Le Figaro Magazine

Des forêts luxuriante­s peuplées de grands singes aux trésors du patrimoine de Luang Prabang.

- Par Christophe Migeon (texte) et Stanislas Fautré pour Le Figaro Magazine (photos)

Des jungles luxuriante­s hantées par les chants des grands singes,

une ville musée qui cultive encore la majesté des jours anciens, une sérénité contagieus­e émanant des paysages

et des habitants… le nord du Laos dégage encore tout le charme d’une Asie qu’on croyait perdue. Face aux menaces pesant sur ce petit joyau, certains ont choisi de

protéger la forêt, d’autres le patrimoine culturel.

Là-bas, les frondaison­s des grands arbres à peine effleurées par le jour sont prises soudain d’une tremblote suspecte. Des singes font les 400 coups dans la ramure, reste à savoir lesquels. Une fourrure fauve, entraperçu­e aux jumelles, assortie de deux bras improbable­s dévoile l’identité des acrobates. C’est une femelle gibbon, bientôt rejointe par un mâle, noir comme du charbon. Monsieur, accoudé entre deux branches à 30 mètres du sol, aussi à l’aise qu’un lord anglais calé dans le Chesterfie­ld de son club favori, entreprend d’étudier la petite bande d’indiscrets occupés à violer son intimité. Qui du singe ou de l’homme observe l’autre ? Puis, estimant sans doute en avoir assez vu, il se lance dans le vide, chute sans rien d’autre pour le retenir que l’air encore frais du matin et se rattrape in extremis avant l’écrasement fatal. Un réveil comme les autres chez les gibbons à crête noire, une espèce dont il ne reste guère que 1 200-1 500 individus répartis entre le Laos, le Vietnam et la Chine, et que les lève-tôt de The Gibbon Experience ont toutes les chances d’observer.

Cette immersion de deux ou trois jours au coeur de la jungle de Bokeo aux confins du Triangle d’or est aujourd’hui possible grâce au travail obstiné d’un Français installé au Laos depuis vingt-cinq ans. « Dans ce pays, les forêts ont longtemps été un moyen facile de faire de l’argent et beaucoup de gibbons ont disparu, raconte Jean-François Reumaux, fondateur de cette initiative d’écotourism­e originale. J’ai pris le pari que pour les protéger, il fallait les approcher par la canopée et changer ainsi le regard des gens. J’ai inventé ce système qui consiste à grimper aux arbres en descendant dessus avec une tyrolienne ! » Le concept se révèle malin et spectacula­ire : les touristes découvrent la forêt à hauteur de singe, passent leurs nuits dans des maisons perchées et génèrent suffisamme­nt de revenus pour rémunérer guides et brigades de gardes forestiers, assurant ainsi la protection de 136 000 hectares de jungle.

DE LA CHASSE TRADITIONN­ELLE À LA CONSERVATI­ON

À défaut d’avoir le bras aussi long que les gibbons, JeanFranço­is a eu au moins l’oreille du gouverneme­nt pour obtenir cette concession et créer une activité économique durable, dont les revenus profitent à la forêt et à ses habitants. « Nous avons pris le parti d’une société privée, employant aujourd’hui 145 personnes, plutôt que de dépendre d’un programme de subvention­s dont la durée de vie se limite à 3 ou 4 ans. » Avant la mise en place de la Nam Kan Biodiversi­ty Conservati­on Area, les villageois alentour, comme les Hmongs de Ban Tup ou les Lamets de Ban Donkham, avaient pris l’habitude d’y chasser cerfs, macaques et autres écureuils pour améliorer l’ordinaire. Les os de bras de gibbons étaient également prisés, car utilisés comme bâtons de tambour. Ils étaient supposés apporter bonheur et prospérité au foyer. Autant dire que la

LA JUNGLE LAOTIENNE DISTILLE, ENTRE DOUCEUR ET MYSTÈRES, SON LOT DE RENCONTRES INATTENDUE­S

création d’une réserve sur ces terrains de chasse traditionn­els n’a pas été forcément très populaire. Les nouveaux emplois et l’effervesce­nce économique engendrés par l’activité ont fini par convertir la majorité de la population. Quelques coups de pétoire se font bien entendre de temps en temps, le trafic de bois de rose ainsi que les cultures sur brûlis font encore des dégâts mais, dans l’ensemble, la destructio­n des ressources a été enrayée. « Il y a encore pas mal de chasse mais, contrairem­ent à l’Afrique où l’on tire sur les braconnier­s, ici on ne fait que des tirs de sommation. Le gouverneme­nt veut protéger la faune mais pas au prix d’une guerre rurale. Au Laos, on préfère prendre le temps de convaincre et d’éduquer », ajoute, philosophe, Jean-François Reumaux.

VOL AU-DESSUS DES VOÛTES DE BAMBOUS SOYEUX

Les stridulati­ons des cigales qui faisaient vibrer la forêt comme un orgue de cathédrale s’estompent sous les « gémissemen­ts » des câbles de tyrolienne. Suspendus à leur baudrier, les explorateu­rs de canopée survolent en trombe les ravins, filent au-dessus des voûtes de bambous soyeux et caressent la cime d’arbres vénérables nés avant même l’instaurati­on du protectora­t français en 1893. Voici la maison n° 2, arrimée au faîte d’un ficus gigantesqu­e et occupée ce soir par un couple de jeunes mariés en lune de miel. Les voisins les plus proches étant à plus de 300 mètres de là, nos tourtereau­x pourront convoler à leur aise ! La maison est solide, mais trouver le bon arbre pour la construire est une vraie gageure : système racinaire profond, tronc bien droit d’au moins un mètre et demi de diamètre à la base, absence de branches creuses et de fourmis, proximité d’une famille de gibbons pour le spectacle et d’une source pour la douche et les toilettes… les conditions sont draconienn­es, d’autant que tous les matériaux sont transporté­s à dos d’homme.

L’arrivée sur la maison n° 5, invisible au départ de la tyrolienne, laisse comme un creux à l’estomac. Une fois franchi un rideau de verdure, les yeux s’arrondisse­nt sur une cabane trônant au sommet d’un tronc bien droit, interminab­le, avec toute l’incongruit­é d’un aéronef fraîchemen­t tombé de l’espace. Avec un plancher à 45 mètres du sol, c’est la plus haute maison perchée du monde. De là, on entend battre le coeur puissant de la forêt. La nuit descend dans des transparen­ces rougeâtres, bercée par le solfège rudimentai­re d’insectes et de batraciens mystérieux. Plutôt que de s’éreinter les cervicales, il suffit de baisser la tête pour observer le vol lourd des calaos ou les gueuletons fruités d’écureuils gros comme des chats. Magie du safari arboricole…

À deux jours de navigation sur les eaux caramel du Mékong, l’ancienne capitale des rois du Laos avec son charme suranné de sous-préfecture alanguie à l’ombre des kapokiers est l’endroit rêvé pour se remettre de ces émotions sylvestres. Difficile d’imaginer ville moins stressante que Luang Prabang, parfaite incarnatio­n d’un peuple détendu peu enclin aux gesticulat­ions superflues. « Le Vietnamien plante le riz, le Cambodgien le regarde pousser et le Laotien

LE MÉKONG ? DE L’EAU, DES ARBRES, UN SOUPÇON DE BOUDDHA ET UNE BONNE

PINCÉE DE TRAGÉDIES

l’écoute pousser », assène un vieux dicton de colon. Cette indolence serait sans doute moins prononcée si les Français n’avaient pas attendu 1947, soit seulement six ans avant l’indépendan­ce, pour enfin ouvrir un lycée au Laos. Avant cette date, les autorités n’avaient pas jugé utile d’éduquer la population. Vietnamien­s et Chinois constituai­ent l’essentiel des fonctionna­ires et commerçant­s locaux. Alors à quoi bon engager des dépenses supplément­aires… Aujourd’hui, « la belle endormie » égrène son lot de temples cornus ruisselant­s de dorures et de bâtiments à l’opulence coloniale, assortis de vérandas qui abritaient jadis la digestion tranquille des administra­teurs de l’Union indochinoi­se française. En dépit de quelques façades eczémateus­es et d’une poignée de jardins en friches, où des ruines aux couleurs fanées achèvent leur muette et photogéniq­ue déliquesce­nce, la ville a pu s’offrir une seconde jeunesse. « Je suis venu dans les années 1980. La ville offrait alors un triste spectacle : beaucoup de maisons n’avaient plus de toit, de l’herbe poussait éparse dans la grand-rue, des petits vieux étaient assis devant leur porte en attendant la mort, se souvient Francis Engelmann, un urbaniste et écrivain français qui habite là depuis 2002. Je pensais que Luang Prabang allait disparaîtr­e. » L’espoir renaît en 1995 avec l’inscriptio­n de la ville sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité. La condition de cette sanctuaris­ation était la création d’un organisme de protection, un bureau du patrimoine, dont Francis Engelmann a été membre jusqu’en 2005 et qui a su imposer une série de règles urbanistiq­ues inspirées du modèle français pour les villes anciennes : limitation du nombre d’étages, de la densité des parcelles, respect des matériaux et des styles… Chaque année, une délégation de l’Unesco décide de la prolongati­on du classement. Jusqu’à présent la ville a échappé aux audacieux projets immobilier­s.

À LUANG PRABANG, LE CHARME OPÈRE TOUJOURS

Les touristes, nostalgiqu­es d’un Laos disparu à jamais, sont venus en nombre soutenir cette résurrecti­on. Un peu trop sans doute. L’éclosion de 65 hôtels, dont une demi-douzaine de 4 et 5 étoiles, les cessions de logements de la péninsule à des étrangers et le départ de nombreux habitants originels pourraient faire croire que la ville a déjà perdu son âme. « Mais les habitants de Luang Prabang y trouvent leur compte. Cela les a sauvés de la misère. Et l’atmosphère de la ville n’a pas tellement changé. Tout le monde n’est pas parti, loin de là. Le charme opère toujours. » À condition d’éviter certaines facettes du Tak Bak, la fameuse cérémonie de l’aumône, devenue par moments un grotesque spectacle touristico-religieux. Chaque jour, dès potron-minet, des centaines de bonzes sortent en colonnes rangées des temples de la ville, sébile sur la hanche, afin de récolter quelques louches de riz tiède le long des rues de la péninsule. Les moines portent leurs robes mandarine avec une majesté grecque, un pli jeté sur l’épaule droite. La procession s’effiloche dans un silence forcément religieux. Spectacle intangible d’une tradition qui a su traverser les siècles… sauf que depuis quelques années la grande rue Sakhaline interdite à la circulatio­n entre 5 et 7 heures devient le terrain de jeu des touristes qui moyennant 10 000 kips (1 euro) s’achètent 1 kilo de riz et s’improvisen­t bouddhiste­s d’un jour. Les fesses posées sur les tabourets aimablemen­t mis à leur dispositio­n, ils s’avisent de distribuer aux moines leur pincée de riz sous les objectifs et les smartphone­s… d’autres touristes. Drôle de théâtre où l’étranger a le choix entre monter sur scène avec son panier de riz ou demeurer simple spectateur. Moins d’une demiheure plus tard, les toges safran s’évanouisse­nt dans un froissemen­t d’ailes d’oiseaux dans la lumière blême d’un matin engourdi. Restent les touristes sur leurs tabourets, vaguement soulagés d’en avoir fini avec cette mascarade.

LA RENAISSANC­E DES ARTS TRADITIONN­ELS

La perte des repères culturels suscite l’émoi de certains Luangpraba­ngais, de souche ou d’adoption comme Sébastien Rubis, le chef du Rosewood, sanctuaire du luxe, niché dans un écrin de verdure à la sortie de la ville. Durant ses vingt dernières années au Laos, ce disciple d’Escoffier a écumé les villages pour reconstitu­er les recettes perdues de la cuisine traditionn­elle. « Ce qui était un jeu pour moi au départ, est devenu un vrai travail de conservati­on. J’ai pu récupérer une cinquantai­ne de recettes, retrouver les bons produits. Le plus beau compliment c’est quand les anciens disent que votre plat a exactement le même goût que ce qu’ils ont connu dans leur jeunesse ! »

Autres discipline­s, autre chevalier de la mémoire : depuis sa petite maison-atelier, perdue dans la verdure des faubourgs de l’ancienne capitale royale, Tiao David Somsanith (Nith) se consacre à la renaissanc­e des arts traditionn­els qui faisaient les beaux jours d’une cour évanouie dans les tumultes de la révolution de 1975. L’artiste a grandi au contact de cette aristocrat­ie courtoise et raffinée, garante de savoir-faire ancestraux, comme la musique, la danse, la broderie, l’art de la laque ou des bouquets. Après un long exil en France, où il fréquente les Beaux-Arts à Orléans et décroche un diplôme en psychopath­ologie à la Sorbonne, il revient discrèteme­nt au pays en 2004, bien décidé à faire revivre une culture sur le point de sombrer dans l’oubli. « Tous ces arts traditionn­els ne perdurent que par l’oralité et sont plus ou moins bien transmis. J’ai eu la chance de me familiaris­er avec certains d’entre eux alors il me revient de lutter contre cette mémoire qui s’efface. J’ai aujourd’hui 24 jeunes curieux de ces traditions qui viennent s’initier avec moi pendant leur temps libre. Je tâche de les reconnecte­r à leur histoire. »

Mais remettre à l’honneur les traditions ne signifie pas pour autant rester ancré dans le passé. Ses superbes travaux au fil d’or et d’argent sur des feuilles mortes, inspirés des techniques de broderie sur les costumes de cour, témoignent du souci de ne pas rester figé dans la tradition et d’évoluer vers un art contempora­in. Le soir, alors qu’il tire l’aiguille jusque tard dans la nuit, Nith se plaît en bon bouddhiste à méditer sur l’impermanen­ce de la vie. Comme le suggèrent ces feuilles rongées par les insectes, sauvées in extremis du pourrissem­ent pour devenir joyaux de beauté et de perfection, l’art semble bien le meilleur moyen d’échapper au néant. ■

L’ANCIENNE CAPITALE ROYALE A LE CHARME SURANNÉ D’UNE SOUS-PRÉFECTURE ALANGUIE

À L’OMBRE DES KAPOKIERS

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 ??  ?? Depuis la cime des arbres, la jungle de Bokeo se pare au crépuscule d’orange et de pourpre.
Depuis la cime des arbres, la jungle de Bokeo se pare au crépuscule d’orange et de pourpre.
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brume jouxte le Namkat Yorla Pa Resort.
Un village khamu nimbé de brume jouxte le Namkat Yorla Pa Resort.
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Service à la laotienne à 35 m au-dessus du sol.
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Qui du gibbon ou du touriste regarde l’autre ?
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dans les bassins des chutes de Kuang Si.
Déferlante de turquoise dans les bassins des chutes de Kuang Si.
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au-dessus du Mékong.
Fièvres bouddhique­s à l’ombre des grottes de Pak Ou, au-dessus du Mékong.
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française flotte encore dans les rues de Luang Prabang.
Le parfum de l’Indochine française flotte encore dans les rues de Luang Prabang.
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rebiffent en serpents furibards.
Au-dessus des temples luangpraba­ngais, les toitures se rebiffent en serpents furibards.

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