Le Figaro Magazine

CONCURRENC­E DÉLOYALE DES MORTS

Après Mishima, voici un autre inédit posthume, cette fois d’Isaac Bashevis Singer. Les morts publient trop de chefs-d’oeuvre !

- LE LIVRE DE FRÉDÉRIC BEIGBEDER

Ne cherchez plus le meilleur livre de la rentrée de janvier. Si Isaac Bashevis Singer publie un roman inédit, tous les autres livres en librairie ne valent plus un clou. Sachez qu’il est pénible pour moi d’avoir à reconnaîtr­e noir sur blanc cette triste réalité. Son éditeur français précise que « Le Charlatan a paru en feuilleton entre décembre 1967 et mai 1968 dans le quotidien yiddish de New York, le Forverts. » Curieuseme­nt, ce roman simple, heureux et malheureux, n’a jamais été traduit en France (seulement en Italie). Isaac Bashevis Singer y raconte comment les Juifs qui ne furent pas exterminés en Europe ont appris à survivre aux États-Unis. Comment ils ont déménagé, tenté d’oublier le passé, échoué, appris l’anglais, réussi dans l’immobilier et trompé leur femme avec celle de leur meilleur ami. Si l’on confond parfois Singer avec Saul Bellow, c’est parce qu’ils font exactement la même chose (la seule différence entre Singer et Bellow, c’est que le premier a reçu le prix Nobel de littératur­e en 1978 et l’autre en 1976).

Le charlatan du titre se nomme Hertz Minsker mais il pourrait s’appeler Moses Herzog (le héros de Herzog de Bellow en 1964). C’est un intellectu­el maladroit, un écrivain sans oeuvre, un puits de culture talmudique et un obsédé sexuel, qui s’attire des ennuis dès qu’il cesse d’être plongé dans la lecture de Sigmund Freud. Son ami Morris Calisher a fait fortune en délaissant son épouse Minna. Le Charlatan c’est La Cigale et la Fourmi en imaginant que la cigale et la fourmi couchent avec la même guêpe… et que la fourmi entretient la cigale ! Ces personnage­s m’ont fait penser au grand-père argentin de Santiago Amigorena, qui, bien qu’expatrié à Buenos Aires, ne parvint jamais à oublier sa mère prisonnièr­e. Ce vaudeville se déroule à Manhattan en 1940 : le massacre a commencé. La femme de Hertz a deux enfants coincés dans le ghetto de Varsovie. Le bonheur est impossible, même si, en Amérique, il faut toujours faire semblant d’aller bien. Plus tout va mal, plus on doit sourire. « Une puanteur chaude montait des grilles du métro, comme d’un crématoriu­m souterrain. » Singer écrit ce roman avec une incroyable aisance, tout s’emboîte parfaiteme­nt, l’angoisse et la joie, la quête de sainteté et la tentation du péché, les dialogues comiques et la peur panique. Ce qu’Amigorena nomme « le ghetto intérieur » – et que Singer baptise « le crématoriu­m souterrain » – peut pourrir chaque minute de votre vie. Pourtant cette intensité de la souffrance crée un style unique, et c’est en quelque sorte la « pression » de la tragédie sur les épaules du charlatan qui confère à cet allègre marivaudag­e la profondeur dostoïevsk­ienne des plus grands chefs-d’oeuvre.

Le Charlatan, d’Isaac Bashevis Singer, Stock, « La Cosmopolit­e », 408 p., 22,50 €. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie-Pierre Bay et Nicolas Castelnau-Bay.

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