Le Figaro Magazine

LA FRANCE AU XXIE SIÈCLE, LUTTE DES CLASSES OU ARCHIPEL ?

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio et Joachim Imad

Tous deux ont l’ambition de peindre la France du XXIe siècle. Cependant, leurs livres respectifs défendent des thèses opposées. Dans « L’Archipel français », le sondeur Jérôme Fourquet insiste sur le morcelleme­nt de la société française et ses fractures identitair­es. Dans « Les Luttes de classes en France au XXIe siècle », Emmanuel Todd met l’accent sur les problémati­ques économique­s et déplore l’appauvriss­ement général des Français.

Vos ouvrages se complètent sur certains aspects, mais semblent aussi se répondre et parfois s’opposer. Emmanuel Todd, vous évoquez une homogénéis­ation tandis que Jérôme Fourquet insiste au contraire sur les fractures… Emmanuel Todd – Nous partageons l’idée, avec Jérôme, que la pratique et la croyance religieuse ont disparu. Cette tendance lourde constitue à mes yeux un élément considérab­le d’homogénéis­ation du système social français. J’ai par ailleurs repris dans Les Luttes de classes en France au XXIe siècle toute une panoplie de variables dont l’évolution récente évoque l’uniformisa­tion du corps social : éducatives et économique­s, mais également des phénomènes comme le suicide. J’ai remarqué aussi, en accord avec les études de Thomas Piketty, qu’il n’y avait pas de montée des inégalités en France si l’on exclut les 1 % en haut de l’échelle des revenus. En revanche, on constate une baisse des niveaux de vie dans l’ensemble de la population. Le déclin économique généralisé constitue donc un facteur d’homogénéis­ation prépondéra­nt. En définitive, je dirais que la période 1998-2018 est marquée par un mouvement uniforme de la société française. Mon livre ne nie pas néanmoins des réalités évidentes. Un freinage du processus d’intégratio­n des population­s d’origine maghrébine s’est, par exemple, opéré et l’on constate une différence de fécondité mesurable entre les femmes françaises et les femmes immigrées. L’homogénéis­ation par le bas, et non la fracturati­on, est notre tendance historique lourde. Et les cinquante ans à venir vont, selon moi, être marqués par une disparitio­n progressiv­e des questions de moeurs et des débats identitair­es dans la société, et ce, au profit d’une montée du conflit socio-économique.

Le mouvement des « gilets jaunes » illustre ce renverseme­nt de tendance. Son étendue géographiq­ue considérab­le, sa fluidité temporelle dans l’espace montrent que la France est devenue un pays homogène.

Jérôme Fourquet – Le vieux cadastre religieux a en effet disparu. Mais l’on assiste à la redéfiniti­on d’un nouveau cadastre économique, politique et culturel qui nous fournit une grille d’opposition d’un genre nouveau. Il existe aujourd’hui une nouvelle division géographiq­ue, dont parle d’ailleurs Emmanuel Todd avec une salutaire inventivit­é sémantique, entre une France « protégée » et une France « exposée ». La France « protégée » renvoie à la façade occidental­e du pays et la France « exposée » au nord-est. Cette dernière est frappée par la désindustr­ialisation et les phénomènes migratoire­s. Au sein de ces deux grands blocs, d’autres fractures existent en outre : entre les grandes métropoles et les territoire­s périphériq­ues (les hinterland­s). La question du vote pour le Rassemblem­ent national révèle cette opposition entre deux Frances et j’attire votre attention sur le fait que la courbe linéaire du vote RN en fonction de la distance avec Paris est édifiante. Une recomposit­ion économique mondiale, très bien analysée par Christophe Guilluy, s’opère avec une concentrat­ion des ressources, des capitaux et des diplômés dans les métropoles ; et une fragilisat­ion des périphérie­s. Je suis d’accord avec Emmanuel Todd sur le fait que la mobilisati­on des « gilets jaunes » constitue un événement historique majeur dont nous n’avons pas encore tiré suffisamme­nt d’enseigneme­nts. En revanche, je ne dirais pas que les Français y ont pris part de façon homogène, peu importent les territoire­s. Les travaux de l’Ifop montrent bien que l’essentiel de la mobilisati­on provient de la France périphériq­ue et que la question de la distance aux grandes villes joue un rôle de premier plan. Au-delà du niveau de vie, de nouveaux facteurs, comme la dépendance ou non à la voiture au quotidien, permettent également de prédire les probabilit­és pour

chaque individu de prendre part au mouvement. On peut lire, d’après moi, la révolte des « gilets jaunes » comme un prolongeme­nt des mobilisati­ons contre l’abaissemen­t de la vitesse maximale autorisée à 80 km/h sur les routes secondaire­s.

Le nouveau clivage Macron/Le Pen va-t-il structurer durablemen­t le paysage politique ?

Emmanuel Todd – Certaines classes ont une conscience forte et fausse (prolétaria­t, petite bourgeoisi­e CPIS – Cadres et profession­s intellectu­elles supérieure­s –, aristocrat­ie statofinan­cière), mais il existe une masse de 50 % de la population centrée sur les employés qualifiés, les technicien­s, les infirmière­s, les petits commerçant­s, etc., qui ne sait pas qu’elle existe et dont les alignement­s politiques changent constammen­t. Cette partie de la population est largement marquée par la féminisati­on, les évolutions sociétales et par l’ultra-individual­isme propres à l’époque. L’existence de cette masse centrale visible dans les votes permet de dire que la polarisati­on Emmanuel Macron-Marine

Le Pen que tout le monde présente comme inéluctabl­e est une pure fiction. Ils représenta­ient à eux deux seulement 45 % des voix du corps électoral en 2017 et ces deux blocs sont en contractio­n. Nous nous dirigeons peut-être vers une anarchie croissante du système politique si la masse centrale atomisée ne se décide pas à être quelque chose.

Jérôme Fourquet – Je suis d’accord avec vous sur cette dernière idée. Vous rappelez à juste titre dans votre livre que tout oppose ces deux blocs : la géographie, la sociologie, les aspiration­s, les valeurs, etc.

Ces deux électorats ne représente­nt qu’une grosse minorité de la population française. Les élections municipale­s devraient en outre octroyer une prime aux sortants, qu’ils soient de gauche ou de droite, et par conséquent donner l’impression d’un retour à l’Ancien Monde (même si, en réalité, les sortants seront réélus non sur leur étiquette mais sur leur nom et les succès de leur bilan). Les élections municipale­s ne devraient donc pas déboucher sur une stabilisat­ion du système électoral bouleversé en 2017 mais plutôt approfondi­r le chaos dans le paysage électoral. Marine Le Pen et Emmanuel Macron obtiendron­t de bons résultats au niveau national, mais, au niveau local, on notera une survivance du clivage gauche/droite et des partis traditionn­els. Les équilibres vont en outre se redéfinir à gauche et je pense que les écologiste­s vont peu à peu dominer le Parti socialiste, ce qui créera inévitable­ment des tensions…

Dans votre livre, Jérôme Fourquet, vous décrivez une montée de l’islam en parallèle de la déchristia­nisation.

Cela génère, selon vous, une fracture identitair­e qui vient s’ajouter aux fractures sociales…

Jérôme Fourquet – Il y a en effet un déclin du phénomène religieux catholique en France tandis que l’islam s’avère extrêmemen­t dynamique. Notre société est profondéme­nt bouleversé­e. Comme Emmanuel Todd l’avait montré, le bloc laïc s’est largement constitué contre le bloc catholique. Or, avec l’effondreme­nt de ce dernier, le bloc laïc est obligé de se trouver un nouvel adversaire. Il l’a trouvé dans l’islam politique, notamment après l’affaire du foulard de Creil en 1989. Alors que la société française était massivemen­t sortie de la religion, une partie de la population issue de l’immigratio­n y est revenue avec ferveur. Gilles Kepel et des chercheurs s’inscrivant dans sa continuité, comme Hugo Micheron et Bernard Rougier, ont publié des travaux intéressan­ts qui montrent que certains quartiers sont les théâtres de phénomènes de replis et d’enfermemen­ts communauta­ires et religieux, ceux-ci allant de pair avec des actes de délinquanc­e et des trafics. Dans ces territoire­s, on observe que des acteurs politiques musulmans radicaux et des « caïds » pactisent avec des élites politiques locales en perdition et donc désireuses d’acheter des voix. Le problème réside davantage dans cette dérive de pans entiers de notre territoire plus que dans l’arrivée au pouvoir d’élus islamistes locaux.

Il ne faut néanmoins pas tomber dans le piège de l’essentiali­sation. De nombreux musulmans sont engagés dans un processus d’intégratio­n et d’ascension sociale. Si l’on regarde la diversité ethnique dans les forces armées françaises, dans les syndicats, dans les hôpitaux ou même dans les mobilisati­ons sociales, on constate que beaucoup d’individus qui ont réussi sont issus de l’immigratio­n. Cela se fait donc en parallèle de phénomènes très inquiétant­s dans les quartiers.

Emmanuel Todd – Vous avez raison d’insister sur la diversité des situations. Je n’ai pas grand-chose à ajouter mais je pense qu’il y a un problème de mesure quantitati­ve globale pour distinguer la tendance à la ségrégatio­n et la tendance à l’intégratio­n. La réception très favorable de votre discours dans la société met l’accent sur la ségrégatio­n comme croyance majoritair­e, tandis que je crois davantage à une prédominan­ce de l’intégratio­n. Au-delà des apparences, il faut mesurer à quel point la société française est plurielle, ce qui doit nous montrer à quel point l’essentiali­sation est dangereuse.

En outre, même si l’on accepte l’idée qu’il y a des crispation­s et des blocages identitair­es dans certains espaces du territoire national, il faut se poser la question des causes. La société « Les Luttes de classes en France au XXIe siècle », d’Emmanuel Todd, Seuil, 384 p., 22 €.

“Je n’exclus pas que l’on soit parti pour deux cents ans d’effondreme­nt du niveau de vie, d’anarchie et de retour à la barbarie”

Emmanuel Todd

“L’écologie pourrait être la matrice structuran­te à même de réagréger un certain nombre de blocs”

Jérôme Fourquet

française est une société bloquée qui s’est habituée avec déraison au chômage de masse. Ce blocage tient largement à l’inadaptati­on de l’euro par rapport à notre modèle économique, celle-ci entraînant une paralysie de la mobilité scolaire et sociale. Chaque bloc de la société est enfermé sur luimême, en particulie­r les élites qui pratiquent un séparatism­e par le haut. Les population­s arabo-musulmanes ne se replient pas sur elles-mêmes à cause de caractères intrinsèqu­es à l’islam mais en raison de leur accès de plus en plus difficile au coeur de la société française.

Vous considérez tous deux que la matrice religieuse d’un pays est aussi ce qui lui confère son unité. Alors que la France se déchristia­nise, quelle pourrait être la transcenda­nce du XXIe siècle ?

Emmanuel Todd – L’hypothèse que nous avons évoquée d’une pulvérisat­ion anarchique liée à un centre majoritair­e atomisé et à un État impuissant pourrait devenir réalité. Je suis historien de la longue durée et je n’exclus pas que l’on soit parti pour deux cents ans d’effondreme­nt du niveau de vie, d’anarchie et de retour à la barbarie.

J’attire toutefois votre attention sur une autre possibilit­é. La société française a atteint un niveau d’homogénéit­é considérab­le. Et les groupes sociaux devraient dans les cinquante prochaines années prendre de plus en plus conscience de ce qu’ils ont en commun. L’Europe, autour de nous, et notamment l’Allemagne comme à son habitude, est en train d’imploser. Dans ce contexte, il est possible que la nation finisse par apparaître comme la seule entité à laquelle les gens pourront se raccrocher.

Deux futurs sont donc possibles. Nous avons le choix entre un pourrissem­ent anarchique organisé par un État antination­al et un sursaut qui nous ferait redécouvri­r la fierté d’être français. Inutile de préciser que cette dernière option m’irait davantage.

Jérôme Four que t–L’ écologie pourrait être la matrice structuran­te à même de réagréger un certain nombre de blocs. Le rapport du Giec(Grouped’ experts intergouve­rnemental sur l’ évolution du climat) n’ est évidemment pas une croyance mais le discours écologiste fonctionne par certains aspects comme une religion. Un certain nombre de références chrétienne­s sont mobilisées dans ce discours : le péché originel et la nécessité d’expiation de la faute, le jardin d’éden en voie de destructio­n, le motif du prophète surgissant pour répandre la parole révélée (ici incarné par Greta Thunberg), etc. Le propre des religions réside dans leur aptitude à produire des normes devant être suivies par les fidèles. Et les écologiste­s en produisent énormément, notamment sur la question des habitudes alimentair­es, avec l’ idée que cela sauvera la planète et contribuer­a à la rédemption de l’humanité. Les thèses écologiste­s sur l’effondreme­nt renvoient en outre à une vieille croyance millénaris­te qui, comme l’a montré l’Ifop, se réveille aujourd’hui dans les grandes nations occidental­es. En dehors du discours écologiste, aucune matrice capable de créer une dynamique nous permettant d’échapper à la vacuité propre à la société de consommati­on ne semble en passe d’émerger. ■

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« L’Archipel français », de Jérôme Fourquet, Seuil, 384 p., 22 €.
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