MILES DAVIS : L’ESTHÈTE DU JAZZ
Un passionnant documentaire retrace la carrière riche en rebondissements de l’un des plus grands génies du jazz, dont le credo aurait pu être le suivant : « less is more ».
Des images d’archives à couper le souffle, des témoignages fascinants, mais aussi et surtout, un regard qui ne tourne pas, comme trop souvent dans cet exercice, à l’hagiographie pure et simple : le documentaire de près de deux heures consacré au grand jazzman Miles Davis, Birth of the Cool, fera date. Si le trompettiste fait partie du club très fermé des musiciens qu’on appelle par leur prénom (qui d’autre, en dehors d’Elvis ?), c’est parce que sa légende ne dépasse pas la réalité, elle lui colle parfaitement. En d’autres termes, elle n’est pas usurpée : Miles fut l’un des plus grands inventeurs du jazz, renouvelant sans cesse sa syntaxe musicale, signant des thèmes inoubliables (Nardis, Solar, So What) et révélant pendant son âge d’or des grands musiciens en herbe qui allaient ensuite voler de leurs propres ailes. Miles les repérait, leur demandait de jouer ce qu’ils ne savaient pas encore jouer, tout en les encourageant à développer leur propre style. Alors, il a officieusement accouché des saxophonistes John Coltrane ou Wayne Shorter, des pianistes Bill Evans, Herbie Hancock, Joe Zawinul ou Chick Corea, du grand batteur Tony Williams alors qu’il n’avait que 17 ans, ou du guitariste John McLaughlin. « Chaque soir, nous étions dans un laboratoire, dit le contrebassiste Ron Carter dans le documentaire. Et Miles était le chimiste. » C’est ainsi que Miles fut grand. Il naît en 1926 et grandit à Saint-Louis dans l’une des rares familles noires bourgeoises locales : son père est dentiste et possède des terres. Il se met à la trompette, puis part étudier la musique – et les grands compositeurs européens – à la Juilliard School de New York. Là, il poursuit ses idoles Charlie Parker et Dizzy Gillespie qui, en ce milieu des années 1940, révolutionnent le jazz. Il intègre le groupe de « Bird » et fait ses armes. Le nouveau style be-bop nécessite une virtuosité – doublement du tempo, improvisations frénétiques sur des grilles d’accords en lieu et place de la mélodie – que Miles ne possède pas. Il ne peut lutter avec le tonitruant Dizzy Gillespie ou l’autre grand trompettiste du genre, Fats Navarro. Alors il invente son style, utilise sa faiblesse pour créer sa marque : son jeu sera restreint, économe. Il sculpte dans le silence. C’est probablement le musicien de jazz qui a le mieux compris le principe de respiration dans la musique. Il a souvent recours à une sourdine, ce qui lui donne une sonorité encore plus feutrée.
UN DANDY ADEPTE DE LA RESTRICTION
Entre 1949 et 1950, alors que le be-bop explose, il enregistre les séances d’un album révolutionnaire, qui donne son nom au documentaire de Netflix : Birth of the Cool. Avec neuf musiciens, il mélange le jazz à la musique classique et va ainsi à l’encontre de la frénésie à la mode. Le « cool » est né. Une musique restreinte, calme, détachée, presque distante, sans le moindre débordement. Miles lui-même est cool à l’extrême : le look Ivy League impeccable, les chemises à col boutonné de chez Brooks Brothers, les costumes trois boutons et, souvent, un foulard en soie… Ce dandysme des musiciens de jazz est la revanche des Noirs dans une Amérique encore profondément raciste.
Comme beaucoup de musiciens, il devient héroïnomane, puis part décrocher seul, « cold turkey », dans la ferme de son père. Il revient plus fort que jamais, recrute le débutant John Coltrane et, pour se libérer du label Prestige alors que Columbia lui tend les bras, enregistre en quelques heures ce qui fournira le contenu de trois albums époustouflants (Relaxin’, Steamin’et Workin’With the Miles Davis Quintet). Arrivé chez Columbia, il sort d’emblée un chef-d’oeuvre (Milestones), puis en 1959, c’est la révolution majeure avec Kind of Blue, sans doute l’album le plus célèbre de l’histoire du jazz. La musique y est ciselée, épurée à l’extrême. Le pianiste blanc Bill Evans intègre le groupe à merveille.
Mais le trompettiste décide d’aller encore plus loin hors des sentiers battus. Avec l’arrangeur Gil Evans, un Blanc à qui il voue une grande admiration, il sort plusieurs albums revisitant Gershwin (Porgy and Bess) ou le flamenco (Sketches of Spain). John Coltrane, qu’il a viré une fois pour sa toxicomanie persistante avant de le réintégrer dans le groupe lorsqu’il est redevenu sobre, devient de plus en plus bavard au saxophone : on assiste dans le documentaire à une scène live hallucinante durant laquelle Miles se dirige vers le fond de la scène fumer tranquillement une cigarette pendant que Coltrane se lance dans l’un de ses solos interminables. « Pourquoi joues-tu des solos aussi longs, Trane ? » lui demande-t-il. « Je ne sais pas comment
EN 1959, AVEC “KIND OF BLUE”, CHEF-D’OEUVRE ÉPURÉ,
IL ENREGISTRE L’ALBUM LE PLUS CÉLÈBRE DU JAZZ
m’arrêter, Miles. » « Eh bien, je vais te dire comment faire : retire ce putain de bec de ta bouche ! » Dans son autobiographie, Miles écrit : « Un jour, Coltrane s’est mis à jouer pour lui-même. » Le saxophoniste est viré, pour de bon.
FIN DU JAZZ CLASSIQUE POUR LE MAESTRO
Miles est désormais une star qui roule en Ferrari, mais celui que l’on a surnommé « Prince of Darkness » (le prince des ténèbres) a aussi sa part d’ombre. Il sniffe de la cocaïne en permanence, boit, bat ses femmes, se montre cassant, froid, et ne recule devant aucune humiliation. Dans les années 1960, il fustige la nouvelle scène « free », qui souhaite s’affranchir de toutes les règles et tous les cadres, puis monte un nouveau groupe exceptionnel avec Wayne Shorter et Herbie Hancock pour explorer le jazz « modal ». Les albums de cette époque sont une fois de plus formidables. Puis, Miles casse tout une nouvelle fois, change de groupe et sort un album au titre explicite, In a Silent Way : quelques notes éparses improvisées sur un ou deux accords, avec du piano électrique : le silence absolu n’est pas loin… C’est la fin définitive de la période classique du trompettiste. Fin des années 1960. Le jazz est en voie d’extinction, tout le monde n’écoute plus que du rock. « J’ai vu les gars du rock et j’ai réalisé qu’ils ne comprenaient rien à la musique. Je me suis dit qu’avec mes connaissances, je méritais
mieux », écrit-il. Mériter mieux, c’était surtout participer à de grands festivals de rock pour gagner en un concert ce qu’il aurait touché au bout de deux semaines dans un club. Sciemment, Miles va incorporer du rock et du funk dans sa musique. Nouveau désir de renouvellement ou pur opportunisme ? Sans doute les deux. Il se lance dans un épais gruau musical, avec guitare et basse électrique, joueurs de percussions, parfois deux batteries, et de la wah-wah sur sa trompette qui perd toute subtilité. Il est désormais habillé de vêtements aux couleurs criardes comme un maquereau échappé de Shaft. Le public de hippies est aux anges devant tant de musique « cosmique ». Un album assez informe mais funky, Bitches Brew (1970), est mis en boîte : ce sera le plus grand succès de sa carrière avec plus d’un million d’exemplaires vendus – Miles Davis vient d’inventer le « jazz-rock ». Il en sortira d’autres, et tous se ressembleront : désormais, sa musique se résume à un simple groove avec un groupe pléthorique et des improvisations sans queue ni tête.
FIN DE VIE ET PANNE D’INSPIRATION
Peu après un accident qui a failli lui coûter la vie alors qu’il conduisait sa Lamborghini coké comme jamais, le génie se retire… Il passe cinq ans reclus dans son appartement de l’Upper West Side, à déprimer et à se droguer. Il ne touche plus sa trompette, ne fait rien, ne voit plus personne. « Je n’avais plus aucune idée musicale », avouera-t-il. En réalité, c’était déjà le cas depuis un bon moment et cela le restera : lorsqu’il effectue son grand retour au début des années 1980, il est fêté comme un roi. De mauvais albums marchent très bien, il est payé grassement pour donner des concerts durant lesquels il se révèle incapable de prendre le moindre solo, fait le guignol avec Prince et s’abaisse à reprendre la guimauve de Cyndi Lauper, Time After Time.
L’un de ses chefs-d’oeuvre, daté de 1957, s’intitulait Miles Ahead. Un titre à double sens qui voulait dire « Miles en avance » mais aussi « des miles d’avance ». À la fin de sa vie, le compteur s’était bloqué et le coeur du grand musicien s’est arrêté de battre le 28 septembre 1991. Sans lui, le jazz n’aurait jamais été le même. ■
Nicolas Ungemuth
Birth of the Cool, de Stanley Nelson Jr. (Netflix).