RÉPARATION DE L’INVISIBLE
LA PAIX AVEC LES MORTS, de Rithy Panh et Christophe Bataille, Grasset, 179 p., 17,50 €.
Il faut du temps pour entrer dans le meurtre de masse […] Il faut quitter le papier […] Toujours aller par-delà les frontières […] À genoux sous le soleil, on comprend. » C’est à ce temps nécessaire que Rithy Panh consacre désormais sa vie de survivant, amputée des siens, massacrés comme tant d’autres par les Khmers rouges. En tout, près de 2 millions de Cambodgiens. Un chiffre vertigineux. Mais les chiffres ne disent rien des victimes, rien de palpable, les chiffres sont du côté des experts et tout autant des bourreaux. Des agents doubles de l’oubli. Or, c’est précisément pour conjurer l’oubli que le cinéaste de L’Image manquante s’est de nouveau lancé à travers les rizières, parce qu’au Cambodge, écrit-il, il n’y a pas de séparation entre les disparus et les vivants. « Je ne vois pas de clôture à la forêt des morts. Il n’y a ni porte ni passage mais un flux d’images et de sensations, une circulation souterraine que le monde moderne a cru raisonner. » Car la négation rôde bien sûr, ce qu’on pouvait filmer il y a dix ans n’existe plus. Pour la combattre, Panh a donc pris le parti de l’invisible, montrant, cette fois non par l’image mais par le verbe, dans l’orbe des fosses désormais comblées, ce que l’invisible seul peut donner : un banian impassible sous le ciel, le regard d’une vieille femme qui sait tout. Un récit qui navigue, tel un vaisseau fantôme, entre le songe et la blessure, la douleur et l’apaisement.