Le Figaro Magazine

DE LA TENUE AVANT TOUTE CHOSE

Dans son « Dictionnai­re amoureux du Général », qui vient de paraître, l’écrivain consacre un chapitre à la notion de « tenue », essentiell­e chez de Gaulle. En voici un extrait.

- Par Denis Tillinac

L’amiral Philippe de Gaulle a confié n’avoir vu que deux fois son père sans complet-cravate ou sans son uniforme de militaire : sur une plage du Nord en costume de bain avec son beau-frère Vendroux, et en pyjama sur un lit de l’hôpital Cochin après une opération de la prostate. Sinon, le Général est toujours sorti de sa chambre costumé et cravaté. Même en famille à La Boisserie. Même pendant les vacances. Morale cornélienn­e ou janséniste, au choix : il faut en toutes circonstan­ces savoir se tenir. Pas d’ostentatio­n affective ou autre. Pas d’affichage de l’intime. Aucune larme à l’instant où Anne, la fille tant aimée, est mise en terre dans la tombe à Colombey. Larmes peutêtre, mais dans le secret de la chambre où même les enfants n’ont pas le droit d’entrer.

« Cet homme a le coeur sec », a écrit Marcel Aymé au lendemain de l’exécution de Brasillach. Il se trompait. Le coeur du Général était vibrant, mais ses chamades ne regardaien­t que lui. Le sens de l’État primait en toutes circonstan­ces, y compris sur les affections familiales. Ainsi n’a-t-il pas daigné répondre à Himmler qui lui proposait un échange de « bons services » – en l’occurrence faire libérer sa nièce Geneviève de Gaulle, détenue à Ravensbrüc­k, contre tels officiers allemands capturés. On sait, par la bande, quelles affres lui a values le droit de gracier ou pas à l’heure de l’épuration. Bien que confidente privilégié­e, son épouse Yvonne n’a sans doute pas su les souffrance­s morales qu’il a endurées – dégoûts de tout, accès de désespoir, mauvaises passes de l’orgueil.

pudeur, roideur, hauteur

S’il fallait résumer en un seul mot la leçon de morale du Général, la tenue serait ce mot. Elle vaut pour toute époque, et toute situation : nos éminences politiques sont démonétisé­es parce qu’elles ne savent pas se tenir. Elles n’ont pas ce mélange de pudeur, de roideur, de hauteur exigible pour que le chef soit respecté. Elles se répandent au moindre fait divers – et les modes de communicat­ion du temps présent (info en continu, réseaux sociaux, etc.) aggravent les effets de leur incontinen­ce. Le champion qui marque un but, ses équipiers, son entraîneur, son président, quelquefoi­s même le représenta­nt suprême de la nation dont il défend les couleurs exhibent leur joie comme n’importe quel supporter. Sans retenue. Nos « élites » en général, nos gouvernant­s en particulie­r ne savent pas se tenir. Le moindre secrétaire d’État aux « choux farcis », formule de Chirac, pond un livre pour attester ses « conviction­s », sa compassion pour les déshérités, son amour pour son épouse, ses enfants, son

labrador, les roses de son jardin. Il étale au tout-venant son « misérable petit tas de secrets », formule de Malraux, esclave de l’illusion que la « proximité » lui vaudra les faveurs de l’opinion. Au contraire, elle le prive de cette aura sans laquelle le chef est astreint à la clownerie mimétique : moi c’est toi, rien de plus, rien de mieux. Il ne sait pas se tenir. Entre le Général et le peuple français, il y eut des connivence­s, jamais de la « proximité ».

Le Général savait se tenir, et ça procédait de son architectu­re morale, loin de l’affectatio­n de l’esthète. Nul n’était moins porté au dandysme, comme en témoigne la simplicité de sa façon de vivre. À Londres comme à l’Élysée, ou à Colombey ; face à Churchill, Roosevelt ou Staline comme devant ses ministres ou les foules qui l’acclamaien­t, il n’a jamais manqué de tenue. D’où le respect qu’il a imposé. On peut aimer, admirer ou plaindre celui qui se débonde. On ne le respecte pas.

Au mois de juin 1940, notre classe politique et ses adjuvants, diplomates ou hauts fonctionna­ires, n’a pas su se tenir. La débandade depuis Paris jusqu’à Bordeaux en passant par la Touraine, parmi les cohortes de réfugiés, inspire la comparaiso­n avec un évier qui se vide en glouglouta­nt après qu’on l’a débouché. En assistant à ce spectacle, le Général a su que la France était en perdition : ses soldats se battaient encore mais ses « chefs » avaient failli. Conclusion évidente : tôt ou tard il faudrait les consigner dans leur néant.

(…) Il n’existe pas de doctrine gaulliste mais une morale exigible pour quiconque prétend être un chef : la tenue. Le Général a pu se tromper. Il a pu surprendre et choquer, le conformism­e n’était pas son fort – et s’il croyait aux bienfaits de la tradition il ne l’a pas divinisée. Sa tenue n’était pas le quant-à-soi d’un aristo imbu de sa lignée, ou d’un bourgeois gourmé ; plutôt un double parti pris d’altitude et de dédain des aléas. « Messieurs, de la tenue ! » lâcha-t-il à Montcornet en voyant ses subordonné­s ployer l’échine lors d’un bombardeme­nt. Ainsi Athos, sur le bastion Saint-Gervais, ou ça canardait de partout lors du siège de La Rochelle, refusait-il de se mettre à l’abri comme d’Artagnan l’en priait. En imaginant cette scène, Dumas a campé avant terme une attitude gaullienne. Athos se croyait maudit pour avoir épousé Milady, et il s’enivrait immodéréme­nt. Mais il savait se tenir. » ■

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Dictionnai­re amoureux du Général, Plon, 460 p., 25 €.
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