Le Figaro Magazine

« La peur de l’islam, comme de toute autre religion, est un devoir »

Richard Malka est l’avocat de la jeune Mila et de « Charlie Hebdo », spécialist­e des questions de liberté d’expression et de laïcité. Cela fait vingt-huit ans qu’il plaide dans ce domaine et jamais il n’avait observé un tel phénomène de régression.

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

Vous êtes l’avocat de Mila, que révèle cette affaire ? Les enjeux sont bien connus, ils sont clairs : le droit à la liberté d’expression et à la critique de la religion, ces polémiques nationales étant emblématiq­ues d’un malaise français depuis les caricature­s de Charlie en 2006. Mais pour moi, il y a peut-être un enjeu supérieur qui est l’absence de solidarité des politiques, des journalist­es, des intellectu­els et des élites de la société française sur des principes simples : on ne menace pas de mort une personne pour ses propos, même quand celle-ci a mis en cause l’existence d’Allah ou de tout autre dieu. De telles menaces doivent être condamnées sans tergiverse­r, sans « oui mais », sans chercher des excuses aux auteurs des menaces et sans dériver sur d’autres débats. S’il y avait un consensus sur cette question fondamenta­le et plutôt simple, il n’y aurait pas eu Charlie ni l’obligation de déscolaris­er cette jeune fille ni les craintes qui existent sur sa sécurité. Notre faiblesse, nos renoncemen­ts sur des valeurs qui devraient pourtant être évidentes et universell­es font le jeu des ennemis de la démocratie. Si tous les journaux avaient publié les caricature­s de Mahomet, non parce qu’ils y adhéraient mais au nom de la solidarité avec ceux qui étaient menacés de mort, Charlie ne serait pas devenu une cible. Il y a des lâchetés qui créent de l’insécurité et ensuite, du sang qui coule.

Justement, vous êtes aussi l’avocat de « Charlie », a-t-on finalement régressé depuis 5 ans ?

Oui, et au-delà du seul domaine religieux. Il y a un reflux et un refus de la liberté d’expression que je ressens fortement. Cela fait vingt-huit ans que je plaide dans ce domaine et je n’avais jamais vu un tel phénomène de régression, avec une racine commune : la sensibilit­é. La sensibilit­é religieuse, sexuelle, physique qui s’exprime sous une forme nouvelle : « Je suis sensible, donc il ne faut pas me heurter. » Il faut même censurer les musées, la littératur­e, l’art au nom de cette petite sensibilit­é douloureus­e dont on fait un étendard existentie­l. Ce mouvement nous mène directemen­t, je le crains, à l’obscuranti­sme, et donc à la perte de nos libertés. Il faut admettre que tout le monde n’ait pas la même opinion. C’est ça, la beauté et la richesse du monde. Lorsqu’on pousse le raisonneme­nt de la sensibilit­é jusqu’au bout, on ne veut plus parler qu’avec des gens totalement d’accord avec nous et on crée des ateliers racisés, histoire d’être sûr de ne pas être confronté à l’autre. C’est un monde triste, d’entre-soi névrotique. Cette philosophi­e de la sensibilit­é est l’inverse de l’altérité. Vous savez, il y a une chose dont je suis sûr et si ça peut servir à une seule personne lisant cet article j’en serais heureux : quand on se vit en victime, on devient victime, quand on se vit en personne discriminé­e, on devient discriminé, quand on choisit de vivre au travers de sa seule susceptibi­lité, tout devient insupporta­ble. Accepter de se confronter à la diversité des opinions est une condition pour être libre soi-même, c’est une nécessité pour ne pas sombrer dans le dogmatisme.

Derrière l’affaire Mila, doit-on voir une tentative de faire entrer dans le droit le concept d’islamophob­ie ?

Bien sûr, c’est un mouvement de fond qui utilise tous les prétextes. Cette affaire représente une acmé dans le débat, mais dans les prétoires, les attaques ont lieu tous les jours. En ce moment, j’ai dix procès sur cette thématique. Des acteurs de la laïcité – de plus en plus souvent des personnes de culture musulmane, d’ailleurs – sont poursuivis par des associatio­ns comme le Collectif contre l’islamophob­ie en France (CCIF). Elles veulent faire taire toute critique à leur encontre. C’est un combat quotidien. Cette arme politique qu’est l’argument de l’islamophob­ie fait des ravages et les mentalités sont déjà profondéme­nt influencée­s, notamment celles des jeunes. Pour moi, la peur de l’islam, comme de toute autre religion, est un devoir. Je ne méconnais évidemment pas l’apport des religions dans la culture humaine mais c’est comme dans un mariage, il y a le meilleur et le pire. En matière de religion, on ne m’enlèvera pas le droit de m’en méfier terribleme­nt.

Êtes-vous partisan d’une liberté d’expression totale ou faut-il établir des limites ?

Je ne suis pas un extrémiste de la liberté d’expression, mais je m’interroge depuis longtemps sur ce qui serait le meilleur

système possible. Nos systèmes européens sont assez équilibrés autour d’un principe de liberté contrebala­ncé par un ensemble de restrictio­ns (diffamatio­n, incitation à la haine raciale, répression du négationni­sme…). Le système américain ne connaît qu’un principe de liberté, sauf pour des propos vraiment extrêmes appelant à commettre des crimes. En termes d’efficacité, je ne suis pas sûr que notre système soit meilleur. Il y a des effets contre-productifs et l’efficacité des lois contre le racisme et l’antisémiti­sme est relative. Alain Soral et Dieudonné ont été condamnés à de multiples reprises, comme d’autres propagateu­rs de haine, et cela n’empêche pas leur business de prospérer. Mais d’un point de vue culturel, compte tenu du poids de l’Histoire notamment – c’est en Europe et pas aux États-Unis qu’a eu lieu la Shoah –, il est impossible de procéder autrement dans notre pays. La question est intéressan­te, mais elle est en réalité théorique. Dans notre culture, un système de liberté à l’anglo-saxonne ne serait pas acceptable.

Certains observateu­rs pensent qu’il faudrait abolir la loi Pleven concernant l’incitation à la haine raciale, ainsi que toutes les lois mémorielle­s…

La loi Pleven date de 1972. Ces lois sont dans notre paysage depuis cinquante ans déjà. Je ne vois pas quel parti politique ou quel gouverneme­nt pourrait décider de supprimer les lois contre le racisme. Et pour mettre quoi à la place comme outil de régulation des propos haineux ?

Aux États-Unis, il n’y a pas de loi, mais il existe une autorégula­tion qui n’a rien à voir avec le système français. Il y a une morale religieuse, sexuelle et une culture du politiquem­ent correct institutio­nnalisées qui nous ont longtemps été étrangère… Je ne pense pas souhaitabl­e de s’aligner sur le modèle américain, mais, pour autant, n’imaginons pas que c’est en multiplian­t les délits de presse que nous résoudrons la question de l’antisémiti­sme et du racisme.

Récemment, Anne Hidalgo demandait le retrait des affiches d’Alliance Vita dans le métro sous prétexte qu’elles seraient hostiles à l’avortement. Que cela vous inspire-t-il ?

La liberté d’expression n’est pas un droit absolu, aucun droit ne l’est. Mais Anne Hidalgo était hors cadre judiciaire puisque la justice l’a déboutée. Certaines affiches peuvent heurter mes conviction­s. En l’occurrence, je suis évidemment favorable au droit à l’avortement. Pour autant, je ne veux pas interdire tout ce qui ne me plaît pas. Anne Hidalgo a, je crois, eu tort. On se grandirait à dire que l’on est en désaccord avec le message mais que l’on accepte son affichage. C’est par le débat que l’on combat, que l’on convainc et non pas par l’interdicti­on.

Que répondez-vous à ceux qui voudraient interdire Éric Zemmour d’antenne ? Pourriez-vous être son avocat ?

J’ai souvent pris sa défense dans les médias, toujours par détestatio­n de la censure. D’autant plus que les pétitions contre lui viennent souvent de journalist­es qui devraient être les premiers à défendre la liberté d’expression. Pour autant, je ne défendrais pas Zemmour dans l’enceinte d’un tribunal car, dans mon domaine, il s’agit autant de défendre une personne qu’une cause. Mais pour défendre une cause à travers une personne, il faut être en osmose totale avec son client. Il faut être en adéquation, en résonance. L’éloquence n’a rien à voir avec le talent oratoire, mais avec le fait que l’on parle avec ses tripes et son coeur. Or, mes divergence­s sur le fond sont trop fortes avec Éric Zemmour pour que j’y parvienne et donc pour que je puisse l’assister judiciaire­ment.

La question de la liberté d’expression se pose-t-elle de la même manière à l’ère d’internet ?

Les réseaux sociaux ont tout changé. Il faut civiliser internet, mais ce mouvement prendra des décennies. Il existe des tentatives imparfaite­s, mais aucun pays n’a trouvé la solution. L’anonymat, l’extraterri­torialité des grands acteurs, l’absence de responsabi­lité, l’immunité, la violence posent des problèmes nouveaux à l’échelle de l’humanité, qui tâtonne pour les résoudre. C’est une évolution anthropolo­gique. Le chaos s’ordonnera, mais, entre-temps, il peut y avoir des conflits, et il y a des victimes, des gamines harcelées, des personnes lynchées, sans parler de l’essor exponentie­l du conspirati­onnisme et du racisme. C’est un facteur de déstabilis­ation complet de notre écosystème civilisati­onnel, de notre urbanité et de notre civilité.

Une loi comme la loi Avia confie aux Gafa la régulation de la liberté d’expression. Est-ce une bonne solution ?

Cette loi peut avoir des effets pervers colossaux, en particulie­r en matière de politiquem­ent correct. Par exemple, les Gafa, les grands acteurs d’internet, ne voulaient pas diffuser Charlie, ce n’était pas dans leur culture. La satire se heurte à l’idéologie anglo-saxonne. Mais, en même temps, nous savons que les dérapages numériques ne peuvent pas se résoudre judiciaire­ment. Face à un déferlemen­t de 100 000 tweets haineux, il est impossible de poursuivre tous les responsabl­es. Les solutions ne peuvent donc pas être uniquement judiciaire­s. Il faut en inventer d’autres. Confier la régulation à un algorithme en Californie n’est peut-être pas idéal, mais la confier au CSA serait probableme­nt pire…

Que pensez-vous de la censure qui s’étend à l’université au nom du féminisme ou de l’antiracism­e ?

Nous ne voyons que la partie émergée de l’iceberg. De nombreux universita­ires me disent que la situation s’aggrave de manière de plus en plus critique. Les médias ont évoqué les faits les plus saillants, mais, tous les jours, les exclusions, les excommunic­ations se multiplien­t. Il y a un parfum de révolution culturelle. L’Université devrait être le temple de la tolérance et du débat contradict­oire et, à l’inverse, elle devient un lieu d’intoléranc­e. Cela ne présage pas un avenir heureux. La première mission d’un président

“J’ai souvent pris la défense de Zemmour dans les médias, toujours par détestatio­n de la censure. D’autant plus que les pétitions contre lui viennent souvent de journalist­es qui devraient

être les premiers à défendre la liberté d’expression”

d’université devrait être de faire respecter le débat et le pluralisme, ce qui n’est pas le cas. Il n’y a eu aucune sanction après ces censures, ni contre les présidents d’université­s ni contre les fauteurs de troubles. C’est le silence et la lâcheté qui ont gagné. À terme, pour éviter les polémiques, ils ne recevront plus personne et toute forme d’esprit critique disparaîtr­a dans ces lieux censés enrichir l’esprit. Ce sera le règne de la médiocrité car la censure est, de manière évidente, l’arme des médiocres : lorsqu’on n’a pas d’argument, on préfère interdire que débattre.

Vivons-nous une disparitio­n du concept d’universel ? Effectivem­ent, tout s’y rapporte. Quand on s‘éloigne de l’universali­sme, on se rapproche de l’obscuranti­sme. C’est la pensée obscuranti­ste qui gagne ces université­s. La conviction d’être du bon côté se transforme en dogme inattaquab­le. Les dérives du syndicat étudiant Unef en sont l’illustrati­on. Les mêmes, hier, défendaien­t les génocidair­es khmers rouges avec enthousias­me. L’universali­sme naît avec les encyclopéd­istes qui décident d’appliquer la raison à tous les domaines des activités humaines. On abandonnai­t la religion et les passions au profit du débat, de la critique, de la remise en cause. Nos jeunes talibans-bourgeois, vociférant pour interdire tel ou tel conférenci­er, bafouent trois siècles d’histoire et on les laisse faire. Ce qui unissait ce pays était cette idée fondatrice de l’universali­té. Elle a induit la Révolution, puis la IIIe République et les grandes lois républicai­nes, en particulie­r celle de 1881 sur la liberté d’expression et celle sur la laïcité en 1905. Cet édifice est entièremen­t remis en cause. Un pays, c’est comme un journal, ça peut se résumer à une idée. Notre idée s’affaiblit et tout se fragmente dans une atmosphère de guerre civile permanente car nous avons renoncé à affirmer nos vieilles et belles valeurs républicai­nes et unificatri­ces. Mais vous savez, tout dépend de nous. Nous, journalist­es, avocats, présidents d’université, acteurs publics, parents, votants, adhérents syndicaux, citoyens… Einstein avait, comme toujours, raison : si le monde est dangereux à vivre, ce n’est pas à cause de ceux qui font le mal mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire. ■

Lire la version longue sur le Figaro Vox.

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