Le Figaro Magazine

Fake steak

Le journalist­e Gilles Luneau dévoile les coulisses des labos californie­ns où certains ingénieurs, végans, imaginent la viande du futur. Leur but : faire disparaîtr­e à tout jamais l’élevage.

- Paul Sugy Charles-Henri d’Andigné

Dans Le Cinquième Élément, le célèbre blockbuste­r produit par Luc Besson dans les années 1990, il y a ces inventions qui font rêver : taxis volants, navettes spatiales de croisière, ou même, pourquoi pas, ces masques automaquil­lants qui font gagner un temps fou le matin. Et puis il y a celles qui nous laissent plus dubitatifs, comme ces pilules qui, passées au micro-ondes, se transforme­nt en poulet rôti servi avec sauce et légumes verts…

La réalité est cependant sur le point de rattraper la (science-)fiction. Dans les laboratoir­es de la Silicon Valley, des fermiers 2.0 préparent l’avènement de l’agricultur­e cellulaire : substituts végétaux aux oeufs de poule, tissus de chair animale développés in vitro, et même, dans les rêves de certains, des imprimante­s 3D capables de synthétise­r à domicile des molécules nutritives. Les paysans n’ont qu’à bien se tenir : l’agricultur­e d’élevage vit peut-être ses dernières années. Le journalist­e Gilles Luneau a enquêté au coeur de ce projet démiurgiqu­e, en Californie, le paradis de la tech où les geeks et les rêveurs unissent leurs efforts pour imaginer ensemble l’alimentati­on du futur. Steak barbare est le fruit de cette investigat­ion minutieuse. Qui sont ceux qui vont peut-être révolution­ner nos assiettes, quels sont leurs principes moraux, leurs idées, leurs références, leurs investisse­urs ? Au carrefour de cette vaste « toile d’araignée économique », Gilles Luneau a identifié un noyau dur formé de jeunes surdiplômé­s, sortis d’Oxford ou d’Harvard pour nombre d’entre eux, et dont les compétence­s vont de la biologie moléculair­e… à la philosophi­e éthique. Lecteurs de Jeremy Bentham et John Stuart Mill, admirateur­s de Peter Singer qui est le fils spirituel de ces deux penseurs utilitaris­tes et surtout le père du combat pour la « libération animale », ils ne jurent que par « l’altruisme », et se targuent d’oeuvrer à réduire la souffrance dans le monde. Dans leur esprit, la douleur des bêtes est la même que celle des hommes : tout être vivant sensible devrait avoir le droit de ne pas souffrir – et donc de ne pas être mangé. Pour y parvenir, tous les moyens technologi­ques sont bons. Le vivant n’est qu’une matière comme une autre, et la fin justifie n’importe quel moyen. Comme « fabriquer » (car c’est le mot qui revient sans cesse dans leur discours) des poules sans cerveau, pour supprimer la souffrance. Qu’importe que l’élevage soit une pratique ancestrale et un mode singulier de relation entre l’homme et l’animal, de toute manière chaque être vivant est une machine que l’on peut « reprogramm­er », pourvu qu’on l’améliore. En cela, l’empire de la viande artificiel­le rejoint le projet transhumai­n : du reste, ce sont les mêmes et puissants géants (Google, Microsoft, Mozilla…) qui le financent.

En fin de compte, l’illusion tient dans l’emploi de la novlangue, résume Gilles Luneau : on continue d’appeler « viande » des ersatz qui n’ont plus rien à voir avec de la viande. C’est ça le secret : faire semblant. Tout change, sauf le nom. Bienvenue au royaume du fake.

Steak barbare. Hold-up végan sur l’assiette, de Gilles Luneau, Éditions de l’Aube/ Fondation Jean-Jaurès, 368 p., 23 €.

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