauté, une contributi­on à libérer l’homme des emprises qui l’éloignent de l’essentiel », explique frère Cyrille, à la tête d’une congrégati­on dynamique de huit frères de l’ordre des Prémontrés, « dont deux sont des trentenair­es », préciset-il. L’accueil des pèlerins sur le chemin de Saint-Jacques (GR65) dans l’hospitalit­é (une centaine de lits) constitue une de leurs premières missions. Mais pas seulement. Affectatai­re des lieux, l’ordre se doit aussi de protéger une autre beauté : le trésor de Conques.

Après la minéralité du bâti s’abat dans un torrent d’émotion un déluge d’or et de pierres précieuses. On y pénètre après avoir traversé le cloître, comme dans le coffre d’une banque. Face à nous trône derrière une vitrine blindée une merveille des merveilles, la Majesté de sainte Foy. Le précieux reliquaire du IXe siècle semé de pierreries contient le crâne de la sainte. Cette figure presque primitive, assise en majesté sur un trône d’or fait partie d’un ensemble d’orfèvrerie médiévale parmi les plus préservés du monde. Cas unique, le trésor n’a jamais été dispersé pas plus qu’il n’a quitté Conques, caché par les villageois dans les bois pour échapper à la Révolution française. On y voit encore le reliquaire de Pépin d’Aquitaine, petit coffre en bois doré du IXe siècle ou celui dit de Charlemagn­e, tout aussi extraordin­aire.

UNE MERVEILLE DE L’ART ROMAN

Depuis la nuit des temps, sainte Foy règne sur le coeur du Rouergue. Son martyre est à l’origine de son culte. Dieu aurait éteint le bûcher sur lequel les Romains tentaient de la faire périr (elle refusait d’abjurer sa foi) ; l’enfant de 13 ans sera finalement décapitée le 6 octobre de l’an 303. « Toute l’église abbatiale est son reliquaire », résume frère Cyrille qui organise chaque saison, de Pâques à la Toussaint, des visites nocturnes accompagné­es à l’orgue par frère Jean-Daniel, musicien et conteur. Les visiteurs peuvent alors accéder aux tribunes. Une virée inoubliabl­e dans une forêt de colonnes et de chapiteaux, plus de 250, ayant échappé depuis le XIe siècle aux guerres et aux révoltes en tout genre. Un état de conservati­on tel que découvrant les lieux au XIXe siècle, Prosper Mérimée sera subjugué par « tant de richesses dans un pareil désert ». L’hiver, la rareté des marcheurs sur le chemin de SaintJacqu­es permet de se rapprocher au plus près des fondamenta­ux de Conques. Admirer le tympan du Jugement dernier dans la froidure de la morte-saison, loin des foules estivales, s’avère un vrai privilège. Conques prend alors tout son sens. « C’est une merveille de l’art roman qui se révèle quand on prend le temps de s’attarder, sinon on passe à côté », insiste frère Cyrille, se souvenant de la dernière visite de Pierre Soulages à l’automne 2018 : « Il s’est assis au pied d’un pilier, le regard pointé sur son oeuvre mais avec de la distance, comme s’il s’en détachait. Cela a duré un certain temps. Il n’y avait pratiqueme­nt personne dans l’abbatiale. Le silence régnait. C’était beau. » ■

MÉRIMÉE FUT SUBJUGUÉ PAR “TANT DE RICHESSES

DANS UN PAREIL DÉSERT”

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 ??  ?? L’architectu­re spectacula­ire
du Musée Soulages a fait de Rodez une destinatio­n
mondiale de l’art.
L’architectu­re spectacula­ire du Musée Soulages a fait de Rodez une destinatio­n mondiale de l’art.
 ??  ?? La lumière du musée est la même que celle de l’atelier de l’artiste.
La lumière du musée est la même que celle de l’atelier de l’artiste.
 ??  ?? À bientôt 100 ans, Pierre Soulages peint
tous les jours.
À bientôt 100 ans, Pierre Soulages peint tous les jours.
 ??  ?? Les fameux vitraux du peintre, dans l’église romane de Conques.
Les fameux vitraux du peintre, dans l’église romane de Conques.
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 ??  ?? L’abbatiale de Conques
dans l’émouvant isolement de son site.
L’abbatiale de Conques dans l’émouvant isolement de son site.
 ??  ?? La passion du street art gagne les ruelles
du vieux Rodez.
La passion du street art gagne les ruelles du vieux Rodez.
 ??  ?? Les vitraux de Soulages
se fondent dans la minéralité du site.
Les vitraux de Soulages se fondent dans la minéralité du site.
 ??  ?? Tableau accroché à l’Élysée du temps de Georges Pompidou.
Tableau accroché à l’Élysée du temps de Georges Pompidou.
 ??  ?? Le noir pour couleur dans la beauté d’une
oeuvre singulière.
Le noir pour couleur dans la beauté d’une oeuvre singulière.
 ??  ?? La Majesté de sainte Foy, reliquaire fabuleux du IXe siècle.
La Majesté de sainte Foy, reliquaire fabuleux du IXe siècle.

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