Le Figaro Magazine

LE MEILLEUR RÔLE DE FOREST WHITAKER

- De nos envoyés spéciaux Vincent Jolly (texte) et Antonin Borgeaud (photos)

Via sa fondation, l’acteur oscarisé est engagé depuis deux ans, aux côtés de la banque BNP

Paribas, dans un programme en Afrique du Sud. Objectif : permettre à des jeunes issus des townships hyperviole­nts du Cap de devenir des agents de la réconcilia­tion

au sein de leurs communauté­s déchirées par une criminalit­é rampante.

Ces ghettos ont été construits pour les population­s noires sous le régime de l’apartheid.

C’est le mec de Star Wars ! » s’émerveille un jeune en le voyant arriver. « Oui, mais il était mieux dans Black Panther », rétorque un autre. Ce matin-là, à la Cedar High School de Cape Town, l’effervesce­nce est palpable. Les rafales du fameux south-easter, ce vent du sudest qui souffle sans relâche sur la ville côtière, sont particuliè­rement impétueuse­s et rafraîchis­sent l’air. Dans quelques minutes, sur une estrade encore vide dominant un parterre surexcité d’élèves en uniforme, il va prendre la parole. Les mains sont accrochées aux téléphones portables, les regards vifs guettent son apparition, et filles comme garçons jouent des coudes pour se frayer un chemin en première place. Bon nombre de stars hollywoodi­ennes peuvent déclencher un tel effet de foule. Mais rares sont celles pouvant se targuer d’avoir le charisme magnétique de Forest Whitaker. Le voilà qui passe le cadre de la porte pour venir s’adresser aux enfants. L’acteur de 58 ans n’est pas avare en poignées de main, en accolades et en selfies. En guise d’accueil, par-dessus les applaudiss­ements et la clameur, des chants se font entendre. Pour ces jeunes issus des quartiers difficiles du Cap, Forest Whitaker n’est pas tant l’incroyable Amin Dada du Dernier Roi d’Écosse, le private Edward Garlick de Good Morning Vietnam ni l’époustoufl­ant Ghost Dog du film du même nom de Jim Jarmusch, mais plutôt, donc, un second rôle d’un film de science-fiction.

Mais qu’importe sa filmograph­ie, finalement. Pour ces enfants, ce matin-là, Forest Whitaker est surtout un rayon de soleil supplément­aire dans le quotidien souvent précaire et brutal des flats du Cap, ces ghettos de l’une des villes les plus violentes du monde où plus de 1 000 meurtres ont été enregistré­s pour les seuls six premiers mois de 2019. Une zone que « l’État sud-africain a décidé de laisser brûler », selon Simone Haysom, auteur d’un livre sur les gangs du Cap. Un maelström de criminalit­é qui a même poussé le gouverneme­nt de Cyril Ramaphosa à envoyer les blindés de l’armée patrouille­r dans les rues et les venelles de cet entrelacs de maisons délabrées et de tôles rouillées.

« Faites-le bien, par petits bouts, et là où vous êtes, autour de vous », insiste Whitaker devant l’assemblée, en citant l’archevêque et prix Nobel de la paix Desmond Tutu qu’il a, par hasard, interprété au cinéma dans le très bon Forgiven. « Rien ne pourra se faire sans vous. Vous devez devenir des ambassadeu­rs de paix dans vos propres communauté­s. » Derrière ce qui pourrait s’apparenter à une série de poncifs récités sans conviction par n’importe quelle célébrité souhaitant dorer son image en s’engageant, le temps d’un cocktail, dans une cause caritative, il y a chez Whitaker un réel sentiment et un engagement plus profonds. Peu avare en communicat­ion, l’acteur primé à Cannes en 1988 pour Bird de Clint Eastwood et auréolé de sept récompense­s – dont l’oscar du meilleur acteur pour Le Dernier Roi d’Écosse – a créé sa fondation

PLUS DE 1 000 MEURTRES ÉTAIENT À DÉPLORER DANS LES “FLATS” DU CAP LORS DU PREMIER SEMESTRE 2019

en 2012 : la Whitaker Peace and Developmen­t Initiative (WPDI). Plutôt que l’écologie, la défense de l’environnem­ent ou la pauvreté dans le monde, l’organisme a pour but de s’attaquer à une problémati­que autrement plus complexe : la paix. En 2018, la WPDI signait un accord de cinq ans avec la banque française BNP Paribas pour soutenir un des nouveaux programmes de la fondation en Afrique du Sud. Et quel meilleur laboratoir­e que ce pays, plombé par une histoire complexe, pour expériment­er des formules visant à réconcilie­r une population qui, pendant ou après l’apartheid, n’a connu aucun répit depuis le milieu du XXe siècle.

PROLONGER LA PHILOSOPHI­E DE DESMOND TUTU

« Desmond Tutu a parfaiteme­nt raison, assure Whitaker. Pour tenter d’atteindre la paix dans ces milieux sociaux complexes, on ne peut faire autrement que de commencer à la racine. » D’où cette appellatio­n d’ambassadeu­r de paix que la WPDI a déclinée dans cinq pays. Et pas n’importe lesquels. L’Ouganda, le Mexique, l’Afrique du Sud, les ÉtatsUnis et le Soudan du Sud. Plus jeune pays du monde sclérosé par un tumulte de violence ethnique, c’est justement le Soudan du Sud qui a vu naître sous l’égide de la fondation de Whitaker une jeune femme remarquabl­e : Magdalena Nadege Lokoro. À 26 ans, elle est devenue un fer de lance de la réconcilia­tion dans son pays. « En plus de faire un discours très remarqué à l’Unesco, elle a surtout agi sur le terrain, raconte Whitaker. Elle est parvenue à faire dialoguer deux chefs de tribus rivales et ainsi à éviter des violences qui auraient fait plusieurs morts. Un tel résultat ne peut être atteint que par quelqu’un qui est issu de ces communauté­s, et qui en connaît les intricatio­ns sociales et humaines. »

À une dizaine de minutes en voiture de la Cedar High School, la voiture de Forest Whitaker s’arrête dans le centre local de la WPDI, où une quarantain­e de jeunes ont été recrutés par l’organisati­on pour devenir ces fameux ambassadeu­rs de paix – au total, ce sont plus de 350 qui seront formés sur cinq ans. Tous ont été amenés à fréquenter des gangs de près ou de loin – certains en ont même fait partie. C’est le cas de Mzwanele Kopeshe, 18 ans, originaire de Gugulethu, un des townships des Cape Flats. Alors que nous le rencontron­s, le jeune homme accuse encore le deuil d’un des membres de sa famille assassiné en réponse à sa décision de quitter son gang. « C’est un ring de boxe, ce quartier, explique Kopeshe en nous montrant un espace de jeu pour enfants, mi-terrain vague, mi-spot de deal de drogue. Je n’ai pas connu l’apartheid. Mais la violence est partout. Ça n’a rien à voir avec la couleur de la peau, la violence. C’est un état d’esprit. C’est ce qui arrive quand il n’y a que de la corruption et que les gens ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour s’en sortir. »

Un autre membre du programme de la WPDI, Khadija Mayman, 23 ans, abonde dans son sens. Elle habite à Bonteheuwe­l, l’un des pires flats du Cap, construit par l’État dans les années 1960 pour y déplacer les population­s noires. « Le pire avec la violence, c’est qu’on finit par s’y habituer. Et elle peut prendre beaucoup d’aspects. Par exemple, ici, dans mon quartier, les tensions sont uniquement raciales – elles ne sont

FAIRE NAÎTRE DE VÉRITABLES AMBASSADEU­RS DE PAIX SUR LES DÉCOMBRES DU RÊVE BRISÉ DE LA NATION ARC-EN-CIEL

pas religieuse­s. Je suis musulmane, certains de mes voisins sont chrétiens : il n’y a jamais eu un seul problème lié à nos croyances. Les gens pensent qu’en Afrique du Sud, les problèmes raciaux se limitent aux Noirs contre les Blancs. Mais il y a du racisme même entre les Noirs. Et entre les Noirs et ceux qu’on appelle les “Coloured”. »

UN MINCE ET FRAGILE ESPOIR POUR LA PAIX

En Afrique du Sud, le terme « coloured » (coloré) désigne non seulement les personnes blanches ou asiatiques, mais aussi les personnes descendant­es de certaines tribus autochtone­s dont la présence est antérieure à celles devenues majoritair­es, aujourd’hui, dans le pays. C’est le cas notamment des Khoïs et des Sans, qui avaient gagné l’appellatio­n péjorative de « Bushmen » pendant la colonisati­on européenne. Khadija et Kopeshe reconnaiss­ent tous les deux qu’avant l’arrivée de la WPDI, ils ne voyaient pas d’issue à leurs situations respective­s. Ils se gardent de tomber dans un optimisme naïf, mais la jeune femme se permet de rêver à un avenir meilleur. « Je ne sais pas si c’est vraiment réaliste d’imaginer ça, confie-t-elle chez elle. Mais si quelque chose doit se passer, cela doit venir de l’intérieur de nos communauté­s. »

Et de voir à travers la silhouette de Forest Whitaker en visite en Afrique du Sud, le signe d’un futur peut-être meilleur. « Il n’y a pas de recette ou de formule miracle pour la résolution d’un conflit, convient l’acteur. Il faut élaborer au cas par cas. Tout ce qu’on peut faire, c’est donner à ces jeunes des outils intellectu­els pour faire évoluer leur situation et faire en sorte que ça rejailliss­e sur leur communauté. » C’est ainsi que la WPDI propose différents programmes de formation et d’accompagne­ment articulés autour de l’apprentiss­age de l’économie, du sport, de la santé et de la culture. « Il est primordial, aussi, d’arriver à engager des acteurs plus grands, plus importants, poursuit Whitaker. C’est le cas avec BNP Paribas depuis 2018. » Présente en Afrique du Sud notamment via sa filiale RCS (une institutio­n financière spécialisé­e dans les crédits et microcrédi­ts), la première banque française s’est engagée avec la WPDI en Afrique du Sud pour cinq ans.

« Nous soutenons régulièrem­ent des initiative­s visant à favoriser l’insertion profession­nelle et sociale des jeunes, affirme Antoine Sire, ancien directeur de la communicat­ion de la BNP et directeur de l’engagement d’entreprise depuis 2017.

Et le travail sérieux, engagé et efficace de la WPDI nous a convaincus de les soutenir. » Et qu’est-ce que la banque y gagne ? « Il y a évidemment une question d’image, convient Antoine Sire. Montrer qu’une banque peut mettre ses ressources au service d’une bonne cause. Mais il y a aussi une question pratique : personne ne peut gagner dans un monde qui perd. » Pour Forest Whitaker, la question d’engager des acteurs tels que les institutio­ns bancaires dans son action ne se pose même pas. Au Mexique, c’est avec le géant des télécommun­ications Telmex Telcel que la WPDI a signé un partenaria­t.

« C’est beau de vouloir changer le monde, conclut l’acteur.

Mais si on veut vraiment avoir une chance, il est primordial de faire venir à la table ceux qui ont les moyens de le faire et de nous aider à le faire. » ■

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townships du Cap, en novembre dernier.
L’acteur en visite dans un collège des townships du Cap, en novembre dernier.
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Les habitants des « flats » du Cap vivent dans un climat précaire et violent.
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Khadija Mayman, membre du programme de la fondation de Forest Whitaker.
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Agir directemen­t au sein des communauté­s est l’une des doctrines de cette fondation.
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Les activistes locaux risquent quotidienn­ement leur vie en s’opposant à la violence des gangs.
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Forest Whitaker, avec, à sa droite, le directeur de l’engagement d’entreprise de la BNP Paribas, Antoine Sire.

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