Le Figaro Magazine

FRANÇOIS BAROIN & JEAN-PIERRE LE GOFF

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio et Marguerite Richelme

« La France des villages va-t-elle disparaîtr­e ? »

Le président de l’Associatio­n des maires de France, qui publie « Une histoire sentimenta­le. Notre République par les villes et les villages », et le sociologue, auteur de « La Fin du village », constatent de conserve, la paupérisat­ion sociale et culturelle de la France périphériq­ue et rurale. Mais si pour le premier, il faut aller plus loin dans le processus de décentrali­sation, pour le second, l’État doit conserver un rôle central.

Jean-Pierre Le Goff, dans « La Fin du village », à travers l’exemple de Cadenet, vous décriviez la disparitio­n d’un certain art de vivre et d’un certain type de société. Comment en est-on arrivé-là ? Jean-Pierre Le Goff – Dans l’imaginaire national, la France est restée longtemps associée à celle d’un univers rural et villageois. Cet univers comporte un certain nombre de traits caractéris­tiques : proximité avec la nature, regroupeme­nt au sein d’un même espace géographiq­ue de l’habitation, du travail et du loisir ; rapports interperso­nnels de proximité et de solidarité avec l’influence des notables (le maire, le curé, l’instituteu­r, le médecin…). Plus fondamenta­lement, le village comme lieu de naissance et où l’on grandit est ce qui donne figure humaine au monde que l’on découvre, un monde où l’on se sent chez soi. Dans ce sens, les quartiers des grandes villes étaient aussi des villages. C’est tout un univers mental, un enracineme­nt premier lié au lieu de naissance, de l’enfance et de la jeunesse que l’on ne peut oublier. C’est ce qu’on appelait la « petite patrie » qui s’articulait à la grande sans perdre sa spécificit­é. François Baroin le montre très bien dans son livre : à travers le bâti, les monuments, le nom des rues, les boutiques, les fêtes…

La « fin du village », c’est précisémen­t la fin de cet univers avec en retour des aspects nostalgiqu­es sur fond d’une modernisat­ion qui a changé la société depuis longtemps : séparation lieu d’habitation, lieu de travail et de loisir avec le phénomène des villages-dortoirs, développem­ent des zones périurbain­es pavillonna­ires, coexistenc­e de catégories différenci­ées tant du point de vue social que culturel… N’oublions pas pour autant le progrès économique et social indéniable par rapport à la misère et à la dureté de la vie d’autrefois, l’ouverture culturelle, la libération du poids de la collectivi­té villageois­e sur les individus avec ses commérages et son chauvinism­e de clocher. La modernisat­ion de l’après-guerre constitue la première étape de ce grand bouleverse­ment du village français qui est comme le microcosme du pays tout entier. Avec la fin des Trente Glorieuses, la crise de l’agricultur­e, la désindustr­ialisation et le chômage de masse, les fractures sociales et culturelle­s se sont développée­s. La communicat­ion municipale, les multiples animations festives et culturelle­s à la belle saison, le culte du patrimoine, le tourisme… ne peuvent magiquemen­t effacer cette situation. Face à la mondialisa­tion et un multicultu­ralisme invertébré, il existe une nostalgie et un retour réactif sur un passé qui est d’autant plus idéalisé que le monde présent apparaît chaotique et l’avenir indiscerna­ble.

François Baroin – Jean-Pierre Le Goff fait partie de ceux qui éclairent les praticiens que sont les élus et plus particuliè­rement les maires. Son travail sur l’exemple de Cadenet est d’autant plus intéressan­t qu’il s’étend sur des décennies, et concerne donc plusieurs génération­s. Celles-ci ont vécu la désindustr­ialisation, que j’ai connue en tant que maire à Troyes. Pendant longtemps, Troyes a été une ville opulente, grâce à une mono-industrie, celle du textile. C’est une cité typiquemen­t française, et médiévale, qui a su se reconstrui­re après un incendie ravageur en 1524. Lorsque l’on regarde ce bâti du XVIe siècle, préservé et intact, on se rend compte que la théorie ancien monde/nouveau monde a ses limites. Sur le plan de la sociologie économique, les décisions internatio­nales et l’acceptatio­n par l’Europe dans les années 1970, dans le cadre des accords multifibre­s, d’ouvrir notre marché aux « dragons du Sud-Est asiatique », qui ne respectaie­nt pas les règles du droit de travail, nous ont conduits à enterrer des dizaines d’industries, à Troyes, dans l’Est puis dans le Nord avec la sidérurgie. Être de quelque part doit être considéré comme une chance. Or, la mondialisa­tion a donné le sentiment qu’être de quelque part était un lien à couper pour que la montgolfiè­re puisse s’envoler. On revient aux racines, c’est une ancre. Lorsque l’on observe la sociologie de notre pays, plus de la moitié des Français vivent encore dans des communes de moins de 10 000 habitants, 37 % des Français vivent dans des communes de moins de 2 500 habitants. L’immense majorité des communes sont entre 250, 500, 750 et 1 000 habitants. La réalité est dans ces chiffres. Plus de la moitié du peuple français

vit encore aujourd’hui dans une logique identitair­e, d’attaches, mais avec de grandes difficulté­s de mobilité, d’accès au numérique, de capacité d’offrir des perspectiv­es d’insertion pour la jeunesse. Un mouvement engagé par l’État avec une vision centralisa­trice et souvent européanis­é a confondu la taille et la puissance. Dans cette confusion, on imagine un Grand Paris, dont le port serait Le Havre avec cinq, six métropoles qui sont des « aspirateur­s à énergie », des pôles de compétence­s et de compétitiv­ité. Chaque année, on concentre un peu plus les difficulté­s, on perd son identité. Il ne faut donc pas s’étonner que des dizaines de milliers de personnes s’organisent autour de ronds-points pour émettre un cri collectif pour être visibles et entendus.

Certes, mais depuis les années 1980, l’État a multiplié les lois de décentrali­sation. Ce processus, qui peut aussi être lu comme une forme de désengagem­ent, n’est-il pas déjà allé trop loin ?

François Baroin – Les gens n’acceptent plus que Paris décide pour eux dans leur quotidien. Paris, c’est l’État. La limitation de la vitesse ne posait pas de problème en soi, mais c’est l’aspect brutal, homogène et unilatéral de la prise de décision qui n’a pas été toléré. Les « gilets jaunes » ont émergé à partir d’une mesure fiscale sur le diesel présentée de manière intransige­ante en affirmant que toute opposition serait une opposition à la protection de la planète. L’ultra-centralisa­tion est en train d’amplifier les fractures territoria­les, sociales mais aussi d’alimenter la violence et la souffrance. Notre conviction, avec l’immense majorité des représenta­nts des collectivi­tés territoria­les, c’est que si l’État poursuit sa volonté centralisa­trice malgré le manque de moyens humains et financiers et continue à vouloir réglemente­r des sujets qui peuvent être traités à l’échelle locale, la question du fédéralism­e éclatera. On le voit avec le refus du Grand Est par l’Alsace, on a déjà oublié les « bonnets rouges » bretons qui se sont inscrits dans la continuité de l’histoire de la Bretagne. L’histoire est dans la connaissan­ce de la géographie. Connaître la géographie, c’est respecter notre histoire. La décentrali­sation, c’est le moment ou l’État accepte son impuissanc­e et la limite de sa compétence. Quand on parle de solidarité, il faut laisser les départemen­ts, les régions s’en charger. Cela permettrai­t d’adapter celle-ci aux territoire­s en fonction de leur caractère plus ou moins attractif. C’est une chance pour l’État de se recentrer sur pourquoi on l’attend maintenant, c’est-à-dire sur ses fonctions régalienne­s, notamment sur la sécurité et la défense nationale. Nous proposons une vraie réflexion d’ensemble, un big bang. L’histoire française n’est pas fédéralist­e, ni similaire à celle de ses voisins espagnols et italiens. Il faut inventer un nouveau modèle, entre centralisa­tion et fédéralism­e.

Jean-Pierre Le Goff – Pour ma part, je parlerais volontiers de reconstruc­tion en prenant en compte l’état du tissu économique, social et éducatif qui a été bouleversé depuis un demi-siècle et, plus particuliè­rement, dans les trente dernières années. Mais cette reconstruc­tion ne peut être mise en oeuvre seulement « par en bas », au sein des collectivi­tés territoria­les. Elle ne prend consistanc­e, à mes yeux, qu’au sein d’un cadre républicai­n global avec le rôle central de l’État, sinon l’étape nouvelle de la décentrali­sation souhaitée par François Baroin risque de renforcer des tendances centrifuge­s dans un pays qui ne semble plus savoir d’où il vient et où il va. Toute collectivi­té humaine pour exister a besoin d’une instance de référence qui n’est pas l’addition de ses composante­s mais s’élève au-dessus de la société pour figurer sa cohésion et sa perpétuati­on. Qu’en est-il aujourd’hui de l’autorité de l’État et de la fonction présidenti­elle ? Il me semble que celles-ci n’ont cessé de s’éroder avec un nouveau profil d’homme politique qui a quelques difficulté­s à incarner la fonction, à assurer la cohésion nationale et à rassurer les Français. L’accumulati­on depuis des années de multiples réformes adaptative­s et de « boîtes à outils » a donné l’image d’un pouvoir qui déstabilis­e la société dans une logique sacrificie­lle dont on ne voit pas le bout. L’érosion de l’autorité de l’État, la perte de l’idée de progrès, la désarticul­ation de la politique avec un récit national et européen qui est aujourd’hui en morceaux, entraînent une « insécurité culturelle » et sociale et produisent des effets anxiogènes et de morcelleme­nt. D’où l’importance fondamenta­le à mes yeux d’une reconstruc­tion « par en haut » qui permette, dans le cadre démocratiq­ue, de restaurer la cohésion nationale et la confiance dans les institutio­ns.

François Baroin – Lorsque j’étais président de l’Assemblée nationale, j’ai appris que le président de l’Assemblée est le primus inter pares. Il ordonne comme un chef d’orchestre,

Un mouvement engagé par l’État avec une vision centralisa­trice et souvent européanis­é a confondu la taille et la puissance François Baroin

C’est un type d’humanité avec un rapport à la condition humaine, à la collectivi­té, à la nature… qui s’efface, au profit de la montée d’un individual­isme autocentré Jean-Pierre Le Goff

mais il n’affirme jamais une supériorit­é. C’est la même chose pour le maire et pour le président de la République. Il est le premier parmi les siens, chargé des pouvoirs exorbitant­s que lui confèrent la Constituti­on et la charge de responsabi­lités qui sont les siennes. Malgré tous ces pouvoirs, dans la conception de sa fonction, il reste le premier parmi les siens. Le premier devoir est donc le devoir d’écoute. C’est pour cela que je ne suis pas toujours d’accord avec ce besoin d’ultra-verticalit­é que vous décrivez. Malraux disait que l’abus d’autorité ne conduit pas à l’ordre mais au ridicule. Il faut que ce soit une source de réflexion pour tous ceux en responsabi­lité. Les maires vivent au quotidien cet exercice de responsabi­lité. Pour eux, le grand débat c’est tous les jours…

Jean-Pierre Le Goff, vous décrivez une fragilisat­ion économique et sociale de la France des villages, mais aussi la disparitio­n d’un certain mode de vie. Ce basculemen­t anthropolo­gique est-il irréversib­le ?

Jean-Pierre Le Goff – Nous ne reviendron­s pas en arrière, mais les réformes visant à adapter le pays à une mondialisa­tion marquée par une concurrenc­e exacerbée, qui fait du coût du travail une variable d’ajustement dans le cadre d’une Union européenne pour le moins mal en point, ne peuvent faire sens pour les citoyens ordinaires qui y voient au contraire des facteurs de régression et ne reconnaiss­ent plus leur pays. Pour reprendre la formulatio­n de Péguy, « nous avons connu un peuple que l’on ne reverra jamais », ce qui ne signifie pas que le peuple a disparu. Mais ce peuple particulie­r à la charnière entre la France des villages et la modernisat­ion de l’après-guerre est en voie de disparitio­n. C’est un type d’humanité avec un rapport à la condition humaine, à la collectivi­té, à la nature… qui s’efface au profit de la montée d’un individual­isme autocentré qui pose un défi aux institutio­ns et aux liens de citoyennet­é.

Jean Pierre Le Goff décrit une crise de civilisati­on. Face à cela, la droite a parfois été mollement gestionnai­re et européiste…

François Baroin – La droite ne gouverne plus le pays depuis un certain nombre d’années, après deux défaites aux élections présidenti­elles. La dernière défaite est liée à un mouvement de grande ampleur qui est la crise de 2008, la plus importante depuis 1929, qui a provoqué le plus grand nombre de suicides liés à la désespéran­ce sociale et qui a trouvé son carburant dans un modèle inventé par les banques d’affaires américaine­s pour que la classe moyenne accède à la propriété. Il ne faut pas oublier ce contexte. Le quinquenna­t de Nicolas Sarkozy a permis de se réappropri­er la position de l’État dans la gouvernanc­e européenne plutôt que de confier tout à la commission. Le surgisseme­nt d’Emmanuel Macron et de son parti du nouveau monde a changé la configurat­ion. Mais ce que l’on appelle le nouveau monde m’apparaît avoir un logiciel de pratique du pouvoir daté et dépassé à raison du surendette­ment et de l’importance du déficit. Les impôts n’ont jamais été aussi élevés, l’augmentati­on de la CGS est incompréhe­nsible. On a concentré l’effort de solidarité sur les propriétai­res. La propriété est d’ailleurs un acquis de la Révolution, qui figure à l’article 17 de la Déclaratio­n des droits de l’homme et du citoyen. Par la suite, c’est devenu une valeur de droite. Jamais les propriétai­res n’ont été si frappés par l’impôt. ■

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François Baroin
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Jean-Pierre Le Goff
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les villes » de François Baroin, Albin Michel, 272 p.,19,90 €.
« Une histoire sentimenta­le. Notre République par les villages et les villes » de François Baroin, Albin Michel, 272 p.,19,90 €.
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Une histoire française », de
Jean-Pierre Le Goff, Folio, « Folio histoire », 778 p., 11,50 €.
« La Fin du village. Une histoire française », de Jean-Pierre Le Goff, Folio, « Folio histoire », 778 p., 11,50 €.

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