Fake steak
Le journaliste Gilles Luneau dévoile les coulisses des labos californiens où certains ingénieurs, végans, imaginent la viande du futur. Leur but : faire disparaître à tout jamais l’élevage.
Dans Le Cinquième Élément, le célèbre blockbuster produit par Luc Besson dans les années 1990, il y a ces inventions qui font rêver : taxis volants, navettes spatiales de croisière, ou même, pourquoi pas, ces masques automaquillants qui font gagner un temps fou le matin. Et puis il y a celles qui nous laissent plus dubitatifs, comme ces pilules qui, passées au micro-ondes, se transforment en poulet rôti servi avec sauce et légumes verts…
La réalité est cependant sur le point de rattraper la (science-)fiction. Dans les laboratoires de la Silicon Valley, des fermiers 2.0 préparent l’avènement de l’agriculture cellulaire : substituts végétaux aux oeufs de poule, tissus de chair animale développés in vitro, et même, dans les rêves de certains, des imprimantes 3D capables de synthétiser à domicile des molécules nutritives. Les paysans n’ont qu’à bien se tenir : l’agriculture d’élevage vit peut-être ses dernières années. Le journaliste Gilles Luneau a enquêté au coeur de ce projet démiurgique, en Californie, le paradis de la tech où les geeks et les rêveurs unissent leurs efforts pour imaginer ensemble l’alimentation du futur. Steak barbare est le fruit de cette investigation minutieuse. Qui sont ceux qui vont peut-être révolutionner nos assiettes, quels sont leurs principes moraux, leurs idées, leurs références, leurs investisseurs ? Au carrefour de cette vaste « toile d’araignée économique », Gilles Luneau a identifié un noyau dur formé de jeunes surdiplômés, sortis d’Oxford ou d’Harvard pour nombre d’entre eux, et dont les compétences vont de la biologie moléculaire… à la philosophie éthique. Lecteurs de Jeremy Bentham et John Stuart Mill, admirateurs de Peter Singer qui est le fils spirituel de ces deux penseurs utilitaristes et surtout le père du combat pour la « libération animale », ils ne jurent que par « l’altruisme », et se targuent d’oeuvrer à réduire la souffrance dans le monde. Dans leur esprit, la douleur des bêtes est la même que celle des hommes : tout être vivant sensible devrait avoir le droit de ne pas souffrir – et donc de ne pas être mangé. Pour y parvenir, tous les moyens technologiques sont bons. Le vivant n’est qu’une matière comme une autre, et la fin justifie n’importe quel moyen. Comme « fabriquer » (car c’est le mot qui revient sans cesse dans leur discours) des poules sans cerveau, pour supprimer la souffrance. Qu’importe que l’élevage soit une pratique ancestrale et un mode singulier de relation entre l’homme et l’animal, de toute manière chaque être vivant est une machine que l’on peut « reprogrammer », pourvu qu’on l’améliore. En cela, l’empire de la viande artificielle rejoint le projet transhumain : du reste, ce sont les mêmes et puissants géants (Google, Microsoft, Mozilla…) qui le financent.
En fin de compte, l’illusion tient dans l’emploi de la novlangue, résume Gilles Luneau : on continue d’appeler « viande » des ersatz qui n’ont plus rien à voir avec de la viande. C’est ça le secret : faire semblant. Tout change, sauf le nom. Bienvenue au royaume du fake.
Steak barbare. Hold-up végan sur l’assiette, de Gilles Luneau, Éditions de l’Aube/ Fondation Jean-Jaurès, 368 p., 23 €.