Le Figaro Magazine

LECTURE / POLÉMIQUE

Dans « La Tyrannie de la visibilité », l’ancien directeur du Service d’informatio­n du gouverneme­nt décrit les pièges d’une société de l’image et de la transparen­ce.

- Paul Sugy

Le choc des images

Big Brother, vraiment ? Il est de bon ton de discerner dans les traits de l’époque une ressemblan­ce troublante avec les dystopies orwellienn­es mais tel n’est pas l’avis de Philippe Guibert. L’ancien directeur du Service d’informatio­n du gouverneme­nt sait pourtant à quel point l’informatio­n est précieuse pour le pouvoir. Sauf que la société de surveillan­ce qui se construit sous nos yeux échappe à tout contrôle de l’appareil d’État. Pire : le politique est souvent sa première victime. Un candidat à la Mairie de Paris en a encore récemment fait les frais : quand rien ne sépare plus l’intimité de la vie publique, ce sont les ambitieux qui ont le plus à perdre…

C’est le paradoxe qu’analyse Guibert dans La Tyrannie de la visibilité, petit essai d’une actualité déroutante qui frappe par la justesse de ses intuitions. L’auteur décrit l’émergence d’un « nouveau culte démocratiq­ue », celui de l’image : voir… et être vu. Mais la servitude est volontaire.

Les réseaux sociaux, en particulie­r, n’exercent pas sur leurs usagers une surveillan­ce totalitair­e, mais ne font que leur offrir les moyens d’une « mise en scène de soi » permanente. C’est le règne de l’automédiat­isation. Si Andy Warhol promettait à chacun son quart d’heure de célébrité, s’amuse Philippe Guibert, désormais tout le monde le recherche à grand renfort de selfies, de stories ou de tweets. Au point que l’action politique a changé de nature : faire avancer une cause consiste moins à obtenir des progrès concrets qu’à la rendre visible. Les militants de l’inclusivit­é ne voient pas d’injustice plus abominable que celle-ci : être « invisibili­sé », absent du grand livre des images qui sert de support à nos représenta­tions collective­s. À l’inverse, nombre de puissants de ce monde n’aspirent qu’à cela : rester cachés, seule condition pour exercer tranquille­ment le pouvoir…

L’auteur voit dans ce basculemen­t une forme de néoprotest­antisme, qui se généralise à l’ensemble de nos sociétés connectées. Deux êtres humains sur trois possèdent désormais un smartphone : l’accès à l’image est désintermé­dié, et l’informatio­n arrive presque aussi vite, par le truchement des notificati­ons, à l’oreille du simple citoyen que du décideur averti. Comme jadis l’invention de l’imprimerie a favorisé la Réforme protestant­e en universali­sant l’accès aux Écritures, l’essor des technologi­es de communicat­ion fragilise l’Église médiatique et aplanit l’informatio­n. Sur un même fil, l’actualité est coincée entre deux photos d’amis en vacances. Le prix à payer, c’est bien sûr le diktat de la transparen­ce, érigée en valeur absolue par ceux-là mêmes qui, demain, sont susceptibl­es d’en faire les frais. Le Moloch dévore ses propres enfants. Celle-ci pourtant n’est en rien un gage de vérité, car l’on peut tout faire dire à une image. Poursuivan­t son analogie fort inspirée, Philippe Guibert précise alors les contours de la « Contre-Réforme » : sommés de se dissocier des réseaux sociaux, les médias s’en sortent par le haut grâce au fact-checking et au journalism­e d’investigat­ion, deux manières de sauver la vérité sans sacrifier à la tyrannie de la visibilité.

La Tyrannie de la visibilité. Un nouveau culte démocratiq­ue, de Philippe Guibert, VA Éditions, 132 p., 15 €.

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