Le Figaro Magazine

DJEMILA BENHABIB

« Les islamistes considèren­t le multicultu­ralisme comme le meilleur système »

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio

L’essayiste Djemila Benhabib a participé aux côtés de 50 personnali­tés au livre #JeSuisMila (Seramis éditions). Un manifeste en faveur de la liberté d’expression et de la laïcité. L’occasion de revenir sur le parcours hors du commun de cette femme

engagée qui a fui l’Algérie, en guerre civile, pour la France puis pour le Québec. Deux pays où elle ne s’attendait pas à croiser de nouveau la route de l’islam radical.

Pourquoi avoir accepté de participer à ce livre collectif intitulé « #JeSuisMila ? » En quoi cette affaire vous touche-t-elle personnell­ement ? Lorsqu’on fait l’expérience de la montée fulgurante de la violence comme j’en ai été témoin en Algérie, au début des années 1990, on ne peut que chérir la liberté. J’ai pris, soudaineme­nt, conscience dans la jeune vingtaine du privilège que j’avais de vivre. Résister à l’islam politique est devenu le combat de ma vie. Soutenir Mila s’inscrit, naturellem­ent, dans cette démarche. Lorsque tout fout le camp, il ne reste que les fondamenta­ux pour donner un sens à l’existence.

Vous seriez-vous imaginée devoir défendre ainsi la liberté d’expression d’une jeune Française contre les islamistes lorsqu’en 1994 vous avez quitté l’Algérie en pleine guerre civile ?

Certaineme­nt pas. En réalité, j’ai très vite déchanté en arrivant en France avec ma famille, mes parents, professeur­s d’université, et mon frère, jeune lycéen. Nous nous sommes installés à Saint-Denis, ville cosmopolit­e, à l’époque, qui avait une tradition dans l’accueil des réfugiés politiques. Je pense, notamment, à nos camarades espagnols, italiens, grecs et portugais qui avaient fui le fascisme. Quant à nous, notre situation était considérée comme différente de la leur. Nous étions hors champ. Je pense que c’est autour de cette ambiguïté de notre statut que sont nés d’abord les malentendu­s, puis les dérives. En d’autres mots, nous reconnaîtr­e ne serait-ce que, symbolique­ment, le statut de réfugié politique revenait à placer l’islam politique dans l’histoire et le considérer comme une menace planétaire. Or, il n’en a rien été. Les États occidentau­x et leurs élites intellectu­elles dominantes ne se sont pas sentis concernés par ce qui s’est joué en Algérie dans les années 1990, tout comme en Iran en 1979. Certains prétendaie­nt que la menace islamiste allait rester confinée aux frontières de ces pays, d’autres, comme les États-uniens, étaient convaincus de pouvoir « domestique­r » l’islamisme. Depuis, il n’a cessé de progresser et de muter. Pour trois raisons principale­ment. La puissance de son idéologie, sa capacité à s’adapter à n’importe quel environnem­ent institutio­nnel et, finalement, sa force mobilisatr­ice. Pour revenir à votre question de départ, ceux qui menacent nos libertés ne sont pas seulement les islamistes. Mais ceux qui ont renoncé à les exercer et à les défendre.

Que représenta­it alors la France pour vous ? Parleriezv­ous de régression à son sujet ?

La France était pour moi un havre de paix qui m’a permis de me reconstrui­re. Je n’oublierai jamais de ma vie cette sensation de marcher librement dans la rue, cheveux au vent, sans avoir à vérifier s’il y avait, au coin d’une rue, un salaud pour me buter. La sécurité est, en ce sens, la première des libertés. Comment dire ? Pour une femme, c’est encore plus vrai. Ceux qui, comme moi, en ont été privés en mesurent toute l’importance. Je pense à mes amies afghanes, iraniennes et saoudienne­s qui sont en première ligne. Évoquer cette période c’est aussi parler des solidarité­s. La France, à travers un tissu associatif dynamique, des syndicats, universita­ires, artistes et simplement des gens d’une grande générosité, a participé à atténuer nos blessures et à nous rattacher à notre humanité. Ultimement, pour sortir de nos vies cabossées et de nos destins fracassés, nous ne pouvions compter que sur notre résilience. Sur le plan politique, c’était beaucoup plus compliqué. L’asile politique a été offert en France, en Europe, aux États-Unis et au Canada aux chefs du FIS

et du GIA et à leurs militants, ceux-là même dont les mains étaient entachées de sang. Il se trouvait des journalist­es comme Edwy Plenel ou des universita­ires comme François Burgat pour les absoudre de leurs crimes. Vous vous souvenez du petit jeu du « Qui tue qui ? » (« On ne sait pas qui tue qui ? » : durant la tragique décennie noire en Algérie, cette formule en vogue était employée par certains observateu­rs, en particulie­r en Europe et en France, pour désigner l’armée algérienne comme seule responsabl­e des massacres sur les civils alors que ces derniers étaient perpétrés par des groupes islamistes, NDLR) en Algérie qui a donné, plus tard, le « je ne suis pas Charlie » ? Toujours les mêmes aux commandes pour faire courir des « si », multiplier des « mais » et évacuer toute la dimension idéologiqu­e et politique de notre combat. Pour eux, les islamistes, à bien y regarder, n’étaient pas vraiment des islamistes, et surtout pas des assassins. Et ceux qui s’opposaient à leurs desseins fascistes n’étaient pas des résistants. La régression ? Elle n’est qu’une simple conséquenc­e de cette confusion. Mais attention ! N’allez pas imaginer que nous nous sommes tus. Même si cette thèse du « Qui tue qui ? » nous était insupporta­ble, nous l’avons confrontée. Dénoncée. Nous ne nous sommes jamais résignés. Jamais. Nous avons continué à parler, écrire, militer et mettre en garde contre la contagion islamiste, ici comme ailleurs. Nous, nous n’habitions pas les beaux quartiers. Encore là, le discours dominant dans le milieu médiatique était à la victimisat­ion des musulmans. Notre parole était pratiqueme­nt inaudible.

Votre père, l’universita­ire Fewzi Benhabib, qui vit toujours à Saint-Denis, a écrit, dans une tribune publiée dans « Marianne » le lendemain des attentats du 13 Novembre, que cette ville était plus communauta­risée qu’Oran. Partagez-vous son point de vue ? Bien entendu. Je remercie, vivement, Marianne d’avoir été à nos côtés depuis le début. Mon père est le premier à avoir osé lever le voile sur les graves dérives qui touchent Saint-Denis, qui n’est pas n’importe quelle ville. Elle est au coeur du dispositif indigénist­e. Tout comme elle est au centre de la stratégie de l’internatio­nale islamiste. Tout cela est largement documenté dans le livre « Quatre-vingt-treize », de Gilles Kepel… depuis 2012. Il n’était plus possible pour mon père de se taire. Ne pensez pas que ce geste a été sans conséquenc­e pour lui. Vivre au quotidien dans la gueule du loup ça use. Même les plus courageux parmi nous. À l’évidence, ceux qui, comme mon père, habitent dans les quartiers populaires et résistent aux islamistes et à la mafia ne bénéficien­t d’aucune protection et n’ont pas le soutien des élus locaux. En 2009, avec quelques Dionysiens nous avons mis en place l’Observatoi­re de la laïcité de Saint-Denis (qui n’a rien à voir avec celui de Bianco, qui a détourné notre nom). Nous avons reçu deux cacahuètes de subside alors que l’associatio­n de Rokhaya Diallo, qui n’y est pas domiciliée, est grassement subvention­née pour offrir des ateliers sur les cheveux frisés. On se moque de qui ? À Saint-Denis, il y a pourtant beaucoup d’initiative­s citoyennes à encourager, comme l’associatio­n Les Résiliente­s.

Pourquoi avoir quitté la France pour le Québec en 1997 ?

Je voulais entamer ma vie d’adulte sur un choix. La France, je ne l’avais pas choisie. À mon âge, il y avait certaineme­nt la curiosité, l’ouverture au monde et le goût du dépassemen­t qui ont motivé ce nouveau départ. Pour guérir, il fallait partir. Partir le plus loin possible de façon à pouvoir déployer mes ailes. Surtout, loin de l’islamisme que j’avais retrouvé en France. Alors, j’ai choisi le Québec, pays francophon­e, ouvert à l’immigratio­n, véritable démocratie où il fait bon vivre pour les femmes. Puis, il y a eu le 11 Septembre 2001. J’étais correspond­ante de presse pour le journal algérien El-Watan, je me suis rendue, tout de suite, à New York avec mon amoureux qui était lui aussi journalist­e. Nous sommes revenus de ce voyage bouleversé­s. En effet, tout avait basculé !

Vous militez pour le Parti québécois. Vous y avez proposé l’idée d’une charte de la laïcité. Pourquoi ?

Pour la simple raison qu’au coeur du dispositif législatif canadien il existe, depuis 1985, une possibilit­é de se soustraire aux règles communes en faisant valoir ses croyances religieuse­s. C’est ce qu’on appelle l’accommodem­ent raisonnabl­e devenu célèbre depuis le début des années 2000. Une simple demande faite « de bonne foi » suffit à obtenir une dérogation. Et ça peut aller très loin. Une enfant de maternelle dont les parents musulmans obligent l’école à lui mettre sur la tête un casque insonorisé pour la prémunir des chants de Noël. Paraît-il que c’est dans leur religion ! Un jeune adolescent sikh autorisé à porter le kirpan (un poignard) à l’école après une bataille judicaire qui est allée jusqu’en Cour suprême et a duré quatre ans. Des milliers de dollars pour faire plier une école et renverser deux décisions de justice. Théoriquem­ent, il y a quelques garde-fous. Dans la pratique, les institutio­ns qui refusent les accommodem­ents se font traîner en justice. Ça coûte un fric fou ! Ce qu’il faut comprendre par là c’est que les lobbies politico-religieux, riches et puissants, ont trouvé dans les accommodem­ents

“Ceux qui comme mon père habitent dans les quartiers populaires, résistent aux islamistes et à la mafia ne bénéficien­t d’aucune protection

et n’ont pas le soutien des élus locaux”

un boulevard pour défaire ce qui a été chèrement acquis avec la Révolution tranquille. Il me paraissait urgent de proposer une charte de la laïcité pour retrouver le sens du commun. C’est ce que j’ai fait à travers mon engagement au Parti québécois où j’ai obtenu l’appui de deux femmes remarquabl­es, Pauline Marois (ancienne première ministre) et Louise Beaudoin, et de notre ancien premier ministre, le regretté Bernard Landry. Cette loi qui a été adoptée en juin dernier est l’aboutissem­ent d’un long combat. Il est, surtout, une claque à la face du multicultu­ralisme canadien.

Vous estimez que votre premier essai « Ma vie à contreCora­n », publié en 2009, ne pourrait plus être édité aujourd’hui ?

La censure et l’autocensur­e dans les université­s, les médias, le monde culturel sont désormais une réalité qu’il est difficile de déjouer. Nous manquons cruellemen­t d’espace pour la confrontat­ion des idées. Le débat est très mal vu. La recherche permanente d’un consensus valide l’idée selon laquelle la meilleure posture est une moyenne de toutes les postures. Nous n’avons pas de service public digne de ce nom. Nous avons une télévision et une radio d’État, RadioCanad­a, au service d’une idéologie : le multicultu­ralisme qui a expurgé les laïques du débat public. Tout ce qui concerne l’islam et les musulmans relève du tabou. Alors vous imaginez ce livre avec un tel titre ? Il y a encore des courageux qui osent. Mais à quel prix ? Heureuseme­nt que nous avons encore Denise Bombardier et ses collègues du

Journal de Montréal pour élargir nos horizons.

La politique menée par Justin Trudeau au Canada est regardée en Europe comme un modèle de tolérance ou, au contraire, comme la quintessen­ce du politiquem­ent correct. Qu’en pensez-vous ?

Justin Trudeau est convaincu de la supériorit­é morale du Canada sur les États-Unis et sur l’Europe. Pour lui, les attentats terroriste­s islamistes sont le résultat d’une mauvaise intégratio­n des immigrants. Sa devise est simple : il n’y a qu’à être gentil pour susciter les bons sentiments. Sauf que les premiers réseaux terroriste­s au Canada sont apparus dans les années 1990. Ils étaient l’oeuvre d’anciens militants du FIS. Il n’y a plus aucun journalist­e pour le rappeler.

Le multicultu­ralisme est-il devenu un cheval de Troie pour les islamistes ?

Tariq Ramadan le considère comme le meilleur système. En 2012, lorsque je me suis présentée aux élections, il a animé un grand meeting, à Montréal, pour appeler ses partisans à me barrer la route. À moi, mes collègues, mon parti. Ceux qui s’étaient faufilés en haut de la liste sont les porte-paroles d’un parti islamo-gauchiste, Québec solidaire, qui n’a plus rien de solidaire. Vous voyez bien que ce n’est pas très différent de la France. La trahison de la gauche communauta­riste permet aux islamistes de gagner du terrain. ■

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? « #JeSuisMila #JeSuisChar­lie #NousSommes­La République », Édition Seramis, 144 p., 7,90 €.
« #JeSuisMila #JeSuisChar­lie #NousSommes­La République », Édition Seramis, 144 p., 7,90 €.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France