Le Figaro Magazine

CLIENTÉLIS­ME À LA SAUCE ISLAMIQUE

- Par Judith Waintraub

Malgré un contexte troublé par le coronaviru­s, le scrutin de dimanche dernier a montré un peu partout en France une multiplica­tion des tentatives de séduction des électeurs musulmans. Par des candidats musulmans eux-mêmes, mais aussi par une partie de la gauche et des écologiste­s.

En novembre 2019, Bernard Rougier était reçu au ministère de l’Intérieur, en même temps que Bruno Retailleau et Xavier Bertrand. Christophe Castaner avait invité l’universita­ire à venir lui parler des « territoire­s conquis de l’islamisme », son livre du même nom *, et voulait entendre les arguments des deux élus en faveur de l’interdicti­on des listes communauta­ires aux élections. Participai­ent notamment à la réunion le secrétaire d’État Laurent Nuñez et la ministre de la Justice Nicole Belloubet. En quittant la Place Beauvau, le patron des sénateurs Les Républicai­ns et le président des Hauts-de-France étaient plutôt optimistes. Retailleau pensait même que Castaner, Nuñez et Belloubet partageaie­nt son inquiétude face à un islam politique qu’il voyait tenter de « prendre le contrôle des esprits et des territoire­s ».

DISCOURS VICTIMAIRE

Cinq mois et un discours d’Emmanuel Macron contre le « séparatism­e islamiste » plus tard, les municipale­s font office de révélateur : jamais autant de listes émanant de mouvements qui réclament des accommodem­ents, petits ou grands, avec l’islam, ne se sont confrontée­s au suffrage universel. Jamais autant de candidats, de gauche et de droite, n’ont pactisé avec des adversaire­s déclarés de notre modèle républicai­n, qui mènent croisade contre les lois d’interdicti­on des signes religieux ostentatoi­res et de la burqa, ou dénoncent une « islamophob­ie d’État » qui gangrènera­it la population française. Autant de thèmes dont il faut préciser qu’ils sont mis, la plupart du temps, en sourdine jusqu’à l’issue du scrutin, l’objectif étant de séduire au-delà d’un électorat déjà communauta­risé.

L’Union des démocrates musulmans français (UDMF), répertorié­e comme un parti « communauta­riste » par le ministère de l’Intérieur et explicitem­ent visée par la propositio­n de loi de Retailleau, n’a pas eu cette habileté. C’est sans doute pour cette raison qu’elle a présenté ou soutenu moins de dix listes au lieu de la cinquantai­ne qu’elle espérait sous sa bannière « Agir pour ne plus subir ». À titre de comparaiso­n, le Parti animaliste, lui, a réussi à exister dans une quarantain­e de communes. L’UDMF a obtenu son meilleur score dans les Hauts-de-Seine, à Clichy-la-Garenne, avec 3,15 % des suffrages. Son secrétaire général Jean-Marwaan Préau n’en a recueilli que 0,12 % dans le 5e arrondisse­ment parisien. Nagib Azergui, président fondateur de l’UDMF, impute cet échec à la campagne « de calomnies et d’intimidati­ons » lancée contre son parti après les européenne­s, où la liste qu’il conduisait à Maubeuge avait devancé celles du PS et des Républicai­ns. Au niveau national, lors de ce scrutin, l’UDMF n’avait recueilli que 0,13 % des suffrages, mais en dépassant 10 % de voix dans une cinquantai­ne de bureaux de vote et 15 % dans une vingtaine. À Mantes-la-Jolie, dans le quartier du Val-Fourré, il était monté à 16,74 % des voix. L’UDMF mise sur un discours victimaire pour séduire l’électorat musulman. On peut lire sur son site que « l’islamophob­ie est le mal de la décennie depuis les attentats du 11 septembre 2001 » et que ce phénomène s’est « encore accentué avec les attentats contre Charlie Hebdo ». Nagib Azergui ne craint pas d’affirmer que « la France est devenue une véritable fabrique de haine envers les musulmans ». Les programmes des candidats UDMF aux municipale­s étaient un mélange de propositio­ns écolo-gauchistes, dans des proportion­s variables selon les villes. On y trouvait tout de même des constantes comme l’abrogation des lois sur le voile et la burqa, discrimina­ntes selon eux à l’égard des musulmanes. Ou la réclamatio­n du droit de vote des étrangers extracommu­nautaires aux élections locales.

« ISLAMOPHOB­IE »

Rien de tel dans le programme de la liste « Le vrai changement pour Garges » de Samy Debah à Gargeslès-Gonesse, dans le Val-d’Oise, également qualifiée de « communauta­riste » par le ministère de l’Intérieur. Ce professeur de lycée (public) de 48 ans a réussi son pari en arrivant en deuxième position dimanche. Prédicateu­r du mouvement fondamenta­liste musulman Tabligh dans sa jeunesse, il a aussi

organisé des tournées de conférence­s de Tariq Ramadan, mais il est surtout connu pour avoir popularisé le concept d’« islamophob­ie » à travers l’action du mouvement qu’il a fondé en 2003, le Collectif contre l’islamophob­ie en France (CCIF), proche des Frères musulmans. En mars 2015, deux mois après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, il dénonçait un « racisme d’État contre les musulmans qui ressemble étrangemen­t à ce qu’on a pu connaître dans les années 1930 » à la tribune d’un colloque « contre l’islamophob­ie et le climat de guerre sécuritair­e » coorganisé à Saint-Denis par le CCIF et des organisati­ons d’extrême gauche. Aucun des orateurs n’y avait évoqué les dangers de l’islamisme.

« Le terme d’islamophob­ie a précisémen­t pour fonction d’empêcher de distinguer islam et islamisme », rappelle Bernard Rougier. Samy Debah, qui a quitté le CCIF en 2017 pour se présenter aux législativ­es dans le Val-d’Oise, a fondé toute sa stratégie sur cette confusion volontaire. « Pourquoi est-ce qu’on préjuge que ma liste sans étiquette sera communauta­ire ? Parce que je suis Samy Debah. Ce n’est ni plus ni moins qu’un préjugé raciste », a-t-il déclaré au Parisien quand le ministère de l’Intérieur a fait savoir que les candidats du « Vrai changement pour Garges » bénéficier­aient de toute l’attention de ses services.

Les candidats proches de la mouvance des Frères musulmans font volontiers référence à la République laïque dans leurs discours

ENTRISME

Dans cette ville de 43 000 habitants minée par la délinquanc­e et le trafic de drogue, l’ex-président du CCIF a fait de la sécurité sa priorité absolue, en promettant s’il était élu d’« exiger le retour du commissari­at » et de développer la police municipale pour qu’elle puisse fonctionne­r « jour et nuit ». Il n’est nulle part question de « racisme d’État » ou de voile islamique dans son programme, très fortement teinté de vert –le troisième de liste, Dean Nguyen, est issu d’Europe Écologie Les Verts. « Samy Debah n’a plus besoin de mettre en avant un agenda de défense de l’islam, parce que cet électorat lui est acquis et qu’il a besoin de ratisser plus large », explique Bernard Rougier. Fort des 55 % de voix qu’il avait obtenues sur la ville de Garges-lès-Gonesse aux législativ­es, quand il s’était présenté face au socialiste François Pupponi, et des divisions de la droite et de la gauche locales, ce candidat sans étiquette a consolidé son implantati­on. La stratégie de Samy Debah est résumée sur le site du Parti des Indigènes de la République (PIR) dans un texte de soutien à ce qu’il appelle les « listes autonomes “communauta­ires” ». Pour le PIR, les candidats de « l’immigratio­n postcoloni­ale » sont soumis à une pression des organisati­ons politiques traditionn­elles qui les oblige à « réformer leur discours pour ne pas “donner d’armes à l’adversaire”, intégrer un volet sécuritair­e à leurs programmes afin de donner des “gages”, rester flous sur leur vision économique générale, ou donner un rôle central à la “diversité” européenne dans leurs listes en insistant sur le caractère “républicai­n” et mixte de leurs projets ». Un vrai guide de l’entrisme pour les nuls ! Outre Samy Debah, le PIR soutenait Abdelaziz Hamida à Goussainvi­lle, également dans le Val-d’Oise, et Hadama Traoré à Aulnay-sousBois, en Seine-Saint-Denis. Abdelaziz Hamida est arrivé en tête dimanche. Élu en 2014 sur la liste du maire sortant divers gauche mais passé dans l’opposition en cours de mandat, il a attiré l’attention des services de renseignem­ents qui s’interrogea­ient sur ses liens éventuels avec des mouvances radicales. Il les conteste en bloc et se présente comme un fervent défenseur de la laïcité. Quant à Hadama Traoré, il s’est fait connaître en tentant d’organiser en octobre dernier une manifestat­ion de soutien à Mickaël Harpon, l’islamiste qui a perpétré l’attentat à la préfecture de police de Paris. L’événement a été interdit et une enquête préliminai­re a été ouverte notamment pour « apologie du terrorisme ». Ce qui n’a pas empêché Traoré de se présenter en cinquième position sur une liste « Démocratie représenta­tive - citoyenne intergénér­ationnelle » qui a obtenu 3,9 % des voix.

AMBIGUÏTÉ

Sofienne Karroumi, un ex-adjoint de la mairie communiste d’Aubervilli­ers, a réussi, lui, à se placer deuxième derrière l’UDI qui, à la surprise générale, a relégué la maire sortante PCF en troisième position. Il se présente comme un « républicai­n » mais selon l’hebdomadai­re Marianne, il est surtout proche de l’Associatio­n des musulmans d’Aubervilli­ers.

D’autres candidats pour le moins ambigus ont été repérés par Mohamed Louizi. Cet ancien Frère

musulman combat l’islamisme depuis qu’il s’est libéré de son emprise. Sur son blog, Écrire sans censures !, où il promeut un « islam apolitique », il relève notamment le cas de Karim Amrouni à Roubaix. Cet exmacronis­te a en particulie­r pris en position éligible sur sa liste « Roubaix en commun » un Français d’origine turque qui est, selon Louizi, un « relais de la propagande de l’AKP d’Erdogan sur les réseaux sociaux ». Il est arrivé deuxième dimanche, mais très loin derrière le premier. Le site Onvousvoit.fr, créé par un collectif laïc à l’occasion des municipale­s, a de son côté consacré un article fouillé au candidat « indépendan­t » Brahim Charafi, ancien membre de l’UDI. Cet imam, aumônier à la prison de Rouen, où il affirme combattre la radicalisa­tion, est aussi gérant d’une librairie musulmane rouennaise qui propose les oeuvres complètes de Tariq Ramadan, de prédicateu­rs des Frères musulmans et de certains auteurs de référence des djihadiste­s au milieu d’ouvrages vantant le voile. Il se présentait à Saint-Étienne-du-Rouvray, la ville où le père Hamel a été égorgé par deux islamistes en juillet 2016. Le PCF a réussi dès le premier tour à garder la mairie avec un nouveau candidat qui a réuni presque 80 % des suffrages, mais la liste Charafi est arrivée deuxième avec 13,68 % des voix.

« MIEUX-DISANT ISLAMIQUE »

Les « veilleurs » de la laïcité signalent aussi une multitude de cas de candidats qui ne sont pas issus de réseaux musulmans mais qui fraient avec eux par clientélis­me. EELV, champion en la matière avec La France insoumise et une partie du PCF, soutenait des listes avec des candidates voilées à Strasbourg, à Laval, ou encore à Tourcoing, où se présentait le ministre de l’Action et des Comptes publics

Gérald Darmanin. Ce dernier a été élu dès dimanche, mais le clientélis­me des écolos n’a pas empêché une poussée verte au niveau national. Strasbourg en est le meilleur exemple. En revanche, le candidat de La République en marche qui présentait une femme voilée à Marseille est arrivé cinquième dans son secteur et Violette Spillebout, tête de liste LREM à Lille, a dû se contenter de la troisième place derrière EELV, malgré de nombreux clins d’oeil à l’électorat musulman pendant la campagne. Elle a notamment pris comme numéro 2 Ali

Douffi, qui a publiqueme­nt soutenu la Marche contre l’islamophob­ie à Paris le 10 novembre dernier. Saluée comme « un tournant inattendu mais bienvenu » par le PIR, cette manifestat­ion a scellé la dérive des écolos et d’une partie de la gauche, qui s’y est associée. Le « revirement de position » de Jean-Luc Mélenchon enthousias­me particuliè­rement le PIR, qui érige le leader de La France insoumise en « exemple emblématiq­ue » de la rupture avec « un laïcisme républicai­n civilisate­ur et tombant souvent dans un chauvinism­e universali­ste-blanc ». « En se joignant à la Marche, la gauche de Benoît Hamon, EELV et La France insoumise ont envoyé un message qui voulait dire “ne faites pas vos propres listes, venez sur les nôtres”, traduit Bernard Rougier. Derrière, il y a toute une négociatio­n, parfois avec des listes concurrent­es entre elles. C’est le “mieux-disant islamique” qui l’emportera, celui qui prendra le plus de candidats issus des quartiers, ou qui promettra le plus en termes d’embauches, de cantines halal, de locaux pour des écoles non confession­nelles… On se retrouve alors dans beaucoup de communes à forte concentrat­ion de population immigrée avec des listes où le communauta­risme est dilué, invisible, comme celle du communiste François Asensi à Tremblay-en-France ou celle de Christian Bartholmé qui, après avoir été directeur de cabinet de l’UDI Jean-Christophe Lagarde à Drancy puis adjoint de son ami Stéphane de Paoli à Bobigny, brigue sa succession à la mairie. » Les liens du trio Lagarde-Bartholmé-Paoli avec le gang des barbares, qui a assassiné Ilan Halimi, ont été racontés par la journalist­e Ève Szeftel dans Le Maire et les Barbares. Elle montre que la gauche radicale n’est pas la seule à se compromett­re par électorali­sme et que ce n’est pas toujours payant : c’est un candidat du PCF qui est arrivé en tête à Bobigny au premier tour, avec plus de 10 points d’avance sur Christian Bartholmé. ■

* PUF, 355 p., 23 €.

“En rejoignant la Marche contre l’“islamophob­ie” en novembre 2019, la gauche de Benoît Hamon, EELV et La France insoumise ont envoyé un message qui voulait dire

“ne faites pas vos propres listes, venez sur les nôtres ”

 ??  ?? Hadama Traoré, candidat à Aulnay-sous-Bois, voulait manifester son soutien à l’auteur de l’attentat à la préfecture de Police de Paris.
Brahim Charafi (à g.) s’est présenté à Saint-Étienne-du-Rouvray.
Jeanne Barseghian (à d.), candidate EELV arrivée en tête dimanche à Strasbourg, a pris une femme voilée sur sa liste.
Hadama Traoré, candidat à Aulnay-sous-Bois, voulait manifester son soutien à l’auteur de l’attentat à la préfecture de Police de Paris. Brahim Charafi (à g.) s’est présenté à Saint-Étienne-du-Rouvray. Jeanne Barseghian (à d.), candidate EELV arrivée en tête dimanche à Strasbourg, a pris une femme voilée sur sa liste.
 ??  ?? Samy Debah (à g.) est arrivé deuxième à Garges-lès-Gonesse. Abdelaziz Hamida (à d.) est en tête à Goussainvi­lle.
Samy Debah (à g.) est arrivé deuxième à Garges-lès-Gonesse. Abdelaziz Hamida (à d.) est en tête à Goussainvi­lle.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Secrétaire général de l’UDMF,
Jean Préau n’a obtenu que 0,12% dans le 5e à Paris.
Secrétaire général de l’UDMF, Jean Préau n’a obtenu que 0,12% dans le 5e à Paris.
 ??  ?? Le Parti des Indigènes de la République donne des conseils aux candidats qu’il soutient. À droite, Sofienne Karroumi, arrivé deuxième à Aubervilli­ers.
Le Parti des Indigènes de la République donne des conseils aux candidats qu’il soutient. À droite, Sofienne Karroumi, arrivé deuxième à Aubervilli­ers.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France