WILLIAM BLAKE LE POSSÉDÉ
Brexit ou non, ceux qui partent à Londres pour les fêtes ne doivent manquer sous aucun prétexte l’exposition de la Tate Britain consacrée au poète, graveur et peintre qui prétendait dialoguer avec les archanges.
Ignoré en France, William Blake (1757-1827) est une légende dans le monde anglo-saxon, en particulier au Royaume-Uni où sa glorification d’une Albion mythifiée a évidemment rencontré un vif succès. A titre posthume, néanmoins : de son vivant, Blake fut un parfait inconnu. Aujourd’hui fêté à la Tate
*, on le connaît surtout pour sa poésie, en particulier pour ses trois longs textes, Chants d’innocence, Le Mariage du Ciel et de l’Enfer et Chants d’expérience. En France, un public averti célébra sa grandeur au XXe siècle : André Gide, qui avait traduit Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, comparait sa prose à celle de l’auteur des Chants de Maldoror : « L’astre Blake étincelle dans cette reculée région du ciel où brille aussi l’astre Lautréamont. » L’étrangeté de ces textes, que l’auteur appelait volontiers ses « prophéties » devait avoir un retentissement sans précédent durant ce siècle où, des surréalistes aux décadents psychédéliques, sa bizarrerie fut recueillie comme un cadeau des siècles passés. La fameuse phrase de Blake, « Si les portes de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l’homme telle qu’elle est, infinie », devint un slogan bizarrement interprété. Pour son auteur, cela signifiait que nous sommes tous aveugles et qu’il nous faudra ouvrir les yeux pour découvrir Dieu. Pour Aldous Huxley, qui intitula l’un de ses ouvrages Les Portes de la perception, cela voulait dire qu’il fallait consommer un maximum de LSD pour trouver la Voie. Jim Morrison, qui lisait Huxley et partageait son avis, baptisa logiquement son groupe les Doors.
UN POÈTE AU STYLE HALLUCINÉ
Mais William Blake, avant toute chose, souhaitait être peintre. Il commence dans une école de dessin, devient l’apprenti d’un graveur, est chargé de dessiner les détails d’églises gothiques et ceux de l’abbaye de Westminster en particulier, étudie à la Royal Academy. Il apprécie Raphaël et Michel-Ange. Dans le même temps, il compose ces premiers poèmes, d’où jaillit ce style halluciné
DES SCÈNES MYSTIQUES, SYMBOLISTES AVANT L’HEURE, QUI RESSEMBLENT AUX OEUVRES D’UN ENFANT DÉRANGÉ
et fiévreux, habité par un curieux mysticisme, sorte de catholicisme imprégné de mythologie grecque, de paganisme et de druidisme celtes, et d’ésotérisme. Pour son poème The Four Zoas, prévoyant la chute d’Albion, il invente de toutes pièces plusieurs divinités aux patronymes folkloriques (Enion, Ahania, Enitharmon, Palamabron, Tharmas, etc.). Blake prétend avoir des visions : à 4 ans, Dieu lui est apparu. A 9 ans, il a vu un arbre couvert d’anges. Il voit, puis peint Le Fantôme d’une puce.
GRAVEUR ET ENLIMINEUR DE GÉNIE
Il communique avec les morts et affirme que ses oeuvres « font les délices des archanges ». Blake voue une grande admiration à John Milton dont il adore Le Paradis perdu et Le Paradis retrouvé, ainsi qu’à Emanuel Swedenborg, scientifique suédois qui prend soin de consigner ses visions et rêves prémonitoires mystiques : le Seigneur lui est apparu dans une auberge et Swedenborg a décidé de consacrer sa vie à discuter avec les âmes mortes et les anges. Blake se prend de passion pour sa pensée. Dans le même temps, il devient un graveur de génie, inventant des techniques complexes nécessitant un travail fastidieux, mais aussi une sorte de descendant des maîtres de livres d’heures du temps jadis : il enlumine
lui-même ses ouvrages de poésie, tirés à peu d’exemplaires on s’en doute, car il a décidé de devenir son propre éditeur. A la Tate Britain, le visiteur peut admirer ses gravures, ses enluminures et ses peintures : ce sont la plupart du temps des aquarelles qui ressemblent elles-mêmes à des enluminures plus grandes, bien que de taille modeste (le musée a trouvé un moyen de projeter les oeuvres afin qu’on puisse les admirer dans le format que souhaitait Blake mais que, faute de moyens, il n’a jamais pu se permettre). Des scènes mystiques, symbolistes avant l’heure, qui ressemblent aux oeuvres d’un enfant dérangé. La peinture de Blake, limitée par la technique modeste de son auteur, est indissociable de sa pensée et de sa poésie, et c’est précisément ce qui la rend fascinante. Blake n’a certes pas le génie de son contemporain Turner, son oeuvre n’entrera jamais dans le panthéon de la peinture du début du XIXe, mais ces tableaux naïfs, presque primitifs, ne cessent de surprendre et se démarquent de l’académisme romantique des préraphaélites de son temps : son fameux tableau Le Grand Dragon rouge et la femme vêtue de soleil est tatoué dans le dos du tueur en série Francis Dolarhyde, héros du best-seller de Thomas Harris, Dragon rouge (adapté à l’écran par Michael Mann sous le titre Le Sixième Sens)… Un autre tableau légendaire, toujours réalisé à l’aquarelle, est simplement intitulé Le nombre de la Bête est 666. Son Nabuchodonosor marchant à quatre pattes, le regard effrayé et les pieds griffus, est tout aussi saisissant. Blake était également un coloriste habité, conférant à ses oeuvres une dimension fantastique supplémentaire (de nombreux dessinateurs de BD des années 1960 et 1970 s’inspireront largement de son travail), comme en attestent Jours premiers ou Newton.
DE SON VIVANT, UNE EXPOSITION DE SES OEUVRES
AVAIT RÉUNI SIX PERSONNES
A la Tate, les visiteurs peuvent également visiter une reconstitution du petit atelier installé au-dessus de la bonneterie du père de Blake : c’est là que le peintre poète organisa la seule exposition de ses oeuvres de son vivant. Six visiteurs seulement vinrent au rendez-vous. L’hommage du prestigieux musée londonien est donc la consécration ultime pour cet esprit agité, sinon dérangé, deux siècles après sa disparition. Mais jusqu’à la fin, Blake n’aura cessé de labourer son singulier mysticisme : il est mort avant d’achever ses illustrations pour La Divine Comédie de Dante. Ces deux-là étaient faits pour s’entendre. ■
* Millbank, Westminster, jusqu’au 2 février. Catalogue William Blake (en anglais), Tate, 224 p., 38 € (Tate.org.uk).