ANNAPURNA : UNE PASSION FRANÇAISE
Récit
Le 3 juin 1950, la cordée Herzog/Lachenal parvient au sommet de l’Annapurna, à 8 091 mètres d’altitude. L’expédition française en Himalaya entre dans l’Histoire : pour la première fois, l’un des quatorze
« huit mille » de la planète est « conquis » ! Soixante-dix ans plus tard, nous sommes partis au Népal sur les traces de nos illustres aînés, en essayant de comprendre sur place pourquoi la réussite du projet tint en quelques moments clés. Journaux d’expédition comparés.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la conquête de l’Annapurna, vécue comme une énorme bouffée patriotique, dépassa largement les cénacles montagnards pour connaître un retentissement mondial. Il aura fallu une organisation irréprochable, des hommes de grande valeur, et la détermination d’un chef prêt à tout, jusqu’au sacrifice ultime dans sa quête d’absolu, et qui sera, à ce titre, élevé au rang de héros national, malgré ses zones d’ombre.
Nous réalisons notre voyage dans l’histoire en novembre dernier, à l’occasion d’une expédition de reconnaissance pour ouvrir une nouvelle haute route de trekking autour du massif de l’Annapurna, via une succession de cols à plus de 5 000 m, dans l’esprit pionnier des précurseurs de la première moitié du XXe siècle, lorsque les expéditions s’apparentaient d’abord à des explorations géographiques, sportives, voire ethnographiques, avant d’être des ascensions de sommets ! En 1950, jusqu’à la date de la victoire, à peine plus de deux mois vont s’écouler. Un authentique exploit, quand on réalise la taille et la complexité des régions à « défricher ». L’équipe : Maurice Herzog, chef d’expédition, un bon alpiniste mais surtout un meneur d’hommes, cadre de la firme sponsor de l’expédition ; les guides de pointe Louis Lachenal, dit Biscante, Gaston Rébuffat et Lionel Terray, « the Strong Man » ; les grimpeurs « scientifiques » Jean Couzy (polytechnicien) et Marcel Schatz (physicien), tous titulaires des cordées d’assaut. Autre membre éminent : Marcel Ichac, dit Matha, cinéaste et photographe de talent, le seul à avoir déjà une expérience de l’Himalaya au sens large (avec une expédition en 1936 au Karakoram). On lui doit l’excellente carte dressée au fil des explorations et le film Victoire sur l’Annapurna. Et enfin, le médecin Jacques Oudot dont le rôle se révélera crucial lors de l’amputation des deux « summiters » lors du retour en pleine mousson, sans oublier le rôle ingrat mais essentiel du diplomate Francis de Noyelle, officier de liaison et logisticien hors pair.
S’ACCLIMATER EN DOUCEUR
Herzog raconte : « Tous les membres de l’expédition ont solennellement juré allégeance au chef de l’expédition. L’équipe, à cette minute, est née, il me faudra la faire vivre. Le 5 avril enfin, les charges d’une maund, soit 40 kg, sont réparties entre nos 200 coolies. Le spectacle qui nous attend dépasse tout ce que nous avions imaginé : cette muraille étincelante nous apparaît colossale, sans la moindre faille. Nous sommes écrasés par la grandeur de cette vision, qui ne nous quittera plus… À présent, nous devons au plus vite gagner ces montagnes et livrer bataille. » Quant à nous, visiteurs contemporains, au lieu de nous mélanger à la ronde des trekkeurs du monde entier partis de Ngadi, au terminus de la route, nous rejoignons en jeep Ghalegaon, gros village gurung au Népal, perché à 2 100 m en versant sud du massif, avec déjà un panorama majuscule sur l’Himalaya ! Nos 20 sherpas portent chacun 25 kilos. L’objectif de cette première semaine est double : s’acclimater en douceur et franchir la première herse du parcours, le mystérieux Namun La, à 4 890 m. Au fil des étapes ascendantes : jungle et rizières en terrasses, forêts de rhododendrons, pâturages, enfin moraines ; notre organisme fabrique les globules rouges qui nous permettent de respirer mieux, donc de marcher mieux. Beauté et étrangeté vont crescendo. La neige nous cueille dans les dernières pentes avant la crête sommitale. Escouade de spectres glissant dans un décor ouaté, c’est dans un état second que nous franchissons le Namun La, assemblage minéral lugubre dans un écheveau de lungtas (drapeaux à prières) malmenés par le blizzard. De l’autre côté, nulle trace, nul bruit, nulle vie. Visibilité 10 m. Rêve ou cauchemar ? Nous échouons finalement sur un replat à 4 200 m, les porteurs transis. Le camp est dressé à la hâte dans la tourmente.
« CHEVAUCHÉE » FANTASTIQUE
Alors que notre routeur météo joint sur le telsat annonce une amélioration relative, le cook nous prépare un roboratif dal bhat (riz-lentilles) servi dans nos duvets : room service ce soir ! Herzog : « Nous progressons sur la grande route du Tibet. Le camp d’exploration est installé à Tukucha (aujourd’hui Tukuche) », le « Chamonix local » selon Herzog, car ce village se situe entre Dhaulagiri et Annapurna. Commence alors, sur un mode paramilitaire, la phase exploratoire, à une époque sans carte, sans route et sans communication… « Il faut lancer des reconnaissances dans toutes les directions ! » Nous aussi, en 2017, entamons la fantastique « chevauchée » qui va nous mener en pays tibétain. La montagne brille de mille feux, entre herbes blondes et cèdres moirés. Nous dépassons plusieurs hiératiques hameaux de pierre des ex-guérilleros Khampas qui, dans les années 1970, luttèrent contre l’invasion chinoise du Tibet voisin, avant d’être délogés par les autorités népalaises sous la pression de Pékin.
Avec l’entrée dans la petite cité tibétaine de Phu, cascade de toits plats hérissés de bannières, enroulée autour d’un piton détritique, le coeur tape fort : l’émotion ou les plus de 4 000 mètres ? Ne vit au monastère perché qu’une seule religieuse, Nyima Dolma. Le temple principal est
REVISITER L’ANNAPURNA, SOIXANTE-DIX ANS APRÈS SA CONQUÊTE, POUR MIEUX COMPRENDRE SON ÉPOPÉE
entouré d’une multitude de rochers peints et d’assemblages ésotériques, transformant le circuit de pèlerinage, ou khora, en un fantasmagorique jardin de pierres ! Dolma nous accompagne dans la circumambulation, métaphore d’un voyage spirituel. À plus de 70 ans, elle vit, littéralement, en odeur de sainteté et porte en elle une forme de pureté ascétique qui confine à la transe anachorète.
Mais, en mai 1950, le temps presse : « Conseil de guerre. Tous les sahibs sont là. Les visages sont graves. Nous sommes le 14 mai et, depuis le 22 avril, malgré nos efforts, aucun espoir ne s’offre à nous. Nous n’avons en vue aucun itinéraire, nous ne savons pas dans quelle direction aller… » Le Dhaulagiri semble définitivement, et de tout côté, hors de portée pour l’époque. Reste l’Annapurna, sur lequel l’expédition va désormais jeter toutes ses forces… Pour ce qui nous concerne, au-delà de Naar, autre village tibétain des confins, la « fenêtre » du Kang La, à 5 320 m, nous ramène vers le tour classique. Au passage de cette brèche, nous découvrons soudain un fabuleux panorama sur la ribambelle des Annapurna, avec le Machapuchare, le Kangsar, le Glacier Dome, le Gangapurna, tous fiers 7 000 m, et, surtout, le mythique sommet I (8 091 m, estimé en 1950 à 8 075 m) aiguisé et redoutable, non visible depuis le tour classique. C’était d’ailleurs l’origine de l’énigme de cette montagne, invisible depuis les vallées d’approche ! Étape à Manang, qui se modernise gentiment (baies vitrées, Wi-Fi, expressos…), tout en retenant encore son parfum pionnier, avec ses chevaux et ses yacks en liberté ! Démarre alors, après Kangsar, le crux de notre périple, en forme d’apothéose sensorielle. C’est d’abord une étape en montagnes russes, qui rejoint le Tilicho Base Camp via un incroyable sentier en balcon. En point d’orgue, un passage mémorable au milieu de pénitents, hérissant de gigantesques pierriers mouvants. Dantesque ! Nous avons gagné à peine 100 m en élévation, mais quel parcours ! Le camp, établi au fond d’un vallon exigu, jouit d’un panorama ébouriffant sur les monstres englacés qui nous surplombent avec une bonhomie arrogante.
LE MYSTÈRE DU SOMMET
Selon Herzog, « Ichac a prouvé, par ses relevés topographiques au sommet du Muktinath Himal (6 250 m), audessus du lac Tilicho, que ce que nous appelions la Grande Barrière est bien l’Annapurna Himal, alias Déesse des Moissons, dont le sommet principal ne peut être que de l’autre côté, sur une ramification cachée par la chaîne des Nilgiri. » Le mystère est levé ! Le fameux col Tilicho sur lequel l’équipe comptait tellement, se révèle un leurre. « La seule possibilité d’attaque est donc le versant nord ! » L’expédition y accédera par le passage dit du 27 avril, un itinéraire audacieux découvert par Couzy,
Oudot et Shatz lors des premières reconnaissances, et permettant de shunter les infranchissables gorges de la Miristi Khola afin de rejoindre le glacier nord, d’où sera lancé l’assaut final. Ce sera la clé du succès ! Mais combien de fausses pistes pour en arriver à cette ultime conclusion…
Les simples marcheurs « modernes » que nous sommes atteignons justement les rives du mythique lac Tilicho, pour une nuit en apesanteur, à plus de 5 000 m. L’immense nappe cobalt du lac ondoie entre des croupes de neige étincelante ! Penchée au-dessus, la muraille du Tilicho dessine, avec ses 2 000 m de glace bleue, un intimidant parapet aux « ice flutes » translucides.
SAUVAGERIE INTÉGRALE
Parfois, le fracas soudain d’un sérac qui bascule dans un aérosol, rompt le silence de plomb, la féerie immobile de ce haut lieu de puissance tellurique et énergétique. « Aujourd’hui, c’est le plus beau jour de l’expédition ! »
s’écrie Herzog le 23 mai 1950. « Pour la première fois, l’Annapurna dévoile ses secrets… C’est un monde à la fois rutilant et menaçant, où l’oeil se perd. « J’ai trouvé la voie ! » hurle Lachenal ! Pour une fois, nous n’avons pas devant nous de parois verticales, d’arêtes déchiquetées, de glaciers suspendus rendant chimérique tout projet d’escalade. Le cirque où nous sommes est d’une sauvagerie intégrale. Aucun homme n’a jamais contemplé les montagnes qui nous entourent. Aucun animal, aucune plante n’a droit de cité dans ces lieux. Dans la pureté du matin, cette absence de toute vie, cette misère de la nature ne font qu’ajouter à notre force intérieure. Qui comprendra l’exaltation que nous puisons de ce néant ? »
Soixante-dix ans après cette épiphanie, notre camp est installé sur un coin de moraine malcommode du Tilicho. Les porteurs accroupis se serrent autour des braseros de fortune, près de la tente-cuisine. Ce soir, nous mangeons dans nos duvets, pour qu’ils puissent s’abriter dans notre tente-mess. La nuit est glaciale : – 12 °C dans les tentes, mais l’aube annonce une journée d’anthologie. La monumentale herse du Tilicho rosit au moment où la lune violette blêmit puis s’évanouit. Le lac n’est qu’un miroir d’argent posé sous un empilement de séracs suspendus. Instants suspendus, frigorifiés, seuls au monde !
Arrive enfin la journée du 3 juin 1950 : « À tour de rôle, mon compagnon et moi, nous faisons la trace dans cette neige exténuante. Chaque pas est une victoire de la volonté. Je ne sens plus mes pieds, comme Lachenal. Ce dernier m’apparaît comme un fantôme, il vit pour lui seul. Moi, pour moi. Brusquement, il me saisit : “Si je retourne, qu’est-ce que tu fais ?”En un éclair, un monde d’images défile dans ma tête… les efforts exceptionnels déployés par tous pour assiéger la montagne, l’héroïsme quotidien
ENTRE NAAR ET PHU, PLONGÉE DANS L’UNE DES DERNIÈRES ENCLAVES DE CULTURE TIBÉTAINE
de mes camarades pour installer, aménager les camps… À présent, nous touchons au but ! Et il faudrait renoncer ? C’est impossible. Mon être tout entier refuse. Je suis absolument décidé ! Aujourd’hui, nous consacrons un idéal. Rien n’est assez grand. La voix sonne clair : “Je continuerai seul !” Mon camarade avait besoin que cette volonté s’affirmât. Sans hésiter, il choisit : “Alors, je te suis !” Les dés sont jetés. Cette fois, nous sommes frères. »
RÉALISER SON IDÉAL
Au premier soleil, en ce matin de novembre 2017, nous nous ébranlons, engourdis, vers les crêtes du Mesokanto nord, à 5 445 m. Nous pensons aux efforts surhumains qu’ont dû déployer Herzog et Lachenal, presque 3 000 plus haut… Que la marche est laborieuse, alors que le lac mythique reflète l’éblouissante muraille dorée ! Si le col lui-même, une large croupe caillouteuse, n’a rien de spécial, les vues qu’il commande sont superlatives : minéralités polychromes du Mustang à droite, élancements des Nilgiri à gauche, pyramide du Dhaulagiri en majesté droit devant… Nous savourons ces instants de félicité. Herzog poursuit son récit presque halluciné, en ce 3 juin historique : « Une coupure immense me sépare du monde. J’évolue dans un domaine fantastique où la présence de l’homme n’est pas prévue ni peut-être souhaitée. Couchés sur nos piolets nous arrêtant à chaque pas, nous essayons de rétablir notre respiration. L’arête sommitale se rapproche… Est-ce possible ? Mais oui ! Un vent brutal nous gifle. 8 075 m ! Le sommet est une crête de glace en corniche. Les précipices de l’autre côté sont insondables, terrifiants… Que la vie sera belle, maintenant ! Il est inconcevable, brusquement, de réaliser son idéal et de se réaliser soi-même… S’agit-il de la limite d’un orgueil ? Lachenal me secoue : “Alors, on redescend ? Active !” Il a raison. C’est la réaction du montagnard qui connaît son royaume… Je baigne dans une euphorie inconsciente… » Le 12 juillet 1950, dans l’avion qui ramène toute l’équipe en France, après le sauvetage délicat des cordées de pointe, entre crevasses et avalanches, par les sherpas, puis le calvaire d’un repli homérique sous la mousson népalaise, enfin l’amputation des phalanges et des orteils des « summiters », Herzog conclut par ses mots : « Bercé dans ma civière, je pense à cette aventure qui se termine, à cette victoire inespérée… L’Annapurna est un trésor sur lequel nous vivrons. C’est une nouvelle vie qui commence. Il y a d’autres Annapurna dans la vie des hommes. » ■
Merci à Terres Oubliées pour son concours logistique et l’expertise de ses équipes au Népal (Terresoubliees.com).
Bibliographie : Regards vers l’Annapurna, livre d’images de Marcel Ichac et Maurice Herzog, Arthaud, 1951.
Annapurna. Premier 8 000, Arthaud, 15 € relié, 5 € poche : récit autobiographique du chef d’expédition Maurice Herzog, ouvrage publié en 1951 et vendu à 20 millions d’exemplaires, mais controversé depuis, notamment en raison de la version trop égocentrée de son auteur, dans Carnets du vertige, de Louis Lachenal, Guérin, 1996 ; Annapurna, une affaire de cordée, de David Roberts, Guérin, 2000 ; Un héros, de Félicité Herzog, Grasset, 2012.
“J’ÉVOLUE DANS UN DOMAINE FANTASTIQUE OÙ LA PRÉSENCE DE L’HOMME N’EST PAS PRÉVUE NI SOUHAITÉE”