GUJARAT, MOSAÏQUE INDIENNE
Carnets de voyage
L’État qui a vu naître Gandhi, sans rivaliser avec l’exubérance patrimoniale de son riche voisin le Rajasthan, concentre cependant les mêmes fastes culturels avec deux atouts en prime : le visiteur reste un pionnier, et s’y déploie une étourdissante mosaïque tribale. Rencontre avec ses communautés d’artisans et de bergers intouchables.
Soyez le changement que vous voulez voir dans le monde » avait coutume de répéter Gandhi, le père de la nation indienne, surnommé affectueusement « Bapu » (petit père). Il disait aussi : « Il ne sert à rien de se battre sans idéal ; le mien réside en l’ahimsa (non-violence) et l’abolition de toute ségrégation de caste, de race, de classe sociale ou de religion. » C’est en s’inspirant de ce dernier précepte cher au Mahatma, que nous partons sur les routes chaotiques du Gujarat, à la rencontre de ses lieux emblématiques, mais aussi de ses communautés tribales, souvent oubliées, voire méprisées, aux franges rurales du grand désert de Kutch. C’est ici que Gandhi lança la fameuse « marche du sel », symbole de son combat pour l’indépendance de l’Inde. Premier instantané : des défilés de bovidés au milieu des routes ! Les zébus blancs d’abord, aux allures de créatures mythologiques avec leur port de tête royal, leurs reflets de vieil ivoire et leurs cornes en forme de lyre. Les buffles indolents ensuite, tantôt d’ébène, tantôt crottés jusqu’aux yeux quand ils sortent des marigots où ils passent les heures chaudes. Ici et là, entre les arbustes épineux, des petits villages de huttes circulaires en adobe, aux murs couverts de fresques aussi naïves que colorées, aux toits de chaume ou de palme : les bhungas, merveilles d’architecture traditionnelle adaptées au désert. Et puis ces femmes qui semblent glisser au bord des routes, pieds nus dans leurs tuniques brodées et leurs bijoux de princesses, la corvée d’eau ou de bois nonchalamment en équilibre sur la tête. Déjà, le charme gujarati opère…
CHAQUE CASTE PRÉSENTE SON SAVOIR-FAIRE
Banni, Ludiya, Bhirandiyara, Nirona ; au fil d’une kyrielle de hameaux éclatés dans la brousse semi-aride, nous faisons la tournée des artisans sindhis ou des brodeuses meghwals. Les huttes affichent un intérieur spartiate mais immaculé, les femmes s’affairent sur de splendides patchworks de tissus chatoyants sur le pas de leur porte, pendant que les enfants siestent dans des hamacs de toile ou sur les charpoys, lits en corde tressées sur un cadre de bois. Chez Kaju, le vieux charpentier, nous sommes invités à boire un succulent chai, l’incontournable thé au lait quatre épices, assis à même le sol de son bhunga naturellement climatisé. « Nous vivons de peu mais suffisamment, grâce à nos bêtes et à notre artisanat. Hindous ou musulmans, tout homme est un bai (frère), toute femme une ben (soeur) », sourit Kaju bai. Chaque clan exhibe sa spécialité, chaque caste son savoirfaire, transmis au fil des générations : les Rogans ont inventé une technique de peinture originale ; les Luhars fabriquent
LES FEMMES SEMBLENT DES PRINCESSES GLISSANT AU BORD
DES ROUTES, PIEDS NUS DANS LEURS TUNIQUES BRODÉES
des cloches en cuivre en un tournemain, sans feu ni soudure ; enfin les Vadras sont passés maîtres dans l’art des ustensiles domestiques en bois tourné, puis laqué grâce à un système de poulie actionné au pied. Aucune énergie autre que musculaire n’est déployée…
Nous avons élu domicile à Hodka, en lisière du Kutch, dans un campement communautaire autochtone : une demi-douzaine de huttes de pisé avec annexes sanitaires, confortables, authentiques et pleines de charme, gérée par des villageois eux-mêmes, à tour de rôle. En soirée, nous nous rendons au village voisin pour assister à la traditionnelle garba, danse célébrant le dernier jour du festival de Navrati, ou des « neuf nuits ». Ce soir c’est Durga, le sombre avatar de Parvati, qui est à l’honneur : les jeunes du village dessinent une grande ronde autour d’un autel enguirlandé et clignotant, façon stroboscope, sur une musique aussi assourdissante que répétitive. On dirait une prière collective, mais c’est surtout une fête sociale où l’on peut s’observer à loisir, une rare opportunité ici. Filles d’un côté, garçons de l’autre, tous exécutent des pas de danse saccadés, en touchant leur voisin à l’aide de baguettes, comme des mini-duels à l’épée, les filles ponctuant chaque touche par une série de sauts avec moult déhanchés et jets d’épaules. C’est un hypnotique carrousel multicolore et irrésistible, mais attention, photos interdites, car toutes ces jeunes filles sont à marier et non seulement la dictature des smartphones et des réseaux sociaux sévit ici aussi, mais règne en outre un conservatisme provincial de bon aloi !
Cap aujourd’hui sur le Rann de Kutch, alias le grand désert du Gujarat. Il faut montrer patte blanche au checkpoint de la Border Patrol, car le frère ennemi pakistanais ne se tapit qu’à une quarantaine de kilomètres. Le paysage devient de plus en plus monochrome, la végétation rabougrie. Un étrange malaise commence à poindre : plus on se rapproche, plus l’eau inonde savanes et pâturages… Bientôt, il faut se rendre à l’évidence : point de désert blanc en ce début octobre, mais un immense marécage ! L’exceptionnelle mousson cette année, tant en durée qu’en quantité, a transformé le salar en une zone humide de la taille de la Belgique, du Lesotho ou de l’Arménie. Les tribus pastorales qui nomadisent habituellement dans le désert se sont volatilisées, les caravanes de dromadaires évanouies, telles des mirages…
MIRAGES DU GRAND DÉSERT BLANC
Nous poussons quand même une dizaine de kilomètres jusqu’à l’extrémité d’une digue qui s’enfonce dans ce qui ressemble à une mer intérieure. Lieu surréaliste, finis terrae, où les touristes indiens se pressent, qui pour grimper sur un dromadaire harnaché, qui pour poser en tenue locale ou faire un selfie les pieds dans l’eau saumâtre… Nombre de superstitions et de légendes entourent le Kutch, comme ces lieux peuplés de créatures mythologiques ou encore ces Chir Batti, « lumières fantômes » qui seraient en fait des feux follets nocturnes, émanations de méthane issu des tourbières et prenant feu spontanément au contact de l’oxygène de l’air. Pour avoir une vue d’ensemble, nous grimpons au belvédère de Kalo Dungar (collines noires), d’où se dévoile un panorama saisissant sur les zones inondées, se perdant derrière l’horizon. Coiffant la crête, le temple de Dattatreya abrite la déesse Pachhamai Pir, vénérée à l’unisson par les hindous et les musulmans. La puja du soir compose un beau moment d’oecuménisme au son du gong, le prêtre promenant sa lampe à huile tout autour de l’assistance en vaticinant pour la purifier, puis des offrandes seront rituellement portées aux bêtes sauvages qui hantent les collines.
PALAIS DÉCATIS ET NOSTALGIE ROMANESQUE
En lisière de Bhuj, deux palais accolés, quelque peu décatis mais « bien dans leur jus », méritent la visite : le Prag Mahal élève ses hautes murailles de grès rouge et son imposante tour de l’horloge achevée en 1879, au-dessus de la petite capitale du Kutch. Marbre italien, chandeliers, colonnes à chapiteaux corinthiens, statues classiques et carrosses des mille et une nuits reflètent la vie du Rao Pragmalji II, seigneur de la dynastie des Jadeja du Kutch, à une époque où les aristocrates indiens étaient obsédés par les biens européens, symboles de prestige. C’est à un acteur fameux de Bollywood, Amitabh Bachhan, que l’on doit sa restauration, après le séisme catastrophique de 2001 et les pillages qui s’ensuivirent. À côté, l’Aina Mahal, ou Palais des miroirs, bâti au milieu du XVIIIe siècle, exhibe de nombreuses collections d’art et des lions gujarati naturalisés. Les délicats balcons de bois sculpté, notamment, envahis de pigeons, exsudent une nostalgie des plus romanesques. Plus au sud, voici la tropicale Mandvi, dans le golfe de Kutch. À l’entrée de cette ville portuaire, plusieurs chantiers navals perpétuent la tradition quadricentenaire de charpentiers de marine dans l’embouchure limoneuse de la rivière Rukmavati. Miracle de l’Inde, nous pouvons y déambuler librement et même grimper dans les boutres en construction, semblables à de géants tonneaux arqués. Nous y rencontrons Biru Bai, jeune mousse à tout faire, qui joue les équilibristes entre palans cyclopéens, solives à moitié équarries et câbles en suspension. Plus loin, au bord de la mer arabique, nous attend un spectacle « so Indian ». Une longue plage de sable, battue par les rouleaux, se voit envahie chaque soir par un public hétéroclite : joggers en maillots moulants, groupes de femmes en hijab, baigneurs dans des transats, pèlerins déposant des offrandes, et, surtout, toute une ménagerie qui va et vient sur l’estran. Il y a là des chiens et des vaches en goguette, bien sûr, mais aussi des ânes attelés, des chevaux et des dromadaires harnachés pour la promenade, des quads pétaradants, des vélos fluo et même un parachute ascensionnel ! À l’extrémité orientale du Kutch, le Petit Rann surnage lui aussi au-dessus des eaux, plus d’un mois après la fin de la
CE DERNIER JOUR DE NAVRATI, LES PÈLERINS SE PRESSENT
DANS LES TEMPLES, POUR LA PUJA QUOTIDIENNE