Le Figaro Magazine

LECTURE / POLÉMIQUE Muray, pamphlet d’outre-tombe

Les Belles Lettres publient le troisième tome du « Journal » de Philippe Muray (1989-1991). Des pages qui détruisent une par une les idoles de « l’Empire du Bien » naissant.

- Ultima necat III. Journal intime 1989-1991, de Philippe Muray, Les Belles Lettres, 651 p., 35 €. Eugénie Bastié

Ultima necat, « la dernière tue » : c’est le titre du Journal de Philippe Muray, dont paraît le troisième tome (1989-1990-1991), une rafale d’outre-tombe qui vient claquer à nos oreilles ankylosées d’Homo festivus déshabitué­s à tant de liberté de ton. En ce début du second septennat de Mitterrand, qu’il hait de toutes ses forces (« Mon allergie pour lui a été si absolue, si instantané­e, si sincère, que je n’en parle plus jamais »), la gauche « cordicole »

(dévote) règne, et, sur les ruines fumantes du communisme, déjà « l’Empire du Bien » élève ses fortificat­ions. Le « Parti Dévot Global »

fourbit ses armes. Le « politicall­y correct » vient à peine d’être découvert par les élites françaises, et à l’époque, Libération en parle encore d’une façon horrifiée.

Dans ces 600 pages cruelles et mordantes, Muray raconte l’envers de son travail d’écrivain (notamment sa déception cuisante après l’échec de son roman Postérité),

croque des portraits corrosifs du milieu intellectu­el de l’époque mais livre aussi les réflexions que lui inspire l’actualité. Celle-ci est trépidante en cette période censée marquer la fin de l’Histoire : célébratio­n du bicentenai­re de la Révolution (« kermesse du consensus en kitsch »), inaugurati­on de la pyramide du Louvre (« cénotaphe mussolinie­n »), affaire du voile de Creil (« jouir de voir la laïcité, en pays chrétien, incapable d’avouer son origine chrétienne »), guerre du Golfe (« agression du totalitari­sme protestant »). Déjà caustique et insolent dans les essais publiés de son vivant, Muray est carrément méchant dans ces textes conçus spécialeme­nt pour être lus après sa mort. « Ne pas tenir de journal, ou n’en pas voir l’utilité, c’est avouer que l’on n’a rien à cacher, donc rien à révéler, que l’on n’a rien à taire, donc rien à dire, que l’on ne pense rien de mal de personne, donc qu’on ne pense tout simplement pas. Un journal ne doit même pas être diffusable sous le manteau. Même pas avouable, fût-ce à une seule personne. Un journal est la mise en scène de l’impubliabl­e sans masque. »

Conçu comme un défouloir posthume, ce Journal n’est pas sans rappeler celui de Léon Bloy à la fin du XIXe siècle. Comme Le Mendiant ingrat, qu’il cite d’ailleurs à longueur de pages, Philippe Muray est moins un romancier qu’un pamphlétai­re de génie, qui maudit son époque et ses idoles. L’absolu en moins. Lui n’a pour idéaux que le corps des femmes (surtout celles de Rubens) et la littératur­e (« L’art et le cul sont mes seules valeurs »).

Réactionna­ire, car il hait la révolution, le protestant­isme, la transparen­ce, le féminisme, la démocratis­ation de la culture ; anarchiste, car il vomit l’État tentaculai­re qui s’immisce dans la vie privée (tabagisme passif et droit d’ingérence lui sont odieux), le puritanism­e sous toutes ses formes, et la famille : Muray reste inclassabl­e. Et offre une magnifique définition de la littératur­e : « Le travail de tout écrivain : repérer le parti religieux, grondeur et censurant de l’époque. »

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