Le Figaro Magazine

patriCe gueNiFFey « Les progrès ne naissent pas des révolution­s »

- Propos recueillis par Jean Sévillia

Professeur à l’EHESS, spécialist­e de la Révolution et de l’Empire, Patrice Gueniffey a codirigé un ouvrage collectif consacré aux révolution­s françaises du Moyen Âge à nos jours.

La révolution est-elle une spécificit­é française ? Pourquoi celle de 1789 a-t-elle imprimé une marque indélébile sur notre pratique politique ? Sort-on de la logique révolution­naire ?

Réponses d’un historien qui ne manie pas la langue de bois.

Pourquoi compte-t-on autant de révoltes et de révolution­s à travers l’histoire de France ? C’est une singularit­é nationale. Tous les pays ont connu des troubles civils, mais aucun autant que la France. Le phénomène s’explique d’abord par la faiblesse de l’autorité politique, qui chez nous est endémique. La monarchie, contrairem­ent à une idée reçue, n’a été forte que par intermitte­nce. On l’a vue ainsi ébranlée lors des grandes crises comme la guerre de Cent Ans, les guerres de Religion, la Fronde. La République, elle, a été faible dès le départ parce que, fondée sur le principe de la volonté du peuple, elle était condamnée à être gouvernée par des représenta­nts élus dont la légitimité était, partant, fragile, toujours susceptibl­e d’être contestée au nom de la volonté du peuple lui-même. De ce fait, même si la République a été forte pendant la Première Guerre mondiale ou sous de Gaulle, il n’y a jamais eu de moment où les institutio­ns républicai­nes ont joui d’une légitimité incontesté­e. Alors qu’en Angleterre, qui a pourtant connu de multiples crises politiques et dynastique­s, les institutio­ns font consensus. Il en est de même aux Etats-Unis, nation divisée politiquem­ent et ethniqueme­nt, et qui a subi, avec la guerre de Sécession, une terrible guerre civile, mais où la Constituti­on dure depuis deux cent trente ans.

La France n’a pas bénéficié de tels facteurs de stabilité. Du fait que les rois, afin d’affermir leur pouvoir, ont affaibli la noblesse en s’alliant au tiers état, nous n’avons jamais eu de vraie classe dirigeante aristocrat­ique, à l’inverse de l’Angleterre ou de l’Allemagne. La France est un pays beaucoup plus égalitaire que les autres. Faute d’une classe intermédia­ire faisant tampon entre le pouvoir et le peuple, c’est l’État, c’est-à-dire l’administra­tion, qui maintient une très relative cohésion sociale. Formée sous la monarchie, renforcée par la Révolution, l’Empire et la République, l’administra­tion tient la France, comme disait Tocquevill­e, mais avec tous les inconvénie­nts que l’on peut imaginer en termes de capacité d’initiative, de responsabi­lité et d’autonomie des citoyens et des collectivi­tés locales. L’administra­tion est donc garante de la continuité nationale, mais constitue un corset qui suscite en contrepart­ie, épisodique­ment, des réactions sociales parfois violentes.

Vous distinguez deux types de révolution­s : celles d’avant 1789, celles d’après. En quoi la grande révolution marquet-elle une césure ?

Jusqu’au XVIIe siècle, la conception de l’histoire était cyclique : la pensée traditionn­elle considérai­t que les États, les empires et les peuples avaient un point de départ et un point d’arrivée qui se rejoignaie­nt. La conception du progrès, d’un dépassemen­t de ce qui existait était inconnue. Dominait seulement l’idée qu’il fallait remédier à la dégénéresc­ence. Si le roi, mal conseillé assurait-on, avait corrompu les institutio­ns, ne respectait plus ses engagement­s et ses devoirs, le rôle de la révolte, de la révolution, était de revenir à l’état antérieur. Toutes les révolution­s du passé, du Moyen Âge à l’Ancien Régime, étaient, en un sens, réactionna­ires : elles visaient à revenir à un état plus parfait. À partir de la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle s’impose une autre philosophi­e. L’ordre naturel est appelé à être dépassé au nom de la raison, de la science ; les sociétés sont comme des machines dont on peut comprendre le fonctionne­ment afin de les démonter et ensuite les remonter. Née du cartésiani­sme, quand la science se sépare d’avec la religion, cette conception se transforme peu à peu, avec les Lumières, en un projet politique. C’est avec la Révolution française que l’idée de la table rase prendra vraiment corps. Les Jacobins vont mettre en place une ingénierie politique, sociale et culturelle destinée à inventer une société nouvelle et même un homme nouveau. Et c’est là, puisque les sociétés ne sont pas des machines et les hommes encore moins, que commence la tragédie révolution­naire. Car

vouloir fabriquer un homme nouveau ne peut déboucher que sur la violence. toutes les révolution­s qui se sont réclamées de cette utopie, au XiXe et surtout au XXe siècle, ont provoqué des tragédies.

Dans l’introducti­on à votre livre sur les révolution­s françaises, vous accusez « la puissance absolue prêtée à la volonté du peuple » d’être la cause de l’instabilit­é française…

En 1789 et 1790, la révolution s’effectue au nom de la volonté du peuple souverain, contre la souveraine­té jusqu’alors détenue par le roi. La monarchie absolue est renversée et une première Constituti­on est promulguée en 1791, qui conserve le roi à titre de premier fonctionna­ire du royaume. Mais un an plus tard, cette expression juridique de la volonté du peuple est renversée à son tour au nom, une nouvelle fois, de la volonté du peuple. Dès lors se met en place un mécanisme où la volonté et la puissance souveraine prêtées au peuple condamnent par avance tout ce qui sera fait en son nom, puisque ce que le peuple a fait, il peut le défaire. Cela explique l’instabilit­é constituti­onnelle dans laquelle la France va entrer et ne plus sortir, et donc l’instabilit­é de la politique française depuis deux siècles.

Selon vous, la Révolution française n’a pas mis en oeuvre le pouvoir du peuple mais le pouvoir des minorités, et même « la tyrannie des minorités »…

Le peuple est un principe de légitimité, mais le peuple est aussi une réalité sociologiq­ue : les deux ne coïncident pas toujours, ni même souvent dans les temps de crise. si le peuple est en effet descendu dans la rue le 14 juillet 1789, qu’en est-il ensuite ? Faire la révolution suppose un investisse­ment personnel de chaque instant. Or, la plupart des gens n’ont ni la force, ni le temps, ni l’envie de soutenir durablemen­t le mouvement révolution­naire. Dès lors, les foules révolution­naires sont vite réduites à des minorités. Et plus ces minorités se réduisent, plus elles se radicalise­nt au nom du « peuple » dont elles affirment exprimer la volonté. C’est ainsi que la révolution française s’est transformé­e en un théâtre d’ombres masquant la lutte entre factions ultra-minoritair­es cherchant à s’approprier la prétendue volonté du peuple.

Et l’égalitaris­me, est-ce encore un legs empoisonné de la Révolution française ?

C’est sans doute ce qu’il y a de plus constant dans l’histoire française : le fait que les inégalités n’y sont pas acceptées. Certes, nulle part les inégalités ne sont acceptées de manière absolue : déjà Aristote disait que la grande division se situe entre les riches et les pauvres. Mais en Allemagne, en Angleterre, en italie, l’égalitaris­me n’est pas absolu. En France, oui. toute inégalité nous apparaît choquante, injustifié­e. La vraie passion révolution­naire, chez nous, c’est le ressentime­nt social.

Vous rappelez néanmoins que les vrais progrès sociaux ne sont jamais sortis des révolution­s, mais sont au contraire l’oeuvre de gouverneme­nts réformiste­s…

La révolution a trouvé dans les cartons de l’administra­tion des projets qui avaient été élaborés sous la monarchie, mais que la faiblesse du gouverneme­nt de Louis XVi avait enterrés. ils ont alors été mis en chantier, mais sans qu’aucun n’aboutisse. Les seules réussites, dans ce domaine, sont celles du Directoire, période la plus modérée de la révolution. par leur radicalism­e, les révolution­s conduisent à l’échec. Février 1848 ou la Commune ne créent rien. il n’y a que les politiques réformiste­s qui apportent du concret : toutes les réformes ont été réalisées par des gouverneme­nts modérés. Le point de départ de la politique d’instructio­n publique en France, c’est la loi Guizot sous la monarchie de Juillet. La liberté syndicale, c’est Napoléon iii. La liberté de la presse, c’est la iiie république. Les droits sociaux, c’est de Gaulle à la Libération. On pourrait continuer ainsi avec la iVe et la Ve république. À chaque fois, ce n’est pas la voie révolution­naire qui a ouvert le chemin aux conquêtes sociales.

En 1989, lors du bicentenai­re de la Révolution, ce sont les historiens critiques vis-à-vis du phénomène révolution­naire, dont François Furet, qui venait de la gauche, qui donnaient le ton. Aujourd’hui, à l’université, tout un courant historiogr­aphique réhabilite Robespierr­e et minimise la Terreur. Pourquoi cette évolution en forme de régression ?

Notre histoire récente a connu une période particuliè­re dont le point de départ a été, en 1974, la parution de L’Archipel du Goulag, de soljenitsy­ne, livre qui a précipité le marxisme dans une crise globale dont il ne se remit pas. Le bicentenai­re de la révolution, en 1989, année aussi de la chute du mur de berlin, se situe dans cette séquence qui met à bas l’idéal révolution­naire. Dans le monde occidental, l’heure est aux idées libérales avec reagan et thatcher. En 1992, l’essayiste américain Francis Fukuyama publie La Fin de l’histoire, essai dans lequel il annonce, sur les décombres du communisme, la victoire de la démocratie libérale. En 1996, samuel Huntington, plus lucide, réplique dans Le Choc des civilisati­ons que nous allons plutôt vers un monde multipolai­re et dangereux. Les attentats du 11 septembre 2001 lui donnent raison, et ferment la parenthèse optimiste née de la fin du marxisme. Aujourd’hui, on peut

“Il existe aujourd’hui un esprit révolution­naire non construit, nébuleux, issu du politiquem­ent correct et du progressis­me des université­s américaine­s,

et nourri par la vieille passion sans-culotte française”

dire que Furet, qui avait dénoncé l’illusion de la pureté révolution­naire, avait gagné le match par K.-O., en 1989, mais qu’il l’a rétrospect­ivement perdu maintenant que nous assistons à un réveil de la « passion révolution­naire »

qu’il avait si justement anatomisée. Mais cela ne signifie pas que l’idéologie a relevé la tête sous sa forme marxiste. Ce qu’on peut qualifier d’idéologie, actuelleme­nt, ce n’est pas un discours articulé comme le fut le marxisme, mais un esprit révolution­naire non construit, nébuleux, issu du politiquem­ent correct et du progressis­me des université­s américaine­s et nourri par la vieille passion sans-culotte française. Cette idéologie est fondée, en partie, sur la haine de soi et la sacralisat­ion des minorités sociales, ethniques, culturelle­s et maintenant sexuelles. Ce facteur se conjugue avec, deuxième facteur, la rupture de transmissi­on à l’école, l’abandon des savoirs classiques et l’encombreme­nt de l’université. Comme avant Mai 68, celle-ci forme de nombreux diplômés sans débouchés et des demi-savants. Or, les demi-savants sont toujours une proie pour les idées révolution­naires.

Pourquoi observe-t-on le retour de la violence, depuis quelques années, dans les manifestat­ions politiques et sociales ?

parce qu’il y a une décomposit­ion politique et un effondreme­nt de toutes les médiations. Les syndicats n’ont aucune prise sur leurs troupes, et les partis ont disparu. La possibilit­é d’élaborer des solutions et de trouver des compromis en est fortement diminuée, ce qui conduit à l’affronteme­nt entre les contestata­ires d’un côté et un gouverneme­nt réduit à sa plus simple expression de l’autre, puisque le pouvoir réside aujourd’hui, du fait de la réduction de la fonction parlementa­ire, dans les mains du seul chef de l’État, personnali­sation qui ne peut qu’accroître la surenchère des mécontents. En raison de la déculturat­ion massive de la société, par ailleurs, l’aptitude au dialogue a reculé. Dans les médias et à l’université, lieux traditionn­els de la confrontat­ion intellectu­elle, le débat est dénaturé par des minorités qui imposent l’idée que la vérité ne connaît pas de gradation : soit tout est faux et mal, soit tout est juste et bon. Ce manichéism­e réducteur rend le dialogue impossible, car comment discuter avec mesure sur le bien et le mal ? Les contestata­ires ne discutent donc plus : ils excommunie­nt.

Le regain de violence actuel exprime encore l’absence de perspectiv­e, et la conscience de cette absence de perspectiv­e. Depuis les années 1990 règne le sentiment qu’on ne changera pas le monde, que nous sommes sous la coupe de fatalités – mondialisa­tion, crise économique, risque écologique – dont les effets ne peuvent pas être évités. D’où un certain fatalisme, une forme de passivité, qui mène à la révolte contre la dureté des temps, mais sans perspectiv­es politiques concrètes d’infléchir le cours des choses. tout cela produit une époque sinistre. ■

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Patrice Gueniffey préface une sélection de la correspond­ance de Napoléon établie par Loris Chavanette, « Entre l’éternité, l’océan et la nuit », Robert Laffont, 1 312 p., 32 €).
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« Révolution­s françaises du Moyen Âge à nos jours », dirigé par Patrice Gueniffey et FrançoisGu­illaume Lorrain, Perrin/Le Point, 356 p., 21 €.
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