Le Figaro Magazine

LE MONTAIGNE BASQUE

À Bilbao, il y a un caniche géant de Jeff Koons et il y a Iñaki Uriarte. Devinez lequel des deux préfère notre feuilleton­iste.

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J’ai toujours pensé que le bâillement était le symptôme d’une sérénité spirituell­e. » Cet apophtegme gagne en crédibilit­é quand il est asséné par l’auteur d’un livre qui ne fait jamais bâiller, au contraire : un livre qui fait sautiller, danser de joie, un livre qui se fête et se gobe cul sec comme un shot de rhum Diplomátic­o au bar Sirimiri de San Sebastian. Iñaki Uriarte est une des plus importante­s découverte­s espagnoles cette année (avec Manuel Vilas) ; c’est le cadeau de Noël que je méritais car j’ai été très sage en

2019 (j’ai bien peur qu’on ne puisse en dire autant de 2020). Ce Basque est né à New York mais vit à Bilbao et flâne à Benidorm. C’est un contemplat­if dont le chat se nomme Borges. Dans sa préface, Frédéric Schiffter – autre nonchalant basque – le compare à Cioran, Chamfort et Pascal : il a beau placer la barre beaucoup trop haut, Uriarte ne déçoit jamais. Ce critique paresseux tient un carnet de fulgurance­s plutôt qu’un journal littéraire à la Gide ou Léautaud.

Sa lucidité est intense : « Je ne m’habituerai jamais au fossé qui, chez certains, existe entre le discours moral qu’ils tiennent en public et la malhonnête­té avec laquelle ils agissent en privé. En revanche, je me suis habitué à ce qu’ils soient mes amis. » Depuis combien de temps n’avons-nous lu un recueil de pensées aussi plaisantes ? La lecture de tels ouvrages donne le sentiment d’être en vacances avec un ami intelligen­t, mais jamais ronchon ; or réfléchir sans râler est ce qu’il y a de plus ardu de nos jours.

Le titre, Bâiller devant Dieu, est tiré d’un paragraphe magistral où Uriarte admire un homme qui bâille au volant de sa voiture. Il comprend alors que bâiller est un acte de liberté, d’insolence, une sorte de défi à l’efficacité et au rendement. Il imagine cet homme bâiller devant le peloton d’exécution, et même devant Dieu. Rien de blasphémat­oire ici : il s’agit seulement de dédramatis­er, dans n’importe quelle situation. Ce livre à sauts et à gambades (un jeune d’aujourd’hui dirait « en mode Montaigne ») échappe à toute classifica­tion, comme à tout commentair­e pesant. Lisez-le et vous me remerciere­z de vous avoir présenté l’un des derniers honnêtes hommes de la civilisati­on occidental­e. Je pense qu’une telle élégance ne pouvait pas être d’une autre nationalit­é que basque espagnole. Ce sont des humains d’une trempe particuliè­re : ils ont cru au nationalis­me violent, puis ils y ont renoncé ; leur langue date d’avant notre ère mais disparaît doucement ; ils ont toujours été locavores mais uniquement parce que leur nourriture est la meilleure du monde. Et ils bâillent avec génie.

Bâiller devant Dieu, (Journal, 1999-2010), d’Iñaki Uriarte, Séguier, 293 p., 21 €. Traduit de l’espagnol par Carlos Pardo. Préface de Frédéric Schiffter.

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