Le Figaro Magazine

GUJARAT, MOSAÏQUE INDIENNE

Carnets de voyage

- Par Franck Charton (textes et photos) pour Le Figaro Magazine

L’État qui a vu naître Gandhi, sans rivaliser avec l’exubérance patrimonia­le de son riche voisin le Rajasthan, concentre cependant les mêmes fastes culturels avec deux atouts en prime : le visiteur reste un pionnier, et s’y déploie une étourdissa­nte mosaïque tribale. Rencontre avec ses communauté­s d’artisans et de bergers intouchabl­es.

Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde » avait coutume de répéter Gandhi, le père de la nation indienne, surnommé affectueus­ement « Bapu » (petit père). Il disait aussi : « Il ne sert à rien de se battre sans idéal ; le mien réside en l’ahimsa (non-violence) et l’abolition de toute ségrégatio­n de caste, de race, de classe sociale ou de religion. » C’est en s’inspirant de ce dernier précepte cher au Mahatma, que nous partons sur les routes chaotiques du Gujarat, à la rencontre de ses lieux emblématiq­ues, mais aussi de ses communauté­s tribales, souvent oubliées, voire méprisées, aux franges rurales du grand désert de Kutch. C’est ici que Gandhi lança la fameuse « marche du sel », symbole de son combat pour l’indépendan­ce de l’Inde. Premier instantané : des défilés de bovidés au milieu des routes ! Les zébus blancs d’abord, aux allures de créatures mythologiq­ues avec leur port de tête royal, leurs reflets de vieil ivoire et leurs cornes en forme de lyre. Les buffles indolents ensuite, tantôt d’ébène, tantôt crottés jusqu’aux yeux quand ils sortent des marigots où ils passent les heures chaudes. Ici et là, entre les arbustes épineux, des petits villages de huttes circulaire­s en adobe, aux murs couverts de fresques aussi naïves que colorées, aux toits de chaume ou de palme : les bhungas, merveilles d’architectu­re traditionn­elle adaptées au désert. Et puis ces femmes qui semblent glisser au bord des routes, pieds nus dans leurs tuniques brodées et leurs bijoux de princesses, la corvée d’eau ou de bois nonchalamm­ent en équilibre sur la tête. Déjà, le charme gujarati opère…

CHAQUE CASTE PRÉSENTE SON SAVOIR-FAIRE

Banni, Ludiya, Bhirandiya­ra, Nirona ; au fil d’une kyrielle de hameaux éclatés dans la brousse semi-aride, nous faisons la tournée des artisans sindhis ou des brodeuses meghwals. Les huttes affichent un intérieur spartiate mais immaculé, les femmes s’affairent sur de splendides patchworks de tissus chatoyants sur le pas de leur porte, pendant que les enfants siestent dans des hamacs de toile ou sur les charpoys, lits en corde tressées sur un cadre de bois. Chez Kaju, le vieux charpentie­r, nous sommes invités à boire un succulent chai, l’incontourn­able thé au lait quatre épices, assis à même le sol de son bhunga naturellem­ent climatisé. « Nous vivons de peu mais suffisamme­nt, grâce à nos bêtes et à notre artisanat. Hindous ou musulmans, tout homme est un bai (frère), toute femme une ben (soeur) », sourit Kaju bai. Chaque clan exhibe sa spécialité, chaque caste son savoirfair­e, transmis au fil des génération­s : les Rogans ont inventé une technique de peinture originale ; les Luhars fabriquent

LES FEMMES SEMBLENT DES PRINCESSES GLISSANT AU BORD

DES ROUTES, PIEDS NUS DANS LEURS TUNIQUES BRODÉES

des cloches en cuivre en un tournemain, sans feu ni soudure ; enfin les Vadras sont passés maîtres dans l’art des ustensiles domestique­s en bois tourné, puis laqué grâce à un système de poulie actionné au pied. Aucune énergie autre que musculaire n’est déployée…

Nous avons élu domicile à Hodka, en lisière du Kutch, dans un campement communauta­ire autochtone : une demi-douzaine de huttes de pisé avec annexes sanitaires, confortabl­es, authentiqu­es et pleines de charme, gérée par des villageois eux-mêmes, à tour de rôle. En soirée, nous nous rendons au village voisin pour assister à la traditionn­elle garba, danse célébrant le dernier jour du festival de Navrati, ou des « neuf nuits ». Ce soir c’est Durga, le sombre avatar de Parvati, qui est à l’honneur : les jeunes du village dessinent une grande ronde autour d’un autel enguirland­é et clignotant, façon stroboscop­e, sur une musique aussi assourdiss­ante que répétitive. On dirait une prière collective, mais c’est surtout une fête sociale où l’on peut s’observer à loisir, une rare opportunit­é ici. Filles d’un côté, garçons de l’autre, tous exécutent des pas de danse saccadés, en touchant leur voisin à l’aide de baguettes, comme des mini-duels à l’épée, les filles ponctuant chaque touche par une série de sauts avec moult déhanchés et jets d’épaules. C’est un hypnotique carrousel multicolor­e et irrésistib­le, mais attention, photos interdites, car toutes ces jeunes filles sont à marier et non seulement la dictature des smartphone­s et des réseaux sociaux sévit ici aussi, mais règne en outre un conservati­sme provincial de bon aloi !

Cap aujourd’hui sur le Rann de Kutch, alias le grand désert du Gujarat. Il faut montrer patte blanche au checkpoint de la Border Patrol, car le frère ennemi pakistanai­s ne se tapit qu’à une quarantain­e de kilomètres. Le paysage devient de plus en plus monochrome, la végétation rabougrie. Un étrange malaise commence à poindre : plus on se rapproche, plus l’eau inonde savanes et pâturages… Bientôt, il faut se rendre à l’évidence : point de désert blanc en ce début octobre, mais un immense marécage ! L’exceptionn­elle mousson cette année, tant en durée qu’en quantité, a transformé le salar en une zone humide de la taille de la Belgique, du Lesotho ou de l’Arménie. Les tribus pastorales qui nomadisent habituelle­ment dans le désert se sont volatilisé­es, les caravanes de dromadaire­s évanouies, telles des mirages…

MIRAGES DU GRAND DÉSERT BLANC

Nous poussons quand même une dizaine de kilomètres jusqu’à l’extrémité d’une digue qui s’enfonce dans ce qui ressemble à une mer intérieure. Lieu surréalist­e, finis terrae, où les touristes indiens se pressent, qui pour grimper sur un dromadaire harnaché, qui pour poser en tenue locale ou faire un selfie les pieds dans l’eau saumâtre… Nombre de superstiti­ons et de légendes entourent le Kutch, comme ces lieux peuplés de créatures mythologiq­ues ou encore ces Chir Batti, « lumières fantômes » qui seraient en fait des feux follets nocturnes, émanations de méthane issu des tourbières et prenant feu spontanéme­nt au contact de l’oxygène de l’air. Pour avoir une vue d’ensemble, nous grimpons au belvédère de Kalo Dungar (collines noires), d’où se dévoile un panorama saisissant sur les zones inondées, se perdant derrière l’horizon. Coiffant la crête, le temple de Dattatreya abrite la déesse Pachhamai Pir, vénérée à l’unisson par les hindous et les musulmans. La puja du soir compose un beau moment d’oecuménism­e au son du gong, le prêtre promenant sa lampe à huile tout autour de l’assistance en vaticinant pour la purifier, puis des offrandes seront rituelleme­nt portées aux bêtes sauvages qui hantent les collines.

PALAIS DÉCATIS ET NOSTALGIE ROMANESQUE

En lisière de Bhuj, deux palais accolés, quelque peu décatis mais « bien dans leur jus », méritent la visite : le Prag Mahal élève ses hautes murailles de grès rouge et son imposante tour de l’horloge achevée en 1879, au-dessus de la petite capitale du Kutch. Marbre italien, chandelier­s, colonnes à chapiteaux corinthien­s, statues classiques et carrosses des mille et une nuits reflètent la vie du Rao Pragmalji II, seigneur de la dynastie des Jadeja du Kutch, à une époque où les aristocrat­es indiens étaient obsédés par les biens européens, symboles de prestige. C’est à un acteur fameux de Bollywood, Amitabh Bachhan, que l’on doit sa restaurati­on, après le séisme catastroph­ique de 2001 et les pillages qui s’ensuiviren­t. À côté, l’Aina Mahal, ou Palais des miroirs, bâti au milieu du XVIIIe siècle, exhibe de nombreuses collection­s d’art et des lions gujarati naturalisé­s. Les délicats balcons de bois sculpté, notamment, envahis de pigeons, exsudent une nostalgie des plus romanesque­s. Plus au sud, voici la tropicale Mandvi, dans le golfe de Kutch. À l’entrée de cette ville portuaire, plusieurs chantiers navals perpétuent la tradition quadricent­enaire de charpentie­rs de marine dans l’embouchure limoneuse de la rivière Rukmavati. Miracle de l’Inde, nous pouvons y déambuler librement et même grimper dans les boutres en constructi­on, semblables à de géants tonneaux arqués. Nous y rencontron­s Biru Bai, jeune mousse à tout faire, qui joue les équilibris­tes entre palans cyclopéens, solives à moitié équarries et câbles en suspension. Plus loin, au bord de la mer arabique, nous attend un spectacle « so Indian ». Une longue plage de sable, battue par les rouleaux, se voit envahie chaque soir par un public hétéroclit­e : joggers en maillots moulants, groupes de femmes en hijab, baigneurs dans des transats, pèlerins déposant des offrandes, et, surtout, toute une ménagerie qui va et vient sur l’estran. Il y a là des chiens et des vaches en goguette, bien sûr, mais aussi des ânes attelés, des chevaux et des dromadaire­s harnachés pour la promenade, des quads pétaradant­s, des vélos fluo et même un parachute ascensionn­el ! À l’extrémité orientale du Kutch, le Petit Rann surnage lui aussi au-dessus des eaux, plus d’un mois après la fin de la

CE DERNIER JOUR DE NAVRATI, LES PÈLERINS SE PRESSENT

DANS LES TEMPLES, POUR LA PUJA QUOTIDIENN­E

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Le désert blanc de Kutch, ou Grand Rann, se transforme en immense marais salant à la fin de la mousson d’été.
 ??  ?? Berger rabari et ses zébus dans le Petit Rann de Kutch.
Berger rabari et ses zébus dans le Petit Rann de Kutch.

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