“La nature livrée à elle-même n’est pas l’amie du genre humain”
Agrégée de géographie, professeur à Sorbonne Université et ancienne présidente d’Action contre la Faim, Sylvie Brunel dénonce certaines idées fausses chères aux écologistes.
Avec la crise du Covid-19, la nature reprend-elle ses droits face à une espèce humaine proliférante et nuisible pour elle ? Un coronavirus est toujours une revanche de la nature. Des virus sortent de leurs écosystèmes forestiers à cause des défrichements, des fronts pionniers, de la mobilité des populations. La nature livrée à elle-même n’est pas l’amie du genre humain, toute l’histoire de l’humanité est celle d’une longue lutte, jalonnée de pandémies meurtrières et de catastrophes naturelles, pour s’arracher à la violence des milieux physiques. Le Covid montre les limites d’un développement anarchique.
Comprenez-vous ceux qui voient dans cette crise sanitaire une sorte de « vengeance punitive » contre les excès de la mondialisation et du développement économique ?
Chacun voit midi à sa porte, mais pour moi, c’est exactement l’inverse : le coronavirus n’a pu prendre une telle ampleur qu’en raison des lacunes de la mondialisation et du développement. Les sociétés développées ne consomment pas d’animaux sauvages, ne taisent pas l’arrivée d’une maladie inconnue, mettent en place des réponses rapides. Ce n’est pas l’excès de mondialisation qui a causé la crise, mais ses insuffisances, le fait que la Chine se soit tue les premières semaines, décisives pour éviter l’explosion de la pandémie.
Faut-il se réjouir, à l’instar des partisans de la décroissance, de voir la terre souffler un peu ?
Il faudrait, pour se réjouir, être un adepte de la délectation morbide, de cette « Schadenfreude » allemande. Même si les émissions de gaz à effet de serre ont diminué, la terre ne « souffle » pas : beaucoup d’animaux abandonnés meurent de faim, notamment dans les zones touristiques désertées. La SPA nous alerte qu’elle devra bientôt procéder à de nombreuses euthanasies. Bien sûr, on entend chanter les oiseaux. Mais c’est la première phase, celle du répit temporaire. Si cette déprise humaine durait, la broussaille envahirait tout, au détriment aussi de la biodiversité : tant de fleurs demandent des milieux ouverts, comme les prairies ! Friche, fermeture, feux menacent les milieux abandonnés. Très vite, des pestes indésirables vont proliférer si l’homme ne les régule pas : rats, punaises, moustiques et autres envahisseurs, avec leur cortège de maladies, y compris pour la faune. Les essaims de criquets en Afrique de l’Est s’abattent sur les récoltes et dévastent tout sur leur passage. La faim menace hommes et animaux.
Qui en porte la responsabilité ?
Pendant longtemps, les institutions internationales ont exercé une veille préventive, pulvérisant les essaims en formation au sol. C’est quand il devient grégaire que le criquet s’agglutine en milliards d’individus voraces, incontrôlables. Mais pulvériser des insecticides est devenu de plus en plus compliqué : les zones difficiles d’accès pour cause d’insécurité se multiplient… de même que les militants antipesticides !
Vous êtes favorable aux pesticides ?
Bien sûr. L’utilisation raisonnée des « pesticides », qu’il faudrait plutôt appeler produits phytosanitaires, ou produits de santé des plantes, est une nécessité. C’est grâce à eux que nous avons été débarrassés du mildiou, responsable de la grande famine d’Irlande, des doryphores, qui mobilisaient femmes et enfants dans les champs jusqu’aux années 1950. Une pénibilité qui explique la difficulté de l’agriculture à recruter aujourd’hui. Pensez aussi au « mal des ardents », représenté par Jérôme Bosch. L’ergot des céréales a de tout temps causé de terribles ravages. Les mycotoxines restent d’ailleurs un drame pour la santé humaine : l’aflatoxine, le plus puissant cancérogène naturel, contamine le quart des récoltes mondiales !
Vous parlez des pays pauvres ou du passé…
Pas du tout, hélas. Toutes ces « pestes » reviennent en force chez nous. Mondialisation et changement climatique multiplient les espèces invasives, alors que nous désarmons. De plus en plus de produits sont interdits, confrontant les agriculteurs à des impasses techniques. Virus de la tomate, bactérie de l’olivier… Seule parade : le vide sanitaire. Tout arracher ! La crise du Covid mobilise d’ailleurs l’usage massif de désinfectants et de médicaments. La chloroquine est utilisée depuis longtemps contre le paludisme, qui faisait un million de morts par an jusqu’au début des années 2000, 450 000 encore aujourd’hui. Santé humaine, santé végétale et santé animale forment un tout. Ne nous exposons pas au retour des pénuries et des contaminations ! Bien sûr, il faut limiter l’utilisation des phytos, ne les utiliser qu’en dernier recours, travailler sur des réponses naturelles, le biocontrôle, les associations de plantes… Les agriculteurs en sont pleinement conscients. Traiter, ça coûte cher, c’est du travail. Si on peut s’en passer, tant mieux. Mais quand l’infestation est là, pas le choix.
Que pensez-vous du bio, du local, de l’artisanal, du fait maison ?
C’est une mode sympathique, qui crée du lien, permet aux paysans de mieux gagner leur vie, de valoriser de petites surfaces, des milieux difficiles. Mais les généraliser serait dramatique : pour nourrir notre pays, majoritairement urbain, et les zones structurellement déficitaires à nos portes, nous avons besoin d’une agriculture puissante, nourricière, mais aussi peu coûteuse et totalement sûre. L’industrie agroalimentaire obéit à des critères draconiens de sécurité sanitaire. Botulisme, listérioses, E. coli, les toxiinfections alimentaires ne doivent pas revenir en force !
Mais le bio, c’est meilleur pour la santé, non ?
Pas forcément. Ceux qui mangent bio se portent mieux parce qu’ils ont un pouvoir d’achat élevé et veillent globalement plus à leur santé. Corrélation n’est pas causalité. En réalité, on traite souvent plus en bio qu’en conventionnel parce que les traitements, dont l’innocuité reste à démontrer, sont rapidement lessivés. Le passage au bio et l’interdiction de molécules efficaces font que la consommation de phytos augmente en France. Pourtant, le « conventionnel » ne cesse d’évoluer, main dans la main avec le bio d’ailleurs, pour trouver des réponses durables. Il ne faut pas opposer les modèles, mais les associer.
La terre comptera 10 à 11 milliards d’habitants d’ici quelques années. Pouvons-nous espérer vivre aussi nombreux sur la planète sans l’abîmer ?
L’équation est simple : plus un pays se développe, plus il compte de classes moyennes, et plus elles sont soucieuses de leur environnement. La crise actuelle nous fait prendre conscience de la nécessité de relocaliser, mais aussi de la vanité de la consommation sans fin, puisque nous sommes astreints à la sobriété. Mais elle nous montre aussi les dangers mortels de la décroissance pour les pauvres du monde, le retour de la faim, de l’insécurité. Pour créer un monde durable, nous avons besoin de formation, de développement, de coopération.
Vous dites que le développement de l’humanité n’est pas nécessairement néfaste pour la planète, mais quid de la pollution, de l’épuisement de nos ressources naturelles ?
Accéder au développement, c’est avoir les moyens de préserver son environnement, ou de le réparer. Écoquartiers, mobilités douces, troisième révolution agricole : le développement durable est un formidable chantier pour l’humanité. Quant aux ressources, elles sont toujours virtuelles, tant qu’on ne maîtrise pas la technique pour en tirer parti. Hier le bois et le vent ; aujourd’hui, les énergies fossiles, le nucléaire et beaucoup de tâtonnements dans le renouvelable. Mais demain ? L’hydrogène ? Le thorium ? Les ressources ne sont pas un stock, mais un flux. Indira Gandhi disait en 1972 que la plus grande pollution était la pauvreté. Mais elle se mobilisait aussi pour l’environnement…
La disparition accélérée des espèces, n’estelle pas indéniable ?
Plus l’aire occupée par l’homme s’étend, plus il occupe la place d’autres espèces, c’est vrai. De tout temps, l’humanité a fait des choix, y compris en matière de biodiversité, car tout n’est pas forcément souhaitable. Les virus, les moustiques… où met-on le curseur ? La nature peut être hostile et cruelle pour l’homme. Protection des requins à la Réunion, réintroduction du loup, contre les troupeaux et leurs bergers… faire l’apologie de la nature contre l’homme me paraît un non-sens. Partout se créent des aires protégées au détriment des peuples qui y vivent, et qui sont précisément à l’origine des paysages qu’on prétend sauvegarder en les en évinçant ! La Camargue, cette terre dite sauvage, n’est belle que parce qu’elle a été façonnée par les riziculteurs, les éleveurs, les saliniers… Ce sont les hommes qui ont créé des milieux favorables aux chevaux, aux taureaux, aux flamants roses, bref au mythe de CrinBlanc. Aujourd’hui, on prétend la « rendre à la nature » en dépoldérisant, en chassant les hommes, en laissant entrer l’eau de mer. C’est une cruelle supercherie. ■
Derniers livres parus : Toutes ces idées qui nous gâchent la vie (JC Lattès, 2019), Camargue, Crin-Blanc et ses légendes (Nevicata, 2019), Pourquoi les paysans vont sauver le monde (Buchet-Chastel, 2020).
“La crise actuelle nous fait prendre conscience de la nécessité de relocaliser, mais aussi de la vanité de la consommation sans fin,
puisque nous sommes astreints à la sobriété”