MARSEILLE : LES NOUVEAUX CAÏDS
Combien de “cités perdues” à Marseille où les pompiers ne vont qu’en prenant leurs précautions et où les taxis eux-mêmes n’entrent plus ?
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Dans la Cité phocéenne, la drogue se vend partout, dans les quartiers nord comme en centre-ville. Autrefois tenu par le milieu corse, le trafic de stupéfiants est aujourd’hui dominé par les caïds maghrébins que rien ne semble inquiéter. Notre journaliste a passé plusieurs semaines à leur contact.
Marseille, cité des Oliviers, 10 heures du matin. Ici comme ailleurs, le trafic commence de bonne heure. Autour d’une voiture garée devant l’immeuble, quatre ou cinq jeunes guetteurs sont sur le qui-vive. On les repère à leur air nerveux car on ne sait jamais. Des fois que la police viendrait jeter un oeil dans leurs affaires… En attendant, malgré le plan Castaner contre la drogue annoncé à grand fracas à la mi-septembre, celles-ci vont bon train, au vu et au su de tous. À l’entrée de l’immeuble sur la droite un adolescent sans doute comorien monte la garde assis sur sa chaise. Nous grimpons les escaliers et parvenons au deuxième étage. Des graffitis tachent les murs dégradés. Ici, on s’arrête. Des « choufs », mot qui veut dire « regarde » en arabe, montent la garde. Une barricade faite de bric et de broc bloque le passage et un vendeur, « le charbonneur », propose ses produits aux chalands qui ne viennent pas du quartier. Il est impossible de passer et les résidents de l’immeuble doivent emprunter l’ascenseur s’ils veulent sortir de chez eux, à condition qu’il soit en état de marche… Ils sont près d’une dizaine de clients qui font la queue pour avoir une barrette de shit à 10 euros. Pour la cocaïne, c’est plus cher. Environ 30 euros, parfois moins, selon les tendances du « marché ». À la fin de la journée car le trafic, plus important le soir, s’arrête vers minuit, le profit est de plusieurs dizaines de milliers d’euros rien que pour la cité des Oliviers, qui est aujourd’hui une des plus actives de Marseille pour le trafic de stupéfiants. Ce que vivent les habitants de cette cité des quartiers nord, qui recouvrent les 13e, 14e, 15e et 16e arrondissements de la ville, est banal. Chacun y est habitué pour ne pas dire résigné, car cela pourrait être pire. À deux pas des Oliviers, à la cité des Rosiers, un règlement de compte sanglant a fait un mort et cinq blessés à la mi-novembre 2019. Une fusillade à la kalachnikov qui a inspiré à La Provence une de ses unes les plus dramatiques de l’année : « La Cité perdue ». Le onzième mort de l’année 2019 dans la guerre que se livrent les trafiquants. En 2018, à la même époque, le bilan était de 23 morts. Combien de « cités perdues » à Marseille où les pompiers ne vont qu’en prenant leurs précautions et où les taxis eux-mêmes n’entrent plus ? Les Oliviers, les Rosiers, la Castellane, les Lauriers, la Busserine, où fut tourné le fameux film de Karim Dridi, Chouf, présenté à Cannes en 2016, sont quelques-unes des cités « vedettes » de ces quartiers nord de triste réputation, parmi les plus pauvres d’Europe parce qu’y règnent le chômage, la précarité et la délinquance tout-terrain. Avec à la clé la question qui taraude les Marseillais : la guerre de la drogue est-elle perdue ?
L’IMPUISSANCE JUDICIAIRE
Sylvain, la quarantaine, flic de terrain qui patrouille depuis sept ans dans ces quartiers assure que non. « Nous reprenons pied ici, même dans les 13e et 14e arrondissements et il n’y a aucun quartier où nous ne rentrons pas. La question n’est pas d’éradiquer le trafic. Tant que la demande existera, il y aura de la drogue en circulation, mais il s’agit d’inverser le rapport de force. » Il poursuit : « Contrairement à une idée reçue, les choufs nous craignent. Ils nous caillassent rarement, ce n’est pas dans leur intérêt car ils savent qu’on reviendra les voir et qu’on ne les lâchera plus. »
Sylvain n’a pas peur d’aller au contact. À force d’arpenter le terrain, il a fini par connaître les dealers personnellement, un peu comme dans une guerre de tranchées où l’on tutoie son adversaire. Il patrouille avec ses collègues, défait un point de vente et arrête parfois en flagrant délit des voyous qui ont de la drogue sur eux. « Ce qui est difficile n’est pas de les interpeller, cela m’arrive même de le faire seul, mais de les faire parler. Où est la “nourrice”, autrement dit l’appartement où sont entreposés les produits ? Les vendeurs ne le savent pas toujours eux-mêmes. Surtout, de plus en plus, ils ne viennent pas du quartier et parfois ne sont même pas de Marseille. Quand ils sont interpellés en train de “jobber” (travailler), ils ne disent rien à la police parce qu’ils ne savent rien. C’est comme une entreprise où les petites mains ne rencontrent jamais les boss », nous dit Sylvain. Les « petites mains » en question gagnent entre 2 000 et 3 000 euros par mois en faisant le planton pour avertir leurs acolytes quand les policiers pointent le bout du nez. Quand ils les voient, ils crient « Ara ! ». Certains, munis d’armes blanches peuvent être très dangereux, d’autres ne sont que des gamins désocialisés. Pour Sylvain, le problème n’est pas la répression car les policiers font leur travail malgré les effectifs insuffisants ; c’est l’impuissance judiciaire. « Les petits dealers que nous arrêtons, nous les retrouvons quelque temps plus tard ailleurs, ils sont relâchés parce qu’ils sont mineurs. » Direction la Castellane, cette cité au nord de L’Estaque où vivent 5 000 personnes et qui concentre tous les fantasmes. Zidane,
qui y est né, y est pour quelque chose, comme le petit Mourad, jeune de 15 ans qui vient d’être repéré pour ses talents musicaux dans un hôpital de Marseille où il venait régulièrement jouer du piano. Cette cité reste une des plaques tournantes du narcotrafic avec sa fameuse tour K qui doit être détruite lors de la rénovation en cours. Ici, c’est plus de 80 000 euros par jour que le trafic génère, voire 100 000 euros selon certains. « Détruire la tour K ne servira à rien. Les plans stups se reconstitueront ailleurs », nous dit Armand T., plus de quinze ans de prison, qui fut un des caïds des quartiers nord durant les années 1990. La cinquantaine bien entamée, il est un vieux de la vieille. De père arménien et de mère corse, cet ancien proche de la Brise de mer qui connaît aussi bien le milieu corse que celui des voyous maghrébins a vu le trafic changer sur le plan sociologique. « Aujourd’hui, comme chacun sait, ce sont les Maghrébins qui dominent le trafic ; les Corses sont encore puissants dans le domaine des machines à sous et des jeux, mais sur le plan de la drogue ils sont sur le déclin. Aux Corses les jeux et les machines à sous. Aux Arabes le shit. »
Un point de vue que nuance Me Gérald Pandelon, avocat au barreau de Paris et spécialiste du milieu marseillais, qui s’apprête à publier un livre sur les gangs des cités *. « Il y a selon moi une quarantaine d’équipes sur Marseille d’environ une dizaine de personnes chacune. Au sommet, des parrains que l’on ne voit jamais et qui ne mettent pas la main dans la gadoue. Un parrain a un oeil sur Paris et Marseille et bien sûr sur la Corse, surtout s’il est corse. En dessous, il y a les caïds, pour la plupart maghrébins. C’est un système féodal. Le caïd est ce petit chef que l’on trouve autant à Mulhouse qu’à Nancy ou Grenoble. On parle plus souvent de Marseille parce qu’ils sont plus nombreux. Mais il ne faut pas voir que le trafic de drogue, il y a aussi les armes et des contrebandes en tout genre comme les faux billets. »
En attendant, le plan Castaner ne fait pas plus peur que cela aux caïds des quartiers nord. Même s’il n’habite plus sur place, Omar A., que nous rencontrons un soir dans la banlieue de Marseille, le visage encagoulé et environné de plusieurs comparses, est l’un d’entre eux. Recherché par la police, l’homme, la quarantaine, appartient à un des clans qui domine le trafic de stupéfiants à Marseille et n’y va pas par quatre chemins. Quand nous l’interrogeons sur l’initiative du ministre de l’Intérieur qui prévoit de mettre un numéro de téléphone à la disposition des habitants des quartiers pour appeler la police quand un point de vente se constitue, il nous répond : « Cette mesure est un non-sens. Jamais les jeunes du quartier n’appelleront la police. Le premier qui parle, il est mort. »L’homme justifie le trafic de stupéfiants pour des raisons sociales. « Grâce à nous, les gens de notre communauté ont à manger et ils ont accès aux soins. Quelque part, nous nous substituons à l’État. Nous investissons dans le tissu économique et achetons des socié
“Aux Corses les jeux et les machines à sous. Aux Arabes le shit. Ce sont les Maghrébins qui dominent le trafic”
tés de services. Nous avons créé une contre-société. » Suit une diatribe contre Macron : « Macron marche avec les patrons juifs, il est vendu au capitalisme qui est tenu par les sionistes » (sic). Quelques minutes plus tard, il ajoute : « Bien sûr qu’il y a des liens et des ponts entre les barbus des cités et nous. Comme eux, nous sommes dans le djihad. Ils ne consomment évidemment pas de drogue, moi non plus je n’en prends pas, mais nous faisons vivre notre communauté. C’est nous qui avons libéré Marseille en 1944, pourquoi n’aurionsnous pas le droit de manger ? Marseille n’est plus à Jean-Claude Gaudin, elle est à nous. »
L’homme est un provocateur et il est dans la surenchère. À sa manière, il fait de la « com ». Pour autant on ne peut éviter la question : certains « barbus », terme qui désigne les musulmans prosélytes, prennent-ils part au trafic, comme cela se répète un peu partout ? Pour Thierry R., ex-policier qui travaillait pour la DST dans les années 1990 et que nous rencontrons à Aix-en-Provence, cette hypothèse est crédible. « C’est un serpent de mer, le rôle des barbus, fussent-ils prétendument
“On trouve désormais dans certaines caves des cités des lance-roquettes, des AK47 et même des Famas”
modérés. C’est un peu le monstre du loch Ness, tout le monde en parle sans pouvoir le prouver, même si ce rôle est plausible car des liens se sont noués à cette époque entre les petits voyous et les islamistes dans les prisons », nous explique ce néoretraité. Même point de vue du côté de Stéphane G., 45 ans, instructeur de krav-maga qui a rempli des missions de renseignement pour la DGSI voilà quelques années et qui connaît très bien Marseille. « Le rôle des barbus est déterminant dans le narcotrafic marseillais, nous déclare-t-il, mais on ne peut isoler celui-ci des autres trafics comme la prostitution et surtout le trafic d’armes. Celui-ci est actuellement tenu sur Marseille par des mafias albanaise, russe, serbe, tchétchène, bulgare aussi, toutes aussi violentes les unes que les autres. Ce sont elles qui vendent des armes aux trafiquants contre des sommes en cash provenant du trafic de drogue. » Il ajoute : « On trouve aujourd’hui dans certaines caves des cités des RPG (lance-roquettes) des AK47 (kalachnikovs) et même des Famas. »
Dans d’autres quartiers que nous avons sillonnés, on n’en croit rien. Car il n’y a pas que les quartiers nord où la drogue se vend à ciel ouvert. À Air Bel par exemple, à l’est de Marseille, une cité pauvre de 6 000 habitants, le trafic se porte bien. Les choufs s’activent devant l’association de quartier où nous avons rendez-vous avec Nadia, une trentenaire d’origine algérienne qui dirige l’association des habitants d’Air Bel. Il est 10 heures du matin et ils ont fait un feu avec des débris divers en attendant le client. Nadia les connaît tous. « Air Bel, c’est un peu les “quartiers nord” de l’est marseillais. On a grandi ensemble, ce sont nos gamins, comment voulez-vous que nous les dénoncions ? Même si nous désapprouvons le trafic, nous n’allons pas donner leurs noms à la police. »
Si le trafic est modeste comparé à d’autres cités, il doit tout de même rapporter plusieurs milliers d’euros par jour. Très remontée contre le gouvernement, Nadia se plaint d’être « abandonnée ». L’antienne est connue et ressassée et nous l’avons entendue partout. Autour de nous, les membres de l’association, des Maghrébins d’une quarantaine d’années, corroborent son propos. Ils ont de la sympathie pour Mélenchon qui est venu leur rendre visite. « Les jeunes dealent parce qu’ils ne peuvent rien faire d’autre. Quand un jeune envoie un CV et que l’on voit qu’il vient d’ici, il est barré », nous dit un Algérien qui reconnaît avoir « dealé » dans sa jeunesse. Les « barbus », Nadia, musulmane qui fume et boit, ne les porte pas dans son coeur, mais elle ne croit pas du tout qu’ils prennent part au trafic et encore moins qu’ils en soient les patrons. « À Marseille, ce sont les Corses qui ont le vrai pouvoir », nous ditelle convaincue. Elle ajoute en riant : « Ah les Corses, même s’ils sont racistes je les aime bien parce qu’avec eux les choses se faisaient dans les règles, surtout du temps des Guérini. Ils prenaient un engagement, le tenaient. Depuis la mort de Farid Berrahma en 2006, qui a été tué au bar des Marronniers par la bande d’Ange-Toussaint Federici, les petits voyous de quartier veulent lui succéder. Vous aviez un différend avec eux, cela se réglait autrefois par une bagarre, maintenant ils viennent et ils vous arrosent. » Autrement dit, ils vous tirent dessus, comme aux Oliviers voilà quelques semaines.
MARSEILLE , VILLE TRAGIQUE
Après cette tirade, Nadia nous emmène faire un tour dans son quartier. Elle nous montre le centre médical et les écoles où les professeurs sont « d’un très bon niveau ». Pas si abandonné que ça, le quartier d’Air Bel, en fin de compte. De fait, tous les quartiers où nous sommes allés sans exception ont un centre médical et une école ainsi qu’une pharmacie. Il n’existe pas de « quartier abandonné » dans Marseille même s’il y a des quartiers pauvres, très pauvres. Nadia regarde le site magnifique qui surplombe la ville. « Marseille, je ne peux pas la quitter. C’est une ville tragique. Notre ville, pour nous, c’est la plus belle du monde. Même quand je retourne en vacances en Algérie, elle me manque au bout de quelques jours, il n’y a qu’ici que je peux vivre. » Marseille et ses cités perdues : tant d’amour pour autant de gâchis ! ■
* La France des caïds, à paraître prochainement chez Max Milo.
Avant, un différend avec les petits voyous se réglait par une bagarre. Aujourd’hui, ils vous tirent dessus