et l’apostrophe de J.-Ch. Buisson
Le réalisateur oscarisé avec « Mar Adentro » se frotte brillamment à la guerre d’Espagne en suivant le parcours tourmenté du grand écrivain chrétien Miguel de Unamuno.
CHERS ESPRITS LIBRES ET CURIEUX, voici un film pour vous. Loin des clichés, des fantasmes, des raccourcis, de la réécriture anachronique ou téléologique de l’Histoire, Lettre à Franco (en salles le 19 février) est un modèle du genre : honnête, sincère, juste, troublant. Et d’une splendeur formelle spectaculaire – il est vrai que tourner sous les murailles médiévales de la lumineuse Salamanque produit des images plus excitantes que celles de nos cinéastes faisant évoluer leurs « héros » dans des déchetteries sous un ciel gris. Passons. En quoi le film d’Alejandro Amenábar, qui se révèle ici encore scénariste de talent et directeur d’acteurs hors pair, bouleverse-t-il l’enseignement historique faussé qu’on nous inflige depuis quatre-vingts ans sur la guerre d’Espagne ? Le metteur en scène d’origine chilienne s’est intéressé aux jours suivant le pronunciamiento de juillet 1936 et donne à comprendre les enjeux complexes d’un conflit trop souvent résumé à la lutte entre franquistes et antifranquistes, fascistes et antifascistes, démocratie et dictature – bref, entre le Bien et le Mal. Pour en prendre la mesure, il narre le destin du recteur de l’université de Salamanque, Miguel de Unamuno, intellectuel respecté de tous, républicain viscéral, qui soutient le coup d’État. Non par sympathie pour l’uniforme, mais parce qu’il estime que face au désordre social et à la violence nés après l’instauration du
Frente popular, face aux exactions épouvantables des communistes et des anarchistes, seule l’armée peut sauver… la jeune République espagnole (1931). Et de rétorquer à ses proches qui lui reprochent de basculer dans le camp des antirépublicains que « ce n’est pas moi qui trahis la République, c’est la République qui m’a trahi ».
De même comprend-on combien Francisco Franco n’est d’abord qu’un pion parmi d’autres de l’échiquier « blanc » : rien ne dit alors qu’il s’imposera face aux autres officiers supérieurs rebelles comme le charismatique, borgne et manchot chef de la Légion espagnole José MillánAstray qui s’était autoproclamé « le fiancé de la mort », et inventa le célèbre slogan
« Viva la muerte ! ».
L’intelligence et la finesse du réalisateur consistent à montrer, par les yeux d’Unamuno, comment le mouvement insurgé glissera vers ce que nous savons. Comment
« Franquito le coquin » se muera avec pragmatisme, prudence et opportunisme en Caudillo. Et surtout combien il est difficile à un intellectuel de reconnaître s’être trompé. C’est vrai pour Unamuno, qui tardera à lancer au visage des franquistes un très bernanosien
« l’autre camp fait pareil, mais nous sommes chrétiens ! ». Ce sera vrai pendant des décennies pour les (nombreux) compagnons de route communistes.
Post-apostrophum : la réplique qui pique le plus ? « La République, c’est ni l’ordre, ni la paix, ni le pain. »