Des forêts luxuriantes peuplées de grands singes aux trésors du patrimoine de Luang Prabang.
Des jungles luxuriantes hantées par les chants des grands singes,
une ville musée qui cultive encore la majesté des jours anciens, une sérénité contagieuse émanant des paysages
et des habitants… le nord du Laos dégage encore tout le charme d’une Asie qu’on croyait perdue. Face aux menaces pesant sur ce petit joyau, certains ont choisi de
protéger la forêt, d’autres le patrimoine culturel.
Là-bas, les frondaisons des grands arbres à peine effleurées par le jour sont prises soudain d’une tremblote suspecte. Des singes font les 400 coups dans la ramure, reste à savoir lesquels. Une fourrure fauve, entraperçue aux jumelles, assortie de deux bras improbables dévoile l’identité des acrobates. C’est une femelle gibbon, bientôt rejointe par un mâle, noir comme du charbon. Monsieur, accoudé entre deux branches à 30 mètres du sol, aussi à l’aise qu’un lord anglais calé dans le Chesterfield de son club favori, entreprend d’étudier la petite bande d’indiscrets occupés à violer son intimité. Qui du singe ou de l’homme observe l’autre ? Puis, estimant sans doute en avoir assez vu, il se lance dans le vide, chute sans rien d’autre pour le retenir que l’air encore frais du matin et se rattrape in extremis avant l’écrasement fatal. Un réveil comme les autres chez les gibbons à crête noire, une espèce dont il ne reste guère que 1 200-1 500 individus répartis entre le Laos, le Vietnam et la Chine, et que les lève-tôt de The Gibbon Experience ont toutes les chances d’observer.
Cette immersion de deux ou trois jours au coeur de la jungle de Bokeo aux confins du Triangle d’or est aujourd’hui possible grâce au travail obstiné d’un Français installé au Laos depuis vingt-cinq ans. « Dans ce pays, les forêts ont longtemps été un moyen facile de faire de l’argent et beaucoup de gibbons ont disparu, raconte Jean-François Reumaux, fondateur de cette initiative d’écotourisme originale. J’ai pris le pari que pour les protéger, il fallait les approcher par la canopée et changer ainsi le regard des gens. J’ai inventé ce système qui consiste à grimper aux arbres en descendant dessus avec une tyrolienne ! » Le concept se révèle malin et spectaculaire : les touristes découvrent la forêt à hauteur de singe, passent leurs nuits dans des maisons perchées et génèrent suffisamment de revenus pour rémunérer guides et brigades de gardes forestiers, assurant ainsi la protection de 136 000 hectares de jungle.
DE LA CHASSE TRADITIONNELLE À LA CONSERVATION
À défaut d’avoir le bras aussi long que les gibbons, JeanFrançois a eu au moins l’oreille du gouvernement pour obtenir cette concession et créer une activité économique durable, dont les revenus profitent à la forêt et à ses habitants. « Nous avons pris le parti d’une société privée, employant aujourd’hui 145 personnes, plutôt que de dépendre d’un programme de subventions dont la durée de vie se limite à 3 ou 4 ans. » Avant la mise en place de la Nam Kan Biodiversity Conservation Area, les villageois alentour, comme les Hmongs de Ban Tup ou les Lamets de Ban Donkham, avaient pris l’habitude d’y chasser cerfs, macaques et autres écureuils pour améliorer l’ordinaire. Les os de bras de gibbons étaient également prisés, car utilisés comme bâtons de tambour. Ils étaient supposés apporter bonheur et prospérité au foyer. Autant dire que la
LA JUNGLE LAOTIENNE DISTILLE, ENTRE DOUCEUR ET MYSTÈRES, SON LOT DE RENCONTRES INATTENDUES
création d’une réserve sur ces terrains de chasse traditionnels n’a pas été forcément très populaire. Les nouveaux emplois et l’effervescence économique engendrés par l’activité ont fini par convertir la majorité de la population. Quelques coups de pétoire se font bien entendre de temps en temps, le trafic de bois de rose ainsi que les cultures sur brûlis font encore des dégâts mais, dans l’ensemble, la destruction des ressources a été enrayée. « Il y a encore pas mal de chasse mais, contrairement à l’Afrique où l’on tire sur les braconniers, ici on ne fait que des tirs de sommation. Le gouvernement veut protéger la faune mais pas au prix d’une guerre rurale. Au Laos, on préfère prendre le temps de convaincre et d’éduquer », ajoute, philosophe, Jean-François Reumaux.
VOL AU-DESSUS DES VOÛTES DE BAMBOUS SOYEUX
Les stridulations des cigales qui faisaient vibrer la forêt comme un orgue de cathédrale s’estompent sous les « gémissements » des câbles de tyrolienne. Suspendus à leur baudrier, les explorateurs de canopée survolent en trombe les ravins, filent au-dessus des voûtes de bambous soyeux et caressent la cime d’arbres vénérables nés avant même l’instauration du protectorat français en 1893. Voici la maison n° 2, arrimée au faîte d’un ficus gigantesque et occupée ce soir par un couple de jeunes mariés en lune de miel. Les voisins les plus proches étant à plus de 300 mètres de là, nos tourtereaux pourront convoler à leur aise ! La maison est solide, mais trouver le bon arbre pour la construire est une vraie gageure : système racinaire profond, tronc bien droit d’au moins un mètre et demi de diamètre à la base, absence de branches creuses et de fourmis, proximité d’une famille de gibbons pour le spectacle et d’une source pour la douche et les toilettes… les conditions sont draconiennes, d’autant que tous les matériaux sont transportés à dos d’homme.
L’arrivée sur la maison n° 5, invisible au départ de la tyrolienne, laisse comme un creux à l’estomac. Une fois franchi un rideau de verdure, les yeux s’arrondissent sur une cabane trônant au sommet d’un tronc bien droit, interminable, avec toute l’incongruité d’un aéronef fraîchement tombé de l’espace. Avec un plancher à 45 mètres du sol, c’est la plus haute maison perchée du monde. De là, on entend battre le coeur puissant de la forêt. La nuit descend dans des transparences rougeâtres, bercée par le solfège rudimentaire d’insectes et de batraciens mystérieux. Plutôt que de s’éreinter les cervicales, il suffit de baisser la tête pour observer le vol lourd des calaos ou les gueuletons fruités d’écureuils gros comme des chats. Magie du safari arboricole…
À deux jours de navigation sur les eaux caramel du Mékong, l’ancienne capitale des rois du Laos avec son charme suranné de sous-préfecture alanguie à l’ombre des kapokiers est l’endroit rêvé pour se remettre de ces émotions sylvestres. Difficile d’imaginer ville moins stressante que Luang Prabang, parfaite incarnation d’un peuple détendu peu enclin aux gesticulations superflues. « Le Vietnamien plante le riz, le Cambodgien le regarde pousser et le Laotien
LE MÉKONG ? DE L’EAU, DES ARBRES, UN SOUPÇON DE BOUDDHA ET UNE BONNE
PINCÉE DE TRAGÉDIES
l’écoute pousser », assène un vieux dicton de colon. Cette indolence serait sans doute moins prononcée si les Français n’avaient pas attendu 1947, soit seulement six ans avant l’indépendance, pour enfin ouvrir un lycée au Laos. Avant cette date, les autorités n’avaient pas jugé utile d’éduquer la population. Vietnamiens et Chinois constituaient l’essentiel des fonctionnaires et commerçants locaux. Alors à quoi bon engager des dépenses supplémentaires… Aujourd’hui, « la belle endormie » égrène son lot de temples cornus ruisselants de dorures et de bâtiments à l’opulence coloniale, assortis de vérandas qui abritaient jadis la digestion tranquille des administrateurs de l’Union indochinoise française. En dépit de quelques façades eczémateuses et d’une poignée de jardins en friches, où des ruines aux couleurs fanées achèvent leur muette et photogénique déliquescence, la ville a pu s’offrir une seconde jeunesse. « Je suis venu dans les années 1980. La ville offrait alors un triste spectacle : beaucoup de maisons n’avaient plus de toit, de l’herbe poussait éparse dans la grand-rue, des petits vieux étaient assis devant leur porte en attendant la mort, se souvient Francis Engelmann, un urbaniste et écrivain français qui habite là depuis 2002. Je pensais que Luang Prabang allait disparaître. » L’espoir renaît en 1995 avec l’inscription de la ville sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité. La condition de cette sanctuarisation était la création d’un organisme de protection, un bureau du patrimoine, dont Francis Engelmann a été membre jusqu’en 2005 et qui a su imposer une série de règles urbanistiques inspirées du modèle français pour les villes anciennes : limitation du nombre d’étages, de la densité des parcelles, respect des matériaux et des styles… Chaque année, une délégation de l’Unesco décide de la prolongation du classement. Jusqu’à présent la ville a échappé aux audacieux projets immobiliers.
À LUANG PRABANG, LE CHARME OPÈRE TOUJOURS
Les touristes, nostalgiques d’un Laos disparu à jamais, sont venus en nombre soutenir cette résurrection. Un peu trop sans doute. L’éclosion de 65 hôtels, dont une demi-douzaine de 4 et 5 étoiles, les cessions de logements de la péninsule à des étrangers et le départ de nombreux habitants originels pourraient faire croire que la ville a déjà perdu son âme. « Mais les habitants de Luang Prabang y trouvent leur compte. Cela les a sauvés de la misère. Et l’atmosphère de la ville n’a pas tellement changé. Tout le monde n’est pas parti, loin de là. Le charme opère toujours. » À condition d’éviter certaines facettes du Tak Bak, la fameuse cérémonie de l’aumône, devenue par moments un grotesque spectacle touristico-religieux. Chaque jour, dès potron-minet, des centaines de bonzes sortent en colonnes rangées des temples de la ville, sébile sur la hanche, afin de récolter quelques louches de riz tiède le long des rues de la péninsule. Les moines portent leurs robes mandarine avec une majesté grecque, un pli jeté sur l’épaule droite. La procession s’effiloche dans un silence forcément religieux. Spectacle intangible d’une tradition qui a su traverser les siècles… sauf que depuis quelques années la grande rue Sakhaline interdite à la circulation entre 5 et 7 heures devient le terrain de jeu des touristes qui moyennant 10 000 kips (1 euro) s’achètent 1 kilo de riz et s’improvisent bouddhistes d’un jour. Les fesses posées sur les tabourets aimablement mis à leur disposition, ils s’avisent de distribuer aux moines leur pincée de riz sous les objectifs et les smartphones… d’autres touristes. Drôle de théâtre où l’étranger a le choix entre monter sur scène avec son panier de riz ou demeurer simple spectateur. Moins d’une demiheure plus tard, les toges safran s’évanouissent dans un froissement d’ailes d’oiseaux dans la lumière blême d’un matin engourdi. Restent les touristes sur leurs tabourets, vaguement soulagés d’en avoir fini avec cette mascarade.
LA RENAISSANCE DES ARTS TRADITIONNELS
La perte des repères culturels suscite l’émoi de certains Luangprabangais, de souche ou d’adoption comme Sébastien Rubis, le chef du Rosewood, sanctuaire du luxe, niché dans un écrin de verdure à la sortie de la ville. Durant ses vingt dernières années au Laos, ce disciple d’Escoffier a écumé les villages pour reconstituer les recettes perdues de la cuisine traditionnelle. « Ce qui était un jeu pour moi au départ, est devenu un vrai travail de conservation. J’ai pu récupérer une cinquantaine de recettes, retrouver les bons produits. Le plus beau compliment c’est quand les anciens disent que votre plat a exactement le même goût que ce qu’ils ont connu dans leur jeunesse ! »
Autres disciplines, autre chevalier de la mémoire : depuis sa petite maison-atelier, perdue dans la verdure des faubourgs de l’ancienne capitale royale, Tiao David Somsanith (Nith) se consacre à la renaissance des arts traditionnels qui faisaient les beaux jours d’une cour évanouie dans les tumultes de la révolution de 1975. L’artiste a grandi au contact de cette aristocratie courtoise et raffinée, garante de savoir-faire ancestraux, comme la musique, la danse, la broderie, l’art de la laque ou des bouquets. Après un long exil en France, où il fréquente les Beaux-Arts à Orléans et décroche un diplôme en psychopathologie à la Sorbonne, il revient discrètement au pays en 2004, bien décidé à faire revivre une culture sur le point de sombrer dans l’oubli. « Tous ces arts traditionnels ne perdurent que par l’oralité et sont plus ou moins bien transmis. J’ai eu la chance de me familiariser avec certains d’entre eux alors il me revient de lutter contre cette mémoire qui s’efface. J’ai aujourd’hui 24 jeunes curieux de ces traditions qui viennent s’initier avec moi pendant leur temps libre. Je tâche de les reconnecter à leur histoire. »
Mais remettre à l’honneur les traditions ne signifie pas pour autant rester ancré dans le passé. Ses superbes travaux au fil d’or et d’argent sur des feuilles mortes, inspirés des techniques de broderie sur les costumes de cour, témoignent du souci de ne pas rester figé dans la tradition et d’évoluer vers un art contemporain. Le soir, alors qu’il tire l’aiguille jusque tard dans la nuit, Nith se plaît en bon bouddhiste à méditer sur l’impermanence de la vie. Comme le suggèrent ces feuilles rongées par les insectes, sauvées in extremis du pourrissement pour devenir joyaux de beauté et de perfection, l’art semble bien le meilleur moyen d’échapper au néant. ■
L’ANCIENNE CAPITALE ROYALE A LE CHARME SURANNÉ D’UNE SOUS-PRÉFECTURE ALANGUIE
À L’OMBRE DES KAPOKIERS