LONDRES, LES FRANÇAIS À LA SAUCE BREXIT
Ils sont près de 300 000 expatriés au Royaume-Uni, aux premières loges d’une séparation historique avec l’Union européenne. Nous sommes allés recueillir les confidences des Français de Londres, dont l’avenir s’écrit en pointillé.
Reportage
En votant le Brexit, les Anglais nous ont dit que nous n’étions plus les bienvenus. And so what ? On savait déjà qu’ils ne nous aimaient pas ! », raille Julie, résidente de South Kensington depuis quatorze ans. Avec le vote du 23 juin 2016, les langues se sont déliées. « Go back home ! » pestent les chauffeurs de taxi, réputés retors, à la moindre contrariété. « Le climat ambiant est nauséabond, note Paul, croisé à l’épicerie italienne sur Bute Street. On nous a collé une étiquette d’Européens peu reluisante depuis trois ans. Comme si on les envahissait. Moi, j’ai hâte de rentrer en France. » Julie tempère : « Nous, les Français, ils nous trouvent “rude” (à prononcer « woude »), impolis, indisciplinés. Ici, on passe son temps à se faire un peu engueuler. Pour autant, je ne quitterais Londres pour rien au monde. » Et encore moins pour cause de Brexit. Le quartier de l’ambassade de France, ressemble à un ghetto cossu. « Je vis ici comme une Gauloise retranchée, reconnaît une élégante mère de famille sur Fulham Road. J’achète des chouquettes chez Maître Choux, mes fromages de chèvre normands chez Paxston & Whitfield, mes galettes des Rois chez Orée, détaille-t-elle en riant. Je suis la programmation des films d’art et d’essai du ciné Lumière, que gère l’Institut français. »
À Mayfair, Chelsea, South Ken et même Pimlico, tous les produits hexagonaux se dénichent à condition d’y mettre le prix. La galette des Rois de 8 parts s’achète 29 £ (34,50 €) et le brie de Meaux truffé à 100 £ (118 €) le kilo au Pascalou, épicier français, institution tricolore de South Kensington.
« Nous sommes livrés chaque jeudi de Rungis via Ouistreham, explique Marie-Laure Le Blais, sa propriétaire normande qui a ouvert une dizaine d’enseignes de restauration et d’épiceries françaises à Londres, avec son mari Franck.
Aujourd’hui, notre camion passe la frontière sans s’arrêter. Parfois, un douanier l’ouvre à l’arrière pour vérifier qu’il ne s’y trouve pas de clandestin. Si demain la frontière et les taxes reviennent, s’échauffe-t-elle, notamment sur les produits laitiers, on va devoir passer par Calais et on perdra vingt-quatre heures. Pour nos produits frais, c’est dramatique. »
« LONDRES VA DEVENIR UN NOUVEAU SINGAPOUR »
La soupe à l’oignon que Hugh Grant prise tant ou le fromage de chèvre frais que David Ginola apprécie, serontils plus chers et moins appétissants pour cause de Brexit ? Le sort de ces produits hexagonaux, qui concurrencent les britanniques, pèse dans la négociation qui s’engage aujourd’hui à Bruxelles. « Dans ce quartier privilégié que je croyais peuplé d’anti-Brexit, note une autre Française, j’ai
découvert que les Goldsmith, Barclay et autres membres d’illustres familles étaient satisfaits du divorce. Ce n’est pas contre nous mais contre Bruxelles. Ils avaient l’impression que l’Europe menaçait leurs produits ou leurs us et coutumes. » Sans parler de l’intégrité de leurs frontières, l’immigration ayant été au coeur des débats.
D’ailleurs, les ressortissants modestes de l’Union ne s’y sont pas trompé : Hongrois et Polonais ont déjà déserté les lieux. Entre mars 2015 et juin 2019, le solde migratoire des Européens sur un an est passé de 219 000 à 48 000. De fait, les métiers du bâtiment ou de services de proximité peinent à recruter, le taux de chômage dans le pays plafonnant à 3 %. À l’inverse, accueillis à bras ouverts au Royaume-Uni, les plus fortunés de la planète bénéficient d’un régime fiscal incitatif d’impatriation qui fonctionne durant quinze ans, le fameux
« non dom ». En face du Pascalou, l’agence immobilière Savills propose d’acheter un appartement avec deux chambres pour 3 millions de livres (3,5 M €). Si c’est trop cher, on peut toujours louer une maison avec quatre chambres pour 1 800 £ (2 134 €)… par semaine.
Devant l’entrée couleur rouille du lycée français Charles-de-Gaulle à Londres, l’un des rares établissements du quartier où les élèves ne portent pas d’uniforme, un père de famille qui travaille dans un fonds d’investissement s’exclame :
« Partir à cause du Brexit ? Jamais ! Londres va devenir un nouveau Singapour : une place financière dérégulée qui attirera les capitaux du monde entier », prophétise-t-il, l’oeil plein de gourmandise. Les premiers signaux de reprise lui donnent raison : après trois ans et demi d’atermoiements politiques qui ont eu pour effet de ralentir les affaires, précipiter la baisse de la livre sterling et freiner les investissements, la victoire de Boris Johnson le 12 décembre a rassuré la City. La reprise touche déjà l’immobilier et la finance. « Le pire scénario aurait été l’arrivée de Corbyn le mélenchoniste au pouvoir, croit savoir Frédérique, banquière de Piccadilly Circus. Bojo, malgré tous ses défauts, ne menacera pas les riches expatriés. »
L’AIDE AU RETOUR EN FRANCE
Les onze mois durant lesquels ce premier ministre décoiffant doit négocier un accord d’une prodigieuse complexité seront cruciaux. « Compte tenu des délais, la perspective d’un non-accord, et donc d’une rupture brutale avec toutes ses conséquences négatives pour le Royaume-Uni, n’est pas écartée par les négociateurs », confie Arnaud de Bresson, délégué général de Paris Europlace. Cette association, qui fait du porte-à-porte auprès des chefs d’entreprise internationaux pour les convaincre de se rapprocher de la tour Eiffel, peut se réjouir : « Nous estimions à 10 000 le nombre d’emplois directs potentiellement relocalisables à Paris. Pour le moment, nous en avons déjà 4 000 confirmés, indique-t-il. Pour chacun de ces salariés, il faut tabler sur un effet multiplicateur de 3 ou 4 ; cela représente 20 000 emplois. » La France a des défauts, à commencer par le mauvais climat social. Mais ses atouts sont nombreux : la qualité de vie, les talents et les écoles internationales qui se développent en Île-de-France. « Surtout un régime de cadres impatriés créé en 2008 par Christine Lagarde, allongé à huit ans sous Manuel Valls et encore amélioré sous Emmanuel Macron, détaille-t-il encore. En plus de l’allègement de l’impôt sur le revenu qui passe de 45 à 30 % pour les salariés qui reviennent, l’État allège durant cette période les charges sociales des entreprises qui choisissent Paris. »
IMPOSSIBLE DE VIVRE À LONDRES AVEC UN SEUL SALAIRE
Maximilien s’apprête à profiter de ce « geste fiscal » en retraversant la Manche au mois de mars. Les avantages du régime d’impatrié ont achevé de convaincre ses patrons de délocaliser à Paris une partie de leurs activités de courtage de matières premières. « La décision a été prise il y a plus d’un an, au lendemain de la première manifestation des “gilets jaunes”, s’étonne encore ce trentenaire bien dans sa peau. Pour mon business, c’était trop risqué de rester à Londres à cause de la perte potentielle du “passeport financier européen” qui nous empêcherait de vendre nos services à l’intérieur de l’UE », détaille celui qui aide les sociétés à se couvrir sur les prix de l’énergie.
À 35 ans, Priscille envisage aussi de quitter Londres. « Il est impossible de vivre ici avec un seul salaire, explique cette mère de trois enfants en bas âge installée à Wimbledon, quartier excentré au sud de la capitale. À moins qu’un des deux travaille en banque ou en fonds d’investissement, corrige-t-elle soudain. Une nounou réclame 3 500 £ (4 150 €) par mois charges comprises, presque le montant de mon revenu de managing director dans l’entreprise de cosmétiques qui m’emploie. » À son retour de congé maternité, elle devra travailler quatre mois « pour ne pas avoir à le rembourser ». Puis elle sera licenciée. « En juin, le siège de mon entreprise doit être transféré à Amsterdam, déplore-t-elle. J’aurais aimé rester dix ans de plus mais ils ne m’ont pas laissé le choix à moins de suivre le “move”… Ce sont pourtant les mêmes qui m’ont fait venir il y a deux ans. À l’époque, mon mari m’a suivie. » Autour de la table de la cuisine dont l’exiguïté est compensée par le coquet jardin sur lequel elle ouvre, les enfants dévorent leur dessert dès 18 heures. « Ici, on fait dîner les enfants à 16 h 30 à la crèche ! » Priscille quittera avec un regret infini les espaces verts londoniens, indissociables, selon elle, de la qualité de vie locale. En revanche, elle échappera avec soulagement au redoutable système de santé britannique : « Je n’aurais jamais voulu vieillir ici, avec ce NHS (équivalant la Sécurité sociale, NDLR) qui fonctionne de façon catastrophique. Contrairement à la nôtre, la médecine ici ne fait aucune prévention. J’ai dû attendre que mon hémorragie devienne gravissime pour qu’ils consentent à m’opérer après mon accouchement. » L’amélioration du système de santé, vieux de 72 ans, était une promesse phare des Brexiters lors du référendum de 2016. À l’heure qu’il est, plus personne n’a la naïveté d’envisager que celle-ci sera tenue. ■
“PARTIR À CAUSE DU BREXIT ? JAMAIS ! LONDRES VA DEVENIR UNE PLACE FINANCIÈRE DÉRÉGULÉE”