Reportage
Sur les plages du Nord et de Normandie bombardées pendant la Seconde Guerre mondiale, comme sur les anciens champs de bataille de la Grande Guerre, des milliers d’obus et de munitions non explosés sont découverts chaque année et neutralisés par les démineurs. Une mission à haut risque.
Le vent violent qui souffle ce matin sur la plage des Hemmes de Marck, entre Calais et OyePlage (Pas-de-Calais), emporte avec lui des nuées de sable. Dans ce paysage brouillé et mouvant, même les passionnés de chars à voile ont déserté l’estran. Sous les bourrasques, la visibilité est réduite et, sans coordonnées GPS, les plongeurs-démineurs de la Marine nationale seraient incapables de retrouver l’endroit où des munitions de la Seconde Guerre mondiale ont été signalées la veille par des promeneurs qui, sans trop s’inquiéter, ont prévenu la mairie de la commune. Une réaction ordinaire dans cette région intensément bombardée, où d’innombrables munitions non explosées, larguées ou tirées sur les côtes françaises sont découvertes fortuitement chaque année. Accompagnés par des policiers chargés d’interdire la circulation, les hommes du Groupe des plongeurs démineurs de la Manche (GPD), une unité spécialisée basée à Cherbourg, préparent méticuleusement leur matériel et les quantités d’explosifs nécessaires au contre-minage. Mise en alerte par la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord, cette force tactique composée de 29 plongeurs-démineurs, d’un médecin, de deux infirmiers et de 15 personnels de soutien, est la seule habilitée à opérer sur le littoral, depuis la baie du MontSaint-Michel jusqu’à la frontière belge, soit 870 km de côtes. Un espace immense avec ses points noirs, comme ici à Calais, où la guerre ne semble jamais s’être vraiment arrêtée et où veillent toujours les longues casemates de béton de la batterie Oldenburg édifiée par les Allemands entre 1941 et 1942 pour fortifier la Côte d’Opale et empêcher un débarquement allié en mer du Nord.
Partout des blockhaus, des soutes à munitions, des positions de tir, des blocs sanitaires, des casernes et les restes d’un chemin de fer, saillent de la végétation. Pris d’assaut par les Canadiens le 1eroctobre 1944, après la libération de la ville, le site a été en partie dynamité.
GRANDES MARÉES ET TEMPÊTES
DÉTERRENT MINES ET OBUS
Mais des milliers de bombes d’aviation défectueuses, d’obus de marine ou d’artillerie mal réglés, de projectiles de toutes sortes et de stocks oubliés n’en finissent pas de réapparaître lors des tempêtes, des grandes marées ou des glissements de terrain. « Nous avons l’habitude de travailler à la neutralisation d’un très grand nombre de dispositifs, mais chaque situation est unique et doit être traitée comme si c’était la première fois, explique le maître Teddy, chef de mission, qui vient de terminer son briefing. Le déminage est un acte subtil et précis. La routine et l’habitude sont à proscrire. Le danger est à prendre très au sérieux. La plupart des munitions anciennes que nous trouvons sont souvent très dégradées par leur séjour prolongé
Sur les plages du Débarquement, comme sur les champs de bataille de la Grande Guerre, des milliers de bombes et d’obus dorment encore
dans l’eau de mer, mais leur système de mise à feu doit toujours être considéré comme instable et opérationnel. Par conséquent, leur manipulation par d’autres personnes que des démineurs doit être absolument évitée. »
Une excavatrice, mise à disposition par la municipalité, ouvre à présent la route sur l’étroit chemin qui conduit à la plage. Lourdement chargée, l’équipe composée d’un officier, d’un médecin, de deux officiers-mariniers et de deux quartiers-maîtres lui emboîte le pas. L’endroit où les « bombes » ont été aperçues se trouve à environ un kilomètre. Face aux rafales, la progression est difficile. Le sable s’infiltre partout. Déjà en place, les forces de police sécurisent les alentours et veillent à ce que personne ne s’aventure sur la plage. La « chargeuse » s’est arrêtée. L’oeil rivé sur le GPS, le lieutenant de vaisseau Thomas annonce qu’ils ne sont plus qu’à une quarantaine de mètres de leur objectif. De fait, la forme d’un projectile de mortier de 120 mm semble se dessiner sur le sol. C’est bien là. Par sécurité, l’équipe élargit la zone de recherche pour vérifier qu’aucune autre munition n’affleure. Une précaution salutaire car les marins tombent rapidement sur un énorme obus de marine de 240 mm de type Perruchon, dont seul le culot apparaît pour l’instant. Puis, un peu plus loin, sur ce qui semble être un obus de 155 mm encore recouvert d’une épaisse gangue de métal corrodé. Comme souvent, la tempête a fait son office.
IL FAUT FAIRE VITE,
LA MER COMMENCE À REMONTER
La moisson de fer est prête à être récoltée. Mais il faut faire vite. La mer va bientôt remonter. « Si on peut éviter de trop manipuler les munitions, on agit sur place, précise un officier supérieur de la Marine, expert en déminage. Mais si le rayon de sécurité est trop court et que notre intervention peut constituer une menace directe pour la population, nous essayerons de déplacer l’obus ou la bombe. Par exemple, dans le cas d’un énorme obus découvert à marée basse sur la plage, rien n’interdit d’attendre que la mer remonte et d’agir en eau plus profonde pour le contre-miner. »
Après le dégagement et l’identification des projectiles, l’opérateur de la pelle mécanique prépare à présent le terrain et creuse une fosse pour enfouir les munitions et les pains d’explosifs qui doivent les neutraliser. « Nous effectuons une destruction par explosion contrôlée, explique le lieutenant de vaisseau. Dans la mesure du possible, pour se prémunir des éclats et limiter le périmètre de sécurité, les destructions se font selon la méthode dite du “fourneau”. Les munitions sont enterrées au fond d’un trou, amorcées puis recouvertes de terre. Les effets de souffle et les éclats sont dirigés essentiellement vers le ciel et les projections retombent à la verticale. Pour une sécurité maximale, nous procédons à un amorçage à distance. Un système qui permet de maîtriser l’explosion jus
Malgré l’expérience des démineurs, civils ou militaires, chaque opération reste à haut risque
qu’au dernier moment. » À l’abri derrière les dunes, le compte à rebours a commencé. « 5, 4, 3, 2, 1… Mise à feu ! » Un grondement sourd claque dans le ciel, puis un panache de fumée noire, vite emporté par le vent, s’élève. Après vérification, le chef de mission confirme la réussite de l’opération. Des trois munitions, ne subsistent plus que quelques éclats d’acier et un cratère rempli d’eau grise et de suie que la marée va faire disparaître. C’est terminé pour ce matin.
Mais les plongeurs-démineurs sont attendus en Normandie, le lendemain, sur la plage de Merville-Franceville, dans le Calvados, où des mines antichars allemandes ont été repérées, puis entre Ver-sur-Mer et Asnelles où un obus, pris entre deux rochers a été découvert. Rien que sur les plages du Débarquement, au cours de la seule journée du 6 juin 1944, les alliés ont largué plus de 10 000 tonnes de bombes et tiré des dizaines de milliers d’obus. En mer, de nombreux bâtiments coulés par les mines flottantes, la défense côtière et l’aviation allemande ont emporté avec eux des tonnes de munitions sous la mer. De Ouistreham (Sword Beach, la plus à l’est des plages du Débarquement, dans le Calvados) à Sainte-Marie-du-Mont (Utah Beach, la plus à l’ouest, dans la Manche), les autorités ont identifié dernièrement plus de 150 vestiges de l’opération Overlord, dont 17 navires de guerre, 62 épaves de navires de transport ou de 29 blindés, deux ports artificiels et 24 restes d’infrastructures portuaires. Et leurs munitions, restées sur place sans aucun traitement particulier, posent aujourd’hui de véritables problèmes de sécurité publique. À l’image de celles retrouvées dans l’épave du HMS Lawford. Un navire minutieusement dépollué pendant dixsept mois par le GPD Manche, chargé de l’opération entre 2017 et 2018. Dans ses flancs rongés par la rouille, les plongeurs ont neutralisé d’importantes quantités de mortiers anti-sous-marins, une centaine de caisses de munitions antiaériennes de 20 mm, soit près de 3 tonnes d’équivalent TNT éparpillées à 26 mètres de la surface…
UNE MINE ALLEMANDE DE PRÈS D’UNE TONNE
En août 2018, au large du Calvados, le chalutier Le Retour a remonté dans ses filets une mine allemande de la Seconde Guerre mondiale contenant une charge d’environ 860 kg. Immédiatement alerté par le Centre des opérations maritimes (COM) de la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord, le GPD a envoyé cinq plongeurs-démineurs à bord d’un hélicoptère pour évacuer l’équipage avant de la remettre à l’eau en sécurité et de procéder à sa destruction. Toutes les deux semaines, les « missions routes », ou les interventions en mer à bord du bâtiment base Le Vulcain menées par le GPD Manche aboutissent systématiquement à la localisation et à la neutralisation de dizaines d’engins
Le 6 juin 1944, les alliés
ont largué plus de 10 000 tonnes de bombes et tiré des dizaines de milliers d’obus
explosifs. Sur la façade maritime Manche et mer du Nord, des navires chasseurs de mines basés à Brest sont également engagés pour sécuriser les approches de certains ports, pendant des travaux notamment, mais aussi pour neutraliser des engins lourds, comme les terribles LMB, Luft Marine Bomb, des mines allemandes d’une tonne, découverts relativement fréquemment sous l’eau par des plongeurs ou des pêcheurs. L’année dernière, quelque 637 engins explosifs ont été détruits par le GPD, soit 11 472 kg équivalent TNT, et 31 par les chasseurs de mines, soit 16 022 kg équivalent TNT.
UN DANGER TOUJOURS PRÉSENT
La plupart du temps, les démineurs interviennent au plus vite pour mettre hors d’état de nuire ces munitions anciennes. Mais parfois, elles tuent encore. Comme en 2014 sur l’île de Groix (Morbihan) où l’explosion accidentelle d’un obus oublié a fait un mort et un blessé très grave sur une plage où campaient dix jeunes qui n’auraient jamais imaginé vivre un jour une telle scène de guerre. Enfoui sous le sable, indécelable et invisible, il aurait détonné sous l’action d’un feu de camp. En juillet 2017, sur la plage du Touquet, la neutralisation de six blocs de défense antidébarquement allemands en béton piégés, les fameux « pieux de Rommel », a mobilisé de nombreux moyens humains et matériels de la préfecture maritime : plongeurs-démineurs de la Marine nationale, vedette de la gendarmerie et spécialistes du 19e régiment du génie de l’armée de terre. Après ouverture des blocs, six obus de 70 mm en parfait état ont été mis au jour avant d’être neutralisés.
Il n’est pas rare qu’une telle découverte nécessite aussi l’évacuation des habitants d’un quartier tout entier. Ainsi le 21 janvier 2018, pour désamorcer une bombe anglaise de 230 kg, mise au jour sur le chantier d’une zone commerciale d’Alençon, plus de 700 personnes ont dû quitter leur foyer pour laisser travailler les démineurs de la sécurité civile, chargés d’intervenir en dehors du domaine maritime. Une opération dont la préparation aura nécessité trois semaines de travail aux forces de l’ordre et à la préfecture. Une semaine plus tard, à Colombelles et à Giberville, près de Caen, lors du déminage d’une bombe américaine de 460 kg, plus de 1 600 personnes dans un périmètre de 400 mètres autour du site de la découverte ont été évacuées.
Mais les grandes plages du Nord et le littoral normand sont loin d’être les seuls endroits où des munitions anciennes réapparaissent régulièrement en France. Verdun, Les Éparges, le Chemin des Dames, la Marne, partout où se sont déroulés les combats de la Grande Guerre, des milliers d’obus et de munitions non explosés de toutes sortes, remontent chaque jour au cours de labour, de travaux publics, de chantiers autoroutiers ou ferroviaires, et d’aménagements de zones commerciales. À Verdun, par exemple, 60 millions d’obus ont été tirés sur quelques kilomètres carrés pendant 300jours et 300 nuits et les démineurs de la sécurité civile assurent en plaisantant à moitié qu’ils en ont encore « pour mille ans avant d’avoir détruit le dernier obus » : selon un spécialiste, entre 25 et 30 % du milliard de munitions d’artillerie tirées entre 1914 et 1918 sur le front Ouest n’auraient pas explosé. Mais ces chiffres ne prennent pas en compte les obus toujours stockés dans des dépôts, les munitions perdues ou abandonnées au cours des nombreuses offensives, contre-offensives et retraites des armées.
« Dans les années qui ont suivi l’Armistice, précise un expert, les champs de bataille ont bien été “nettoyés”, mais seulement en surface car la plupart des munitions non explosées, enfoncées parfois à plusieurs mètres de profondeur, sont restées enfouies. Ce qui explique pourquoi le service du déminage de la sécurité civile, créé en 1945, et ses 300 spécialistes du Groupement d’intervention du déminage répartis actuellement sur tout le territoire, continue aujourd’hui à en collecter et à en détruire quelque 500 tonnes, chaque année en moyenne. » Si les munitions conventionnelles sont le plus souvent neutralisées par palettes enfouies à 6 mètres de profondeur et recouvertes de sable pour absorber l’onde de choc, comme c’est le cas notamment dans le camp militaire de Sissonne, les obus qui contiennent encore des produits mortels, comme l’ypérite, le tristement célèbre gaz moutarde utilisé massivement pendant la Grande Guerre, posent aujourd’hui des problèmes à la Direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC) du ministère de l’Intérieur. Jusqu’en 1996, la plupart d’entre eux étaient détruits sous l’eau en baie de Somme pour éviter au maximum les risques de diffusion des toxiques dans l’atmosphère. Mais cette méthode peu respectueuse des normes environnementales a été abandonnée et les obus à gaz sont désormais stockés sous haute protection dans le camp militaire de Suippes, dans la Marne, en attendant que le futur Site d’élimination des chargements d’objets identifiés anciens (Secoia) de Mailly-le-Camp (Aube) soit enfin opérationnel.
À Verdun, 60 millions d’obus ont été tirés sur quelques kilomètres carrés pendant 300 jours et 300 nuits
LE CASSE-TÊTE DES OBUS À GAZ
Conformément aux engagements pris par la France en ratifiant la convention internationale d’interdiction des armes chimiques en mars 1995, la construction de cette unité entièrement automatisée est théoriquement terminée. Mais ce projet porté par Airbus Defence and Space, qui doit traiter 42 tonnes par an (soit environ 3 000 munitions), selon la Direction générale de l’armement (DGA), a connu de nombreux retards et, d’après plusieurs sources bien informées, le site ne devrait pas être lancé officiellement avant la fin de l’année. En attendant, la terre française va encore et toujours recracher ces bombes et ces obus qui, plus de cent ans après avoir été tirés, continuent de l’empoisonner. Inlassablement. ■