GUYANE : LES HMONGS, FRANÇAIS PAR LE SANG VERSÉ
Une odyssée qui les a menés des hauts plateaux laotiens à la forêt guyanaise, en passant par les camps de réfugiés thaïlandais
Reportage
Ils ont servi notre pays pendant la guerre d’Indochine, puis les États-Unis pendant celle du Vietnam. Pour cette raison, le régime communiste du Laos persécute les Hmongs depuis 1975. Une partie d’entre eux a été accueillie par la France en Guyane il y a plus de quarante ans. À la force du poignet, ils ont défriché la jungle et travaillé la terre. Histoire d’une intégration réussie.
Végétation luxuriante, rivière qui murmure, pirogues à moteur, cultures en terrasses, maisons sur pilotis : à première vue, Cacao ressemble à un village typique du sud-est asiatique, au décor de carte postale. Pourtant, nous sommes en Guyane, à 70 kilomètres de Cayenne. Assis sur le hamac de sa véranda, Légion d’honneur agrafée à sa chemisette, Moua Txong Fong raconte son histoire, qui se confond avec celle de son peuple : les Hmongs (1). Il s’exprime dans la langue de ses ancêtres, et son petit-fils traduit dans celle de Molière. Né en 1922 sur les hauts plateaux du Laos, alors protectorat de l’Indochine française, il s’est battu sous la bannière tricolore dès 1945, d’abord contre les Japonais (qui occuperont la région jusqu’à la reddition du Mikado et qu’il appelle toujours les « Gnipouns », formation phonétique de « Nippons »), ensuite contre le Vietminh. Des combattants hors pair que le GCMA (groupement de commandos mixtes aéroportés) du service action utilisera derrière les lignes, dans ses opérations de harcèlement et de sabotage contre les troupes d’Ho Chi Minh (2). Après la défaite de Diên Biên Phu, certains choisirent le camp des Américains pendant la guerre du Vietnam. En 1975, la victoire des communistes sonne comme un arrêt de mort pour les Hmongs, déclarés traîtres à la cause de la République populaire démocratique du Laos. Vae victis ! Conséquence : entre 100 000 et 150 000 fuyards traversent le Mékong (« parfois à la nage », précise Moua Txong Fong) pour venir s’entasser dans les camps de réfugiés thaïlandais. Grâce à l’intervention de missionnaires français, les pères René Charrier et Yves Bertrais pour ne citer qu’eux, Paris décide d’accorder l’asile à quelques familles hmongs en 1977. Direction la Guyane, où les conditions naturelles et climatiques sont jugées proches de celles prévalant au nord du Laos. Et où Olivier Stirn, secrétaire d’État aux départements et territoires d’Outre-Mer, vient de lancer un « plan vert » en faveur du développement agricole.
DES DÉBUTS DIFFICILES
Une migration de 15 000 kilomètres depuis leur patrie charnelle. « On a atterri de nuit à l’aéroport de Cayenne, se souvient le vieux soldat. Un peu en catimini car certains Guyanais n’étaient pas contents de nous voir et on a dû nous transporter dans des camions de l’armée, afin d’éviter les incidents et les accrochages avec les manifestants. En ce temps-là, il n’y avait rien à Cacao, sauf la forêt et les serpents. Juste les vestiges d’une piste d’atterrissage utilisée pour une mine d’or. On dormait sous des tentes militaires. Le gouvernement nous a attribué quelques hectares par foyer et un pécule journalier. On s’est mis au travail contre la jungle : défricher, couper, brûler, construire des maisons, planter des semences, etc. Voilà, c’est ainsi que tout a commencé… » Un récit pudique qui tait les difficultés initiales de cette extraordinaire épopée. Le général Jean-Pierre Beauchesne, président de la Fédération des anciens combattants résidant hors de France (Facs), très engagé auprès de cette communauté au nom du devoir de mémoire, était officier
de la Légion étrangère en Guyane à la même époque. Il a donc assisté à leur débarquement mouvementé. Il rapporte deux anecdotes qui en disent long sur la motivation et l’abnégation de ces pionniers venus d’ExtrêmeOrient : « Au début, leurs seuls outils étaient des coupe-coupe qu’ils fabriquaient avec des lames d’amortisseurs usagés. Et c’est à vélo – à des heures de piste ! – qu’ils allaient vendre leurs produits sur le marché de Cayenne ! » Les temps changent. Aujourd’hui, dans les deux villages hmongs de Guyane (un second fut en effet créé à Javouhey, non loin de Saint-Laurentdu-Maroni, pour une nouvelle vague d’arrivants en 1979) où ils vivent de leur maraîchage intensif, on ne croise que des quads flambant neufs, des pick-up japonais 4 x 4 et du matériel agricole de compétition. Ils sont moins de 3 000 (1 % de la population globale), mais ils fournissent 70 % des fruits et légumes consommés dans le territoire ! Sur les marchés de Cayenne, de Kourou ou de Saint-Laurent-du-Maroni, qu’ils approvisionnent plusieurs fois par semaine – roulant la nuit, vendant le jour –, on entend plus volontiers parler hmong que créole, ce qui ne pose plus aucun problème à personne. Comme le résume le préfet, Marc Del Grande, admiratif : « Ils se sont imposés par leur travail, leurs talents et leurs capacités. Leur destin est désormais lié à celui de la Guyane. » Dont acte.
Respectueux de leur patrie d’adoption et fiers d’être Français, ils n’oublient pas pour autant leurs rites, leurs légendes et leurs coutumes
FIDÈLES À LEURS RACINES
Fait notable, cette adaptation ne s’est pas faite au détriment de leur culture et de leurs coutumes, ce qui est un tour de force en ces temps de dilution et d’amnésie généralisées.
Certes, ils jouent au PMU et à la pétanque, ils apprennent La Marseillaise à leur progéniture qui fréquente l’école de la République, et un drapeau bleu, blanc, rouge flotte à Javouhey sur la stèle, édifiée à l’initiative de l’association Hmong Archive, qui rend hommage « aux Hmongs, compagnons et frères d’armes de la France, eux qui, jamais, n’ont cessé le combat et qui, dans l’honneur et pour la liberté, ont donné jusqu’à leur vie ». De même, ils maîtrisent parfaitement le système de baux emphytéotiques permettant d’agrandir leurs propriétés ou les démarches nécessaires pour toucher les subventions de l’Union européenne (l’UE a ainsi octroyé 338 millions d’euros à la Guyane de 2014 à 2020, via le Fonds européen de développement régional – Feder). Néanmoins, ils n’oublient pas d’où ils viennent et le long parcours qui les a menés jusqu’en Amazonie.
Il est vrai que leur origine se perd dans la nuit des temps et les confins de l’Asie. Dans La Fabuleuse Aventure du peuple de l’opium (3), Jean Lartéguy retrace leurs 4 000 ans de tribulations
et de résilience, faisant du lac Baïkal le berceau de cette ethnie, qui ira ensuite se fixer (avant les Hans) en Chine méridionale, avant d’être chassée vers le septentrion indochinois par l’empire du Milieu. C’est là que la France coloniale les trouvera au XIXe siècle, au-delà de 2 000 mètres d’altitude, au « pays des nuages », comme le formule joliment la légende.
UN CHAMAN POUR LES FÊTES
C’est pendant le Nouvel An, qui a lieu entre la mi-novembre et la fin décembre (la notion de calendrier étant très relative pour les Hmongs puisque cette date dépendait autrefois des moissons et variait donc d’une localité à l’autre), qu’on peut constater l’attachement aux traditions. Si les Églises chrétiennes (catholiques et protestantes se disputant les ouailles) ont fait leur oeuvre et conquis des âmes, l’animisme originel n’est pas renié. Bien au contraire. En témoignent les cérémonies de Cacao, auxquelles nous avons assisté il y a quelques semaines. Ce n’est ni le curé ni le pasteur qui a inauguré les festivités en bonne et due forme, mais un chaman, seul à connaître les formules rituelles qui chassent les esprits malins. Sacrifice du coq, oeufs bénis que chacun se donne en offrande, tour de l’arbre, danses codées et mélopées lancinantes : le tout devant une assistance rivalisant d’élégance dans leurs coiffes, robes, bijoux et parures, cela toutes générations confondues. Folklore pour touristes ? « Non, rétorque Xiong Tons, agriculteur de Javouhey et fondateur de la coopérative du cru. C’est une façon de perpétuer un mode de vie. Les Hmongs de Guyane, peut-être
Certains Hmongs, exilés et élevés en métropole, choisissent la Guyane pour effectuer un retour à la terre et retrouver un esprit communautaire
parce qu’ils sont peu nombreux, qu’ils vivent entre eux et que les enfants parlent notre langue à la maison, ont préservé une cohésion qui n’existe plus ailleurs. Je suis né en 1980 en métropole (qui recense 20 000 Hmongs). À l’âge de 20 ans, j’avais l’impression de perdre mon identité. Je suis donc venu en Guyane et je n’en suis jamais reparti. Ici, on respecte les aînés, on invoque le passé, on protège le présent : le groupe passe avant l’individu ; il transmet, régule et rassure. C’est l’une des raisons pour lesquelles la délinquance y est marginale alors qu’elle touche parfois les réfugiés hmongs d’Amérique du Nord (répartis entre la Californie, le Wisconsin et le Minnesota, NDLR), comme l’a montré le film Gran Torino de Clint Eastwood. »
LE DUR TRAVAIL DE LA TERRE
Reste à savoir pour combien de temps. Jusqu’ici, leur modèle économique tourne encore autour de l’exploitation familiale, de la structure clanique. Pour les parents, qui triment, bêchent et binent le sol du lever au coucher du soleil, sans
jamais s’octroyer de congés, la question de l’avenir ne se pose même pas. Tel est le cas de Ly Ka, débarqué à Javouhey à l’âge de 2 ans. Comme son épouse, il n’a connu que le labeur. Français par la sueur versée comme ses aïeux furent Français par le sang versé. Et il a tout investi dans son business : serres, pompes à eau, tracteur ultramoderne, clôtures pour se défendre des voleurs, etc.
À LA CROISÉE DES CHEMINS
Mais ses enfants, pour qui les vacances scolaires sont synonymes de travail aux champs (toute la collectivité est réquisitionnée pour l’occasion, la main-d’oeuvre extérieure n’étant qu’un ultime recours pour les Hmongs), ne cachent pas qu’ils lorgnent vers des occupations différentes. Certains ont déjà franchi le pas, comme Jacques Guéritault, métis franco-hmong, diplômé de Salon-de-Provence, pilote de chasse pendant quinze ans avant d’intégrer Air France où il assure les liaisons moyen-courriers. « Le schéma d’intégration à la hmong, explique-t-il, fondé sur le travail et la famille, fonctionnant plus ou moins en circuit fermé, présente un risque : celui du communautarisme. Au bout de quarante années en Guyane, certains d’entre nous ne parlent toujours pas français, c’est incroyable ! Quant aux jeunes, il est normal que leur horizon ne se limite pas seulement à l’agriculture. Si ça leur plaît, c’est tant mieux et les perspectives sont bonnes pour eux. Mais il y a de plus en plus de carrières qui se font en dehors de ce secteur, dans l’armée ou au Centre spatial guyanais de Kourou, par exemple. De toute façon, je ne pense pas que cela fera exploser les familles car, pour un Hmong, il est inconcevable de rester longtemps sans voir ses proches ! Il se sent rapidement comme amputé. » Il sait de quoi il parle : lui-même, entre deux vols internationaux, est revenu cette année passer le Nouvel An à Cacao pour aider sa mère au restaurant et tenir la buvette. Bon sang ne saurait mentir… ■
(1) Terme qui signifie « homme libre » pour eux, mais ils sont aussi appelés « Miaos » par les Chinois et « Méos » par les Laotiens dans une acception nettement péjorative qui les relègue au statut de « sauvage », inassimilé et inassimilable.
(2) Dans son livre Opérations spéciales. Vingt ans de guerres secrètes (Éditions Nimrod, 2009), le défunt colonel Jean Sassi, figure mythique des Forces spéciales, relate l’« Opération D » (pour desperado) d’avril 1954, au cours de laquelle il se porta au secours des assiégés de Diên Biên Phu avec 2 000 Hmongs des maquis « Malo-ServanSangsue ».
(3) Ouvrage publié aux Presses de la Cité, en 1979. Ce surnom peu flatteur de « peuple de l’opium » vient du fait qu’ils furent encouragés à cultiver le pavot dans les montagnes par les Chinois, puis par les Français, qui en tiraient grand profit dans leurs négoces et usages respectifs.
Pour les Hmongs, qui fonctionnent selon un schéma clanique, la famille passe avant toute autre considération