L’ÉDITORIAL de Guillaume Roquette
Admirables. Comment qualifier autrement ces millions de Français anonymes grâce à qui le pays continue, vaille que vaille, à fonctionner depuis une semaine. Les médias tendent trop rarement leur micro à ces consciencieux qui se sont levés bien avant l’aube pour rejoindre leur lieu de travail, marchent des kilomètres faute de transports en commun ou se battent – au sens premier du terme – pour monter dans l’un des rares trains que les cheminots ont daigné laisser rouler.
Ces Français-là ne manifestent pas. Le plus souvent, ils n’expriment même pas de colère vis-à-vis de la petite minorité qui bloque le pays. Ils essaient juste de continuer à mener une vie normale. Cela ne les empêche pas de s’inquiéter pour leur future retraite, mais ils voient mal en quoi paralyser les trains et les métros pourrait régler un problème auquel font face tous les pays développés : de moins en moins d’actifs pour financer des retraités vivant plus longtemps.
Ces Français-là nous rappellent que le mouvement social en cours est d’une ampleur limitée. Que le secteur privé ne l’a pas rallié. Ni les « gilets jaunes », en tout cas ceux des débuts, qui occupaient les ronds-points le samedi parce qu’ils travaillaient le reste de la semaine.
Notre système social est loin d’être parfait, mais il est peutêtre le plus généreux du monde. Notre système économique est plutôt enviable lui aussi, même s’il est légitime de s’inquiéter des excès d’une mondialisation sans contrôle et d’un système capitaliste qui s’est financiarisé à outrance. Pourquoi, alors, n’arrive-t-on pas à réformer ce qui doit l’être sans tomber dans des psychodrames qui médusent le monde entier ? Sans doute faut-il aller chercher l’origine de cette violence sociale dans l’immédiat après-guerre. Il est de bon ton chez les esprits progressistes d’encenser le programme du Conseil national de la Résistance, qui a inspiré la reconstruction du pays à la Libération. Mais c’est oublier que les beaux principes du CNR ont accouché d’un système social mêlant corporatisme et étatisme, qui, depuis plus d’un demi-siècle, pousse chacun à défendre bec et ongles son statut particulier, s’il a la chance d’en avoir un. On pense bien sûr aux régimes spéciaux de la fonction publique, mais il faut aussi citer, pour être juste, les professions réglementées qui s’opposent à la concurrence, ou les privilégiés bénéficiant de niches fiscales bâties sur mesure (lire le dernier livre de Denis Olivennes : Le Délicieux Malheur français).
Les syndicats sont les gardiens zélés de cette France bunkérisée, et c’est pour cela qu’ils sont si minoritaires : la grande majorité des actifs ne voit pas l’intérêt de se syndiquer, seuls ceux qui ont des avantages à défendre prennent leur carte. Emmanuel Macron avait vu juste quand il souhaitait mener des réformes sans se préoccuper de corps intermédiaires trop coupés de la société française. Mais il avait sous-estimé leur capacité de nuisance.