FRANÇOIS BAROIN & JEAN-PIERRE LE GOFF
« La France des villages va-t-elle disparaître ? »
Le président de l’Association des maires de France, qui publie « Une histoire sentimentale. Notre République par les villes et les villages », et le sociologue, auteur de « La Fin du village », constatent de conserve, la paupérisation sociale et culturelle de la France périphérique et rurale. Mais si pour le premier, il faut aller plus loin dans le processus de décentralisation, pour le second, l’État doit conserver un rôle central.
Jean-Pierre Le Goff, dans « La Fin du village », à travers l’exemple de Cadenet, vous décriviez la disparition d’un certain art de vivre et d’un certain type de société. Comment en est-on arrivé-là ? Jean-Pierre Le Goff – Dans l’imaginaire national, la France est restée longtemps associée à celle d’un univers rural et villageois. Cet univers comporte un certain nombre de traits caractéristiques : proximité avec la nature, regroupement au sein d’un même espace géographique de l’habitation, du travail et du loisir ; rapports interpersonnels de proximité et de solidarité avec l’influence des notables (le maire, le curé, l’instituteur, le médecin…). Plus fondamentalement, le village comme lieu de naissance et où l’on grandit est ce qui donne figure humaine au monde que l’on découvre, un monde où l’on se sent chez soi. Dans ce sens, les quartiers des grandes villes étaient aussi des villages. C’est tout un univers mental, un enracinement premier lié au lieu de naissance, de l’enfance et de la jeunesse que l’on ne peut oublier. C’est ce qu’on appelait la « petite patrie » qui s’articulait à la grande sans perdre sa spécificité. François Baroin le montre très bien dans son livre : à travers le bâti, les monuments, le nom des rues, les boutiques, les fêtes…
La « fin du village », c’est précisément la fin de cet univers avec en retour des aspects nostalgiques sur fond d’une modernisation qui a changé la société depuis longtemps : séparation lieu d’habitation, lieu de travail et de loisir avec le phénomène des villages-dortoirs, développement des zones périurbaines pavillonnaires, coexistence de catégories différenciées tant du point de vue social que culturel… N’oublions pas pour autant le progrès économique et social indéniable par rapport à la misère et à la dureté de la vie d’autrefois, l’ouverture culturelle, la libération du poids de la collectivité villageoise sur les individus avec ses commérages et son chauvinisme de clocher. La modernisation de l’après-guerre constitue la première étape de ce grand bouleversement du village français qui est comme le microcosme du pays tout entier. Avec la fin des Trente Glorieuses, la crise de l’agriculture, la désindustrialisation et le chômage de masse, les fractures sociales et culturelles se sont développées. La communication municipale, les multiples animations festives et culturelles à la belle saison, le culte du patrimoine, le tourisme… ne peuvent magiquement effacer cette situation. Face à la mondialisation et un multiculturalisme invertébré, il existe une nostalgie et un retour réactif sur un passé qui est d’autant plus idéalisé que le monde présent apparaît chaotique et l’avenir indiscernable.
François Baroin – Jean-Pierre Le Goff fait partie de ceux qui éclairent les praticiens que sont les élus et plus particulièrement les maires. Son travail sur l’exemple de Cadenet est d’autant plus intéressant qu’il s’étend sur des décennies, et concerne donc plusieurs générations. Celles-ci ont vécu la désindustrialisation, que j’ai connue en tant que maire à Troyes. Pendant longtemps, Troyes a été une ville opulente, grâce à une mono-industrie, celle du textile. C’est une cité typiquement française, et médiévale, qui a su se reconstruire après un incendie ravageur en 1524. Lorsque l’on regarde ce bâti du XVIe siècle, préservé et intact, on se rend compte que la théorie ancien monde/nouveau monde a ses limites. Sur le plan de la sociologie économique, les décisions internationales et l’acceptation par l’Europe dans les années 1970, dans le cadre des accords multifibres, d’ouvrir notre marché aux « dragons du Sud-Est asiatique », qui ne respectaient pas les règles du droit de travail, nous ont conduits à enterrer des dizaines d’industries, à Troyes, dans l’Est puis dans le Nord avec la sidérurgie. Être de quelque part doit être considéré comme une chance. Or, la mondialisation a donné le sentiment qu’être de quelque part était un lien à couper pour que la montgolfière puisse s’envoler. On revient aux racines, c’est une ancre. Lorsque l’on observe la sociologie de notre pays, plus de la moitié des Français vivent encore dans des communes de moins de 10 000 habitants, 37 % des Français vivent dans des communes de moins de 2 500 habitants. L’immense majorité des communes sont entre 250, 500, 750 et 1 000 habitants. La réalité est dans ces chiffres. Plus de la moitié du peuple français
vit encore aujourd’hui dans une logique identitaire, d’attaches, mais avec de grandes difficultés de mobilité, d’accès au numérique, de capacité d’offrir des perspectives d’insertion pour la jeunesse. Un mouvement engagé par l’État avec une vision centralisatrice et souvent européanisé a confondu la taille et la puissance. Dans cette confusion, on imagine un Grand Paris, dont le port serait Le Havre avec cinq, six métropoles qui sont des « aspirateurs à énergie », des pôles de compétences et de compétitivité. Chaque année, on concentre un peu plus les difficultés, on perd son identité. Il ne faut donc pas s’étonner que des dizaines de milliers de personnes s’organisent autour de ronds-points pour émettre un cri collectif pour être visibles et entendus.
Certes, mais depuis les années 1980, l’État a multiplié les lois de décentralisation. Ce processus, qui peut aussi être lu comme une forme de désengagement, n’est-il pas déjà allé trop loin ?
François Baroin – Les gens n’acceptent plus que Paris décide pour eux dans leur quotidien. Paris, c’est l’État. La limitation de la vitesse ne posait pas de problème en soi, mais c’est l’aspect brutal, homogène et unilatéral de la prise de décision qui n’a pas été toléré. Les « gilets jaunes » ont émergé à partir d’une mesure fiscale sur le diesel présentée de manière intransigeante en affirmant que toute opposition serait une opposition à la protection de la planète. L’ultra-centralisation est en train d’amplifier les fractures territoriales, sociales mais aussi d’alimenter la violence et la souffrance. Notre conviction, avec l’immense majorité des représentants des collectivités territoriales, c’est que si l’État poursuit sa volonté centralisatrice malgré le manque de moyens humains et financiers et continue à vouloir réglementer des sujets qui peuvent être traités à l’échelle locale, la question du fédéralisme éclatera. On le voit avec le refus du Grand Est par l’Alsace, on a déjà oublié les « bonnets rouges » bretons qui se sont inscrits dans la continuité de l’histoire de la Bretagne. L’histoire est dans la connaissance de la géographie. Connaître la géographie, c’est respecter notre histoire. La décentralisation, c’est le moment ou l’État accepte son impuissance et la limite de sa compétence. Quand on parle de solidarité, il faut laisser les départements, les régions s’en charger. Cela permettrait d’adapter celle-ci aux territoires en fonction de leur caractère plus ou moins attractif. C’est une chance pour l’État de se recentrer sur pourquoi on l’attend maintenant, c’est-à-dire sur ses fonctions régaliennes, notamment sur la sécurité et la défense nationale. Nous proposons une vraie réflexion d’ensemble, un big bang. L’histoire française n’est pas fédéraliste, ni similaire à celle de ses voisins espagnols et italiens. Il faut inventer un nouveau modèle, entre centralisation et fédéralisme.
Jean-Pierre Le Goff – Pour ma part, je parlerais volontiers de reconstruction en prenant en compte l’état du tissu économique, social et éducatif qui a été bouleversé depuis un demi-siècle et, plus particulièrement, dans les trente dernières années. Mais cette reconstruction ne peut être mise en oeuvre seulement « par en bas », au sein des collectivités territoriales. Elle ne prend consistance, à mes yeux, qu’au sein d’un cadre républicain global avec le rôle central de l’État, sinon l’étape nouvelle de la décentralisation souhaitée par François Baroin risque de renforcer des tendances centrifuges dans un pays qui ne semble plus savoir d’où il vient et où il va. Toute collectivité humaine pour exister a besoin d’une instance de référence qui n’est pas l’addition de ses composantes mais s’élève au-dessus de la société pour figurer sa cohésion et sa perpétuation. Qu’en est-il aujourd’hui de l’autorité de l’État et de la fonction présidentielle ? Il me semble que celles-ci n’ont cessé de s’éroder avec un nouveau profil d’homme politique qui a quelques difficultés à incarner la fonction, à assurer la cohésion nationale et à rassurer les Français. L’accumulation depuis des années de multiples réformes adaptatives et de « boîtes à outils » a donné l’image d’un pouvoir qui déstabilise la société dans une logique sacrificielle dont on ne voit pas le bout. L’érosion de l’autorité de l’État, la perte de l’idée de progrès, la désarticulation de la politique avec un récit national et européen qui est aujourd’hui en morceaux, entraînent une « insécurité culturelle » et sociale et produisent des effets anxiogènes et de morcellement. D’où l’importance fondamentale à mes yeux d’une reconstruction « par en haut » qui permette, dans le cadre démocratique, de restaurer la cohésion nationale et la confiance dans les institutions.
François Baroin – Lorsque j’étais président de l’Assemblée nationale, j’ai appris que le président de l’Assemblée est le primus inter pares. Il ordonne comme un chef d’orchestre,
Un mouvement engagé par l’État avec une vision centralisatrice et souvent européanisé a confondu la taille et la puissance François Baroin
C’est un type d’humanité avec un rapport à la condition humaine, à la collectivité, à la nature… qui s’efface, au profit de la montée d’un individualisme autocentré Jean-Pierre Le Goff
mais il n’affirme jamais une supériorité. C’est la même chose pour le maire et pour le président de la République. Il est le premier parmi les siens, chargé des pouvoirs exorbitants que lui confèrent la Constitution et la charge de responsabilités qui sont les siennes. Malgré tous ces pouvoirs, dans la conception de sa fonction, il reste le premier parmi les siens. Le premier devoir est donc le devoir d’écoute. C’est pour cela que je ne suis pas toujours d’accord avec ce besoin d’ultra-verticalité que vous décrivez. Malraux disait que l’abus d’autorité ne conduit pas à l’ordre mais au ridicule. Il faut que ce soit une source de réflexion pour tous ceux en responsabilité. Les maires vivent au quotidien cet exercice de responsabilité. Pour eux, le grand débat c’est tous les jours…
Jean-Pierre Le Goff, vous décrivez une fragilisation économique et sociale de la France des villages, mais aussi la disparition d’un certain mode de vie. Ce basculement anthropologique est-il irréversible ?
Jean-Pierre Le Goff – Nous ne reviendrons pas en arrière, mais les réformes visant à adapter le pays à une mondialisation marquée par une concurrence exacerbée, qui fait du coût du travail une variable d’ajustement dans le cadre d’une Union européenne pour le moins mal en point, ne peuvent faire sens pour les citoyens ordinaires qui y voient au contraire des facteurs de régression et ne reconnaissent plus leur pays. Pour reprendre la formulation de Péguy, « nous avons connu un peuple que l’on ne reverra jamais », ce qui ne signifie pas que le peuple a disparu. Mais ce peuple particulier à la charnière entre la France des villages et la modernisation de l’après-guerre est en voie de disparition. C’est un type d’humanité avec un rapport à la condition humaine, à la collectivité, à la nature… qui s’efface au profit de la montée d’un individualisme autocentré qui pose un défi aux institutions et aux liens de citoyenneté.
Jean Pierre Le Goff décrit une crise de civilisation. Face à cela, la droite a parfois été mollement gestionnaire et européiste…
François Baroin – La droite ne gouverne plus le pays depuis un certain nombre d’années, après deux défaites aux élections présidentielles. La dernière défaite est liée à un mouvement de grande ampleur qui est la crise de 2008, la plus importante depuis 1929, qui a provoqué le plus grand nombre de suicides liés à la désespérance sociale et qui a trouvé son carburant dans un modèle inventé par les banques d’affaires américaines pour que la classe moyenne accède à la propriété. Il ne faut pas oublier ce contexte. Le quinquennat de Nicolas Sarkozy a permis de se réapproprier la position de l’État dans la gouvernance européenne plutôt que de confier tout à la commission. Le surgissement d’Emmanuel Macron et de son parti du nouveau monde a changé la configuration. Mais ce que l’on appelle le nouveau monde m’apparaît avoir un logiciel de pratique du pouvoir daté et dépassé à raison du surendettement et de l’importance du déficit. Les impôts n’ont jamais été aussi élevés, l’augmentation de la CGS est incompréhensible. On a concentré l’effort de solidarité sur les propriétaires. La propriété est d’ailleurs un acquis de la Révolution, qui figure à l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Par la suite, c’est devenu une valeur de droite. Jamais les propriétaires n’ont été si frappés par l’impôt. ■