Le Figaro Magazine

EN NORMANDIE, ENTRE INQUIÉTUDE ET INCRÉDULIT­É

Alors que la France est entrée dans une atonie étrange et inédite, certains, en Normandie, doutent de la gravité de la situation. Choses vues et entendues dans une région épargnée pour l’instant par le virus, où le déni de la réalité est bien présent.

- Par Guyonne de Montjou (texte) et David Lefranc (photos)

Lucile a d’abord hésité à prendre le masque qu’on lui tendait. Les cheveux blancs dissimulés sous un béret bouffant « pour cacher son grand âge », elle se ravise et dispose les élastiques derrière ses oreilles. « J’ai peur de faire peur », marmonne-t-elle, une étincelle d’humour derrière ses lunettes embuées. Au Carrefour Market de Fécamp, où elle est venue faire ses courses, les employés courent d’un rayonnage à l’autre, armés de codes-barres pour répondre aux demandes exponentie­lles de commandes de « drive ». Le rayon des papiers hygiénique­s est vide, celui des pâtes et du riz également. « Nous avons explosé notre chiffre d’affaires de 40 % la semaine dernière, explique le manager du magasin dévalisé. Mais les gens sont calmes. On n’a pas du tout augmenté nos prix comme ils le disent en ville. »

La viralité des fausses informatio­ns est autrement plus répandue que celle du Covid-19, dans cette région normande, agricole et paupérisée. « Il paraît que le service de réanimatio­n de l’hôpital de Rouen est saturé. » « Il y aurait deux cas à Oissel. » « J’ai entendu parler d’une émeute au Super U de Fauville-en-Caux. » « Dimanche, une fleuriste a reçu un PV de 275 € pour avoir ouvert sa boutique après l’interdicti­on gouverneme­ntale. » Et derrière ces rumeurs, plus grave, le déni de la menace réelle que fait peser la circulatio­n du virus. Dans les esprits, celle-ci est largement exagérée. « De quoi avez-vous peur, ce n’est qu’une grosse grippe ! » lance, dimanche dernier, l’oeil rieur, l’un des boulistes devant ses camarades de pétanque sur la promenade de bord de mer de Fécamp. Il est alors toujours courant de serrer des mains, de se passer les boules, de s’agglutiner le long de la barrière pour admirer les bons coups des amis, sous les rares éclaircies

de l’après-midi. La veille au soir, le passage en stade 3 a pourtant été annoncé mais dans les 30 kilomètres à la ronde, là où aucune infection n’a encore été recensée, personne ne semble prendre la mesure du danger. Le soir même, pourtant, le président français annoncera la guerre et mettra le pays entier en confinemen­t. Mais l’organisati­on de la semaine à venir est à peine dans les conversati­ons. « Je travaille dans les services funéraires,

raconte l’un des boulistes, sourire entendu, et mon patron m’a dit de me pointer demain comme chaque jour. »

À côté de lui, un jeune homme barbu explique, entre deux profondes bouffées de cigarette : « Pour moi, ça ne change rien. Étant au chômage, je retarde juste ma recherche d’emploi et vais m’occuper des petits à la maison. »

Le scepticism­e est de mise. À moins qu’il ne s’agisse d’inertie. La plupart des Cauchois qui circulent en ce début de semaine dans les rues de Fécamp et dans les villages alentour pensent que les mesures hygiéniste­s et sécuritair­es sont excessives.

RÉSISTER À LA PANIQUE

Le maintien du premier tour des élections a contribué à dédramatis­er la situation. Les journalist­es en prennent aussi pour leur grade : « Ils alimentent la psychose en annonçant le nombre de cas en France à longueur de journée. C’est morbide », s’étrangle Anne-Sophie, kinésithér­apeute, rencontrée sur le bord de mer en train de promener son fils de 3 ans en poussette, et qui hésite un peu, malgré tout, à se laisser embrasser par ses patients habituels. Le pompiste de la station Total qui a refusé d’aller voter au premier tour et écoute la radio France Bleu en boucle est tout de même assez fier d’expliquer sa mesure de prudence : « À présent, je laisse les clients dévisser euxmêmes le bouchon du réservoir de leur voiture. Je fais attention à ne plus avoir un contact avec eux. » Sauf pour le règlement en liquide où il attrape la monnaie qu’on lui tend. « Attention, il paraît que le virus sur les billets de banque, c’est une horreur, s’alarme la caissière du supermarch­é avec ses gants bleus. On savait que l’argent était sale, dans tous les sens du terme, mais, maintenant, il pourrait nous tuer. »

Entre Le Havre et Fécamp, dans les rues de CanyBarvil­le, un village où vivent paisibleme­nt 3 000 personnes à l’ombre de la centrale nucléaire de Paluel, certains passants tiennent leur écharpe contre leur bouche. D’autres s’embrassent encore, en ce dernier lundi avant le confinemen­t. Le pharmacien et ses trois employées sont les premiers à avoir mis un masque blanc sur leur visage et des gants pour servir leur clientèle. Personne n’a osé sourire ou se moquer de leur prudence. Au contraire. Leur accoutreme­nt a fait l’effet d’une bombe dans la rue principale : comme si quelque chose avait changé. Le boucher a disposé un plot à rayures rouge et blanc surmonté d’une Rubalise devant sa viande pour maintenir ses clients à un mètre du comptoir. En face, les gens ont fait la queue les uns derrière les autres, par habitude, chez le bon traiteur du village. Présentant d’appétissan­ts plats préparés, sa vitrine est surmontée de quatre grandes bouteilles à pipette de gel hydroalcoo­lique : « J’ai un filon dans le coin qui m’a permis d’en acheter 24 flacons, chuchote le patron, Bruno Dambry. J’ai été prévoyant mais mon fournisseu­r est déjà en rupture de

stock. Ce matin, j’ai dépanné deux commerces de la rue qui n’en trouvaient plus. » Le commerçant avoue n’avoir jamais autant travaillé, la demande ayant plus que doublé. En revanche, les commandes pour les réceptions s’annulent les unes après les autres.

À l’entrée du marché de Cany, sur la place rectangula­ire, le vendeur de matelas blancs éclatants crie son angoisse. Dans sa double veste rembourrée sans manche, à quelques mètres de son fils de 7 ans, allongé sur un sommier dans le camion, portable bruyant à la main, il se dit déterminé à résister à la panique. « Je sens qu’on va l’avoir dans le “petch”, finit-il par avouer. Nous, les petits commerçant­s de marché, on ne vit que de ça, on a des crédits sur le dos à rembourser, on use notre gasoil, alors si je peux vendre un ou deux matelas avant que les gendarmes me demandent de remballer, je le fais… S’ils m’empêchent de travailler et qu’ils me mettent une amende, ils peuvent attendre que je la paie, dis donc ! », conclut-il, bravache. « Ça va faire le jeu des supermarch­és, et nous, on va s’écrouler », commente son voisin. Ghislain, agriculteu­r de la région, s’inquiète de l’arrivée massive de citadins qui rejoignent leur résidence secondaire, juste avant l’obligation de confinemen­t : « Nous, au pays de Caux, on était jusqu’à maintenant épargnés par le virus. Les Parisiens vont nous le faire venir ici », s’alarme-t-il.

LE PORT DU HAVRE EN BAISSE DE TRAFIC

Un autre s’avoue catastroph­é de l’impact de cette nouvelle crise : « Après l’incendie de Lubrizol à Rouen, les « gilets jaunes », la grève pour les retraites et la pluie qui tombe sans arrêt depuis trois mois, on va couler, c’est sûr. » Au Havre, aux alentours d’un port qui semble presque assoupi, la situation économique inquiète les responsabl­es. Après plus de deux mois de grève des dockers de la CGT, à laquelle s’est ajoutée celle des remorqueur­s fin décembre, l’arrêt des gros containers en provenance de et en partance pour la Chine durant près d’un mois et, maintenant, la crise du coronaviru­s en Europe. L’enchaîneme­nt a de quoi faire vaciller un port qui emploie 17 000 personnes et qui se trouve fortement concurrenc­é par ses voisins d’Anvers et de Rotterdam : « Dans les trois derniers mois, on a perdu 25 % de trafic au port du Havre, note posément Christian de Tinguy, directeur général des Terminaux de Normandie. On va mettre en place des plans de chômage partiel. » Au bout de la métropole du futur Grand Paris, le premier port de commerce de France tient les clés du développem­ent économique de tout le pays. Quand celui-ci ralentit, c’est l’Hexagone qui entre en glaciation, à l’image de la planète, figée pour plusieurs semaines. ■

“Attention, il paraît que le virus sur les billets de banque,

c’est une horreur. On savait que l’argent était

sale, dans tous les sens du terme, maintenant,

il pourrait nous tuer ”

Une caissière de supermarch­é

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Sur le quai de Trouville-surmer, actif toute l’année, les restaurant­s sont fermés.
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Après trois mois de pluies, le soleil fait son apparition sur les plages désertées.
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Dernières courses et promenades, lundi, avant le confinemen­t.

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