CANADA / ALBERTA : LA RUÉE VERS L’OS
Carnets de voyage
L’Alberta a de beaux restes. Dans le sud de la province, le billard de prairies et de champs de colza des Grandes Plaines se creuse de canyons sinueux gorgés de fossiles de dinosaures. Sous la caresse experte des pinceaux des paléontologues, la région des Badlands célèbre l’épopée de ces drôles de reptiles qui hantent notre imaginaire depuis bientôt deux siècles.
La terre gercée craque sous les semelles dans un crépitement de meringue écrasée. Sur la ferme des Torman, aux abords de la rivière Red Deer, l’océan de sauge arbustive s’effondre soudain en ravines profondes et révèle des trésors de vertèbres et de côtelettes pétrifiées. François Therrien, paléontologue attaché au Musée royal Tyrrell, se penche au-dessus d’un superbe tibia d’arrhinoceratops, un herbivore à collerette cuirassée qui broutait goulûment les fougères au Crétacé supérieur voilà 72 millions d’années quand les plaines de l’Ouest canadien se prenaient pour les bayous de Louisiane. Le vénérable vestige, encore engoncé dans sa gangue d’argile, laisse apparaître une face lisse presque rutilante sous un soleil à écraser les mouches. Tous ces terrains alentour sont une petite fenêtre ouverte sur la période entre 83 et 66 millions d’années. Pour dater les fossiles comme celui-ci, on fait appel aux éléments radioactifs contenus dans les poussières volcaniques.
Quand les premiers « coureurs des bois » français découvrent ces vastes étendues vides de castors, ils les baptisent « mauvaises terres ». Ils ignoraient qu’à défaut de fourrures, les Badlands abritaient l’une des plus fortes concentrations de fossiles de dinosaures du monde. Un trésor mis au jour par les flots tumultueux nés de la fonte des derniers glaciers il y a 13 000 ans. L’Alberta est dans le top 5 avec la Mongolie, la Chine, l’Argentine et l’Utah ! Et comme chaque année, l’érosion rabote d’un centimètre les pentes des collines, on ne cesse d’en trouver de nouveaux. Un peu partout, des fondus de dinos arpentent les terrains peu prospectés par les scientifiques qui préfèrent concentrer leurs efforts sur des affleurements prometteurs. Ils n’ont pas le droit de creuser, mais cela ne les empêchent pas de toucher parfois le jackpot. En 2015, un retraité déniche ainsi le squelette d’un jeune T-rex, le plus complet d’Amérique du Nord à ce jour. Aux États-Unis, le particulier peut disposer de sa découverte comme il l’entend et les trafics sont nombreux. Au Canada, la province en devient propriétaire, l’inventeur peut la conserver chez lui mais ne peut en aucun cas la vendre ou la modifier, et gare aux contrevenants : une police des fossiles surveille les annonces sur internet.
LE PREMIER SQUELETTE PARTIEL DE T-REX
Cette bouffée de fièvre dinosaurienne est survenue dès le début du XXe siècle lorsque le Muséum américain d’histoire naturelle, à New York, envoie le fameux Barnum Brown – le premier à avoir découvert un T-rex – fouiller les rives de la Red Deer depuis une plate-forme flottante. Sa moisson est tellement abondante, que les autorités d’Ottawa, inquiètes de voir filer leurs beaux squelettes à l’étranger, dépêchent à leur tour Charles Sternberg, un chasseur de fossiles privé, écumer la région avec ses trois fils. La « Grande ruée aux dinosaures » ne s’achèvera que vers 1917 lorsque l’entrée en guerre du Canada et des États-Unis détournera l’attention et les budgets vers d’autres charniers. Les deux équipes, aiguillonnées par la compétition, rivalisent de trouvailles : près de 300 squelettes dont 40 % complets seront exhumés durant ces huit années de folie paléontologique. « Le père de Robert Torman, le propriétaire des terrains sur lesquels ont été trouvés les restes de l’arrhinocératops, a bien connu Charlie, un des fils Sternberg et l’a laissé fouiller sans problème, raconte François Therrien. Robert poursuit la tradition, estimant qu’il n’est que le propriétaire temporaire des lieux et il est d’ailleurs très content de participer aux découvertes. Mais aujourd’hui, la moitié au moins des propriétaires nous refuse le droit de fouille de peur de se voir gênés dans leur exploitation. »
L’instinct de chasse est contagieux et l’on se surprend soudain à scruter la surface du sol, à s’user les rétines à la recherche d’un brimborion remarquable dans cette foultitude de petits cailloux roussis semés sur l’argile ocre. Et contre toute attente, on finit par trouver ! D’abord quelques frag
LES BADLANDS, UNE FENÊTRE OUVERTE SUR LA FIN DU CRÉTACÉ ET LE MONDE FASCINANT DES DINOSAURES
ments d’os, ressemblant à des morceaux de bois pétrifié puis un drôle d’éclat olivâtre au luisant aguicheur. « Félicitations ! C’est une dent d’albertosaure, un carnivore de la famille des tyrannosaures ! » s’étonne François Therrien qui inscrit soigneusement la découverte dans son registre d’échantillons. La quenotte d’environ 7 centimètres ira rejoindre les réserves déjà bien pourvues du Musée royal Tyrrell de paléontologie à Drumheller.
Nichée dans une dépression de la grande plaine à 138 kilomètres de Calgary, « la capitale mondiale du dinosaure » ne fait pas mystère de son inclination immodérée pour les « lézards terribles ». A Drumheller, les diplodocus occupent les ronds-points, les T-rex toutes dents dehors menacent les jardins d’enfants, les tricératops déclinés dans toutes les couleurs du catalogue Ripolin broutent les pelouses. « Don’t Feed the Fossils » prévient un panneau à l’entrée du musée qui, avec ses 130 000 spécimens et sa trentaine de squelettes complets, s’affirme comme l’un des plus importants musées et centre de recherche de paléontologie du monde. Une déambulation dans les dix salles d’exposition donne l’occasion d’un rafraîchissement des connaissances acquises pour l’essentiel il y a bien longtemps au dos de boîtes de céréales : voici les gigantesques sauropodes à long cou, les terribles théropodes, carnivores aux dents longues, les hadrosaures à bec de canard, les stégosaures et leur dos piqueté d’indigestes plaques osseuses ou encore les ankylosaures protégés par un blindage digne d’un tank soviétique. Clou du spectacle, le nodosaure exhumé en 2011 par un excavateur sur un chantier d’exploitation pétrolifère : bien mieux qu’un squelette, cette fois le bestiau, qui n’est pas sans faire penser aux dragons de Game of Thrones, s’est vu presque entièrement pétrifié suite à un ensevelissement rapide et a conservé sa forme originelle, ainsi que sa peau ou encore les restes de son dernier repas. Il aura fallu 7 000 heures étalées sur 5 ans et demi au préparateur Mark Mitchell pour dégager l’animal de son corset de pierre. Un travail de moine copiste exécuté à la fraise de dentiste. « La difficulté, c’est de deviner ce que la pierre nous cache. Il faut progresser millimètre par millimètre. Il y a à la fois du stress et l’excitation de la découverte. C’est comme déballer un cadeau de Noël ! »
Dans les réserves du musée, d’autres blocs entourés de plâtre attendent aussi d’être ouverts, certains depuis 1962. À côté d’un fémur d’hadrosaure qui donnerait un tour de reins à un haltérophile bulgare, un dinosaure-autruche brandit une griffe crochue équipée d’ongles tranchants qui rappellent ceux des vélociraptors de Jurassic Park. « Le vélociraptor avait des plumes à l’âge adulte et était bien plus petit que dans le film. » François Therrien s’amuse à pointer d’autres erreurs. « Par exemple, on sait maintenant que la morphologie du T- rex lui permettait de marcher à 20-30 km/h, mais pas de courir à 60 miles/h (soit 96,56 km/h) comme l’indique le compteur de la Jeep qu’il poursuit. Et puis un bon conseil : si vous vous retrouvez un jour face un T-rex, fuyez, ne restez pas immobile car il a une excellente vision stéréoscopique ! » Le film de Spielberg a en tout cas éveillé les vocations de toute une génération d’étudiants en paléontologie, qui arrivent dans les laboratoires. Ils sont formés aux nouvelles technologies issues de l’imagerie médicale ou du génie biomécanique comme la spectrographie de masse, qui permet de déceler des traces moléculaires de pigments, ou la tomodensitométrie qui peut déterminer l’importance des tubes olfactifs et donc de l’odorat. « De récents logiciels aident à reconstruire les arbres évolutifs jusqu’alors fondés sur des ressemblances superficielles. La paléontologie ne se limite plus à la découverte de nouveaux trophées. Grâce à ces outils modernes, il s’agit d’en apprendre plus sur la biologie et le comportement des espèces. »
COUTUMES DES INDIENS BLACKFOOT
Le Dinosaur Trail, un circuit de 47 kilomètres passant par les hauts lieux paléontologiques de la région, conduit notamment à l’effondrement du Horseshoe Canyon. Ici, les eaux des glaciers ont éventré la plaine et exposé ses entrailles au grand soleil. D’ocre couches de boue antédiluvienne se combinent à des épaisseurs d’argiles marécageuses et de minces filons de charbon pour s’afficher en millefeuille corrompu par des millénaires d’intempéries. Il paraît que les dépôts de mudstone gris-vert abondent de cératopsiens et de tortues géantes. Un peu plus au sud, dans le Dinosaur Provincial Park, d’autres fructueuses érosions ont ressuscité une soixantaine d’espèces de dinosaures. Avant la chute d’astéroïdes qui vint gâcher brutalement la fête des gros reptiles voilà 65 millions d’années, c’était un delta de marigots hérissés de palmiers et de séquoias où il faisait bon vivre… et sans doute mourir au vu des innombrables ossements affleurant entre les épineux et les cactus. Difficile par endroits de ne pas marcher dessus. Et combien de merveilles encore enfouies qui n’attendent qu’un orage pour se rappeler au monde ? Au milieu d’un moutonnement de collines ridées comme de vieilles pommes, un
IL AURA FALLU 7 000 HEURES ÉTALÉES SUR 5 ANS ET DEMI
POUR DÉGAGER DE SON CORSET DE PIERRE LE NODOSAURE, JOYAU DU MUSÉE ROYAL TYRREL
hurlement de coyote vient rompre la lancinante chorale des criquets. Dans leur retraite précipitée, les glaces ont oublié derrière elles quelques blocs de granite, désormais posés au sommet d’une petite colonne comme des bijoux sur un présentoir de joaillier.
Ces cheminées de fée – « hoodoos » comme on les nomme par ici – exaltent la mystique des lieux. Pour les Indiens Blackfoot qui nomadisaient dans les plaines depuis la Saskatchewan jusqu’à la Yellowstone, les hoodoos étaient de mauvaises mères qui n’avaient pas su s’occuper de leur enfant et avaient été transformées en pierre. Les Blackfoot respectaient tout autant les fossiles qu’ils tenaient pour être les vestiges du « grand-père du bison », leur animal fétiche. « Ils ne mangeaient ni poissons, ni oiseaux, ni autres viandes que celle du bison », raconte Conrad Little Leaf du HeadSmashed-In Buffalo Jump, une falaise dans le sud des Badlands depuis laquelle les Indiens ont pendant près de 6 000 ans précipité dans le vide les troupeaux de bisons. « Ici, ce n’était pas la peine de creuser pour trouver des ossements ! Il y en avait des quantités phénoménales sur 10 m de profondeur. » La méthode, utilisée jusque dans les années 1840, était un peu plus exigeante que la chasse à la palombe : tandis que des jeunes se glissaient au milieu du troupeau dans des peaux de veau pour attirer les mères, d’autres « buffalos runners » revêtaient des peaux de loup afin de les effrayer et les conduire au pas de charge vers le précipice. Après une chute de 12 mètres les bêtes étaient achevées à la masse ou à la lance. Tout est bon dans le bison. L’essentiel de la viande était transformé en pemmican, un mélange de viande séchée, de graisse et de baies qui pouvait se conserver des années. Mais ils en tiraient aussi leurs habits, les revêtements du tipi ou encore la plupart de leurs outils. On recense plus de 400 usages du bison.
LES 250 OURS DU PARC NATIONAL DES LACS WATERTON
Toujours plus au sud, la grande prairie rencontre les Rocheuses en escarpements spectaculaires. La route serpente au milieu du chaos de Frank Slide, un formidable éboulement qui dans la nuit du 29 avril 1903 ensevelit près de 90 personnes dans leur sommeil, avant de longer la rivière Crowsnest où les pêcheurs à la mouche répètent leur savante chorégraphie. En 1980, alors qu’ils cherchaient un coin à truite le long de ces rives maltraitées par le courant, deux adolescents découvrirent ici les restes de Black Beauty, un superbe T-rex, transformé en chef-d’oeuvre noir luisant par la fossilisation et aujourd’hui exposé au Musée royal Tyrrell. Des lignes de montagnes en feston réduisent bientôt l’horizon et mènent au bleu intense d’un chapelet de lacs. Créé en 1895 à la demande d’éleveurs soucieux de préserver ces précieuses réserves d’eau, le Parc national des lacs Waterton, isolé par la géographie et les longs hivers, est un havre de paix pour les ours noirs. 250 d’entre eux patrouillent au milieu des épinettes et des pins de Douglas en compagnie d’une vingtaine de grizzlis. Les gardiens du parc déconseillent l’usage des clochettes à ours supposées les faire fuir. Il semblerait que le tintement métallique éveille plutôt leur curiosité ! La peur des plantigrades et l’appréhension des surprises du « backcountry » font que 10 % seulement des visiteurs osent s’aventurer sur les sentiers du parc par ailleurs fermés pour les trois quarts d’entre eux depuis qu’un terrible incendie a ravagé le parc en septembre 2017.
L’AMBIANCE SURANNÉE DU PRINCE OF WALES
Beaucoup préfèrent siroter un afternoon tea dans les salons feutrés du Prince of Wales, perché au-dessus du lac, et contempler par les vastes baies vitrées le spectacle sauvage des montagnes. Là-bas, à 6 kilomètres par-dessus les eaux griffées d’écume par les rafales, ce sont déjà les États-Unis et leur Glacier National Park. Dernier rejeton d’une chaîne d’hôtels et de chalets d’une compagnie de chemin de fer américaine, l’établissement ouvre ses portes en 1927 et connaît son heure de gloire durant les années de prohibition, lorsqu’une foule de touristes venus de New York ou Boston vient se désaltérer dans son bar. Entre deux gorgées d’earl grey, on écoute le concierge en kilt raconter l’histoire de l’hôtel et ses nombreux fantômes, depuis la malheureuse Sarah, amoureuse éconduite par le directeur qui se jeta du sixième étage jusqu’à « l’homme au cigare » un ouvrier tombé du toit dans les années 1920 et dont on peut encore sentir l’odeur du Havane en traînant dans les couloirs entre 2 heures et 4 heures du matin. Dans les chambres flotte encore une douce ambiance surannée : téléphone en bakélite accroché au mur, petit évier en céramique fixé à l’extérieur de la salle de bains, fenêtre à guillotine que le Chinook, ce vent chaud venu d’au-delà des montagnes fait parfois siffler… Brrr, une fois la lumière éteinte, on remonte la couette jusqu’au menton en attendant de sombrer dans un sommeil peuplé de rêves étranges où des tyrannosaures fument le cigare en compagnie de grizzlis en kilt. ■
APRÈS UNE PLONGÉE AU COEUR D’UNE NATURE BRUTE PEUPLÉE D’OURS ET DE MOUFLONS, UN EARL GREY DANS
LES SALONS FEUTRÉS DU PRINCE OF WALES…