LE MEILLEUR RÔLE DE FOREST WHITAKER
Via sa fondation, l’acteur oscarisé est engagé depuis deux ans, aux côtés de la banque BNP
Paribas, dans un programme en Afrique du Sud. Objectif : permettre à des jeunes issus des townships hyperviolents du Cap de devenir des agents de la réconciliation
au sein de leurs communautés déchirées par une criminalité rampante.
Ces ghettos ont été construits pour les populations noires sous le régime de l’apartheid.
C’est le mec de Star Wars ! » s’émerveille un jeune en le voyant arriver. « Oui, mais il était mieux dans Black Panther », rétorque un autre. Ce matin-là, à la Cedar High School de Cape Town, l’effervescence est palpable. Les rafales du fameux south-easter, ce vent du sudest qui souffle sans relâche sur la ville côtière, sont particulièrement impétueuses et rafraîchissent l’air. Dans quelques minutes, sur une estrade encore vide dominant un parterre surexcité d’élèves en uniforme, il va prendre la parole. Les mains sont accrochées aux téléphones portables, les regards vifs guettent son apparition, et filles comme garçons jouent des coudes pour se frayer un chemin en première place. Bon nombre de stars hollywoodiennes peuvent déclencher un tel effet de foule. Mais rares sont celles pouvant se targuer d’avoir le charisme magnétique de Forest Whitaker. Le voilà qui passe le cadre de la porte pour venir s’adresser aux enfants. L’acteur de 58 ans n’est pas avare en poignées de main, en accolades et en selfies. En guise d’accueil, par-dessus les applaudissements et la clameur, des chants se font entendre. Pour ces jeunes issus des quartiers difficiles du Cap, Forest Whitaker n’est pas tant l’incroyable Amin Dada du Dernier Roi d’Écosse, le private Edward Garlick de Good Morning Vietnam ni l’époustouflant Ghost Dog du film du même nom de Jim Jarmusch, mais plutôt, donc, un second rôle d’un film de science-fiction.
Mais qu’importe sa filmographie, finalement. Pour ces enfants, ce matin-là, Forest Whitaker est surtout un rayon de soleil supplémentaire dans le quotidien souvent précaire et brutal des flats du Cap, ces ghettos de l’une des villes les plus violentes du monde où plus de 1 000 meurtres ont été enregistrés pour les seuls six premiers mois de 2019. Une zone que « l’État sud-africain a décidé de laisser brûler », selon Simone Haysom, auteur d’un livre sur les gangs du Cap. Un maelström de criminalité qui a même poussé le gouvernement de Cyril Ramaphosa à envoyer les blindés de l’armée patrouiller dans les rues et les venelles de cet entrelacs de maisons délabrées et de tôles rouillées.
« Faites-le bien, par petits bouts, et là où vous êtes, autour de vous », insiste Whitaker devant l’assemblée, en citant l’archevêque et prix Nobel de la paix Desmond Tutu qu’il a, par hasard, interprété au cinéma dans le très bon Forgiven. « Rien ne pourra se faire sans vous. Vous devez devenir des ambassadeurs de paix dans vos propres communautés. » Derrière ce qui pourrait s’apparenter à une série de poncifs récités sans conviction par n’importe quelle célébrité souhaitant dorer son image en s’engageant, le temps d’un cocktail, dans une cause caritative, il y a chez Whitaker un réel sentiment et un engagement plus profonds. Peu avare en communication, l’acteur primé à Cannes en 1988 pour Bird de Clint Eastwood et auréolé de sept récompenses – dont l’oscar du meilleur acteur pour Le Dernier Roi d’Écosse – a créé sa fondation
PLUS DE 1 000 MEURTRES ÉTAIENT À DÉPLORER DANS LES “FLATS” DU CAP LORS DU PREMIER SEMESTRE 2019
en 2012 : la Whitaker Peace and Development Initiative (WPDI). Plutôt que l’écologie, la défense de l’environnement ou la pauvreté dans le monde, l’organisme a pour but de s’attaquer à une problématique autrement plus complexe : la paix. En 2018, la WPDI signait un accord de cinq ans avec la banque française BNP Paribas pour soutenir un des nouveaux programmes de la fondation en Afrique du Sud. Et quel meilleur laboratoire que ce pays, plombé par une histoire complexe, pour expérimenter des formules visant à réconcilier une population qui, pendant ou après l’apartheid, n’a connu aucun répit depuis le milieu du XXe siècle.
PROLONGER LA PHILOSOPHIE DE DESMOND TUTU
« Desmond Tutu a parfaitement raison, assure Whitaker. Pour tenter d’atteindre la paix dans ces milieux sociaux complexes, on ne peut faire autrement que de commencer à la racine. » D’où cette appellation d’ambassadeur de paix que la WPDI a déclinée dans cinq pays. Et pas n’importe lesquels. L’Ouganda, le Mexique, l’Afrique du Sud, les ÉtatsUnis et le Soudan du Sud. Plus jeune pays du monde sclérosé par un tumulte de violence ethnique, c’est justement le Soudan du Sud qui a vu naître sous l’égide de la fondation de Whitaker une jeune femme remarquable : Magdalena Nadege Lokoro. À 26 ans, elle est devenue un fer de lance de la réconciliation dans son pays. « En plus de faire un discours très remarqué à l’Unesco, elle a surtout agi sur le terrain, raconte Whitaker. Elle est parvenue à faire dialoguer deux chefs de tribus rivales et ainsi à éviter des violences qui auraient fait plusieurs morts. Un tel résultat ne peut être atteint que par quelqu’un qui est issu de ces communautés, et qui en connaît les intrications sociales et humaines. »
À une dizaine de minutes en voiture de la Cedar High School, la voiture de Forest Whitaker s’arrête dans le centre local de la WPDI, où une quarantaine de jeunes ont été recrutés par l’organisation pour devenir ces fameux ambassadeurs de paix – au total, ce sont plus de 350 qui seront formés sur cinq ans. Tous ont été amenés à fréquenter des gangs de près ou de loin – certains en ont même fait partie. C’est le cas de Mzwanele Kopeshe, 18 ans, originaire de Gugulethu, un des townships des Cape Flats. Alors que nous le rencontrons, le jeune homme accuse encore le deuil d’un des membres de sa famille assassiné en réponse à sa décision de quitter son gang. « C’est un ring de boxe, ce quartier, explique Kopeshe en nous montrant un espace de jeu pour enfants, mi-terrain vague, mi-spot de deal de drogue. Je n’ai pas connu l’apartheid. Mais la violence est partout. Ça n’a rien à voir avec la couleur de la peau, la violence. C’est un état d’esprit. C’est ce qui arrive quand il n’y a que de la corruption et que les gens ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour s’en sortir. »
Un autre membre du programme de la WPDI, Khadija Mayman, 23 ans, abonde dans son sens. Elle habite à Bonteheuwel, l’un des pires flats du Cap, construit par l’État dans les années 1960 pour y déplacer les populations noires. « Le pire avec la violence, c’est qu’on finit par s’y habituer. Et elle peut prendre beaucoup d’aspects. Par exemple, ici, dans mon quartier, les tensions sont uniquement raciales – elles ne sont
FAIRE NAÎTRE DE VÉRITABLES AMBASSADEURS DE PAIX SUR LES DÉCOMBRES DU RÊVE BRISÉ DE LA NATION ARC-EN-CIEL
pas religieuses. Je suis musulmane, certains de mes voisins sont chrétiens : il n’y a jamais eu un seul problème lié à nos croyances. Les gens pensent qu’en Afrique du Sud, les problèmes raciaux se limitent aux Noirs contre les Blancs. Mais il y a du racisme même entre les Noirs. Et entre les Noirs et ceux qu’on appelle les “Coloured”. »
UN MINCE ET FRAGILE ESPOIR POUR LA PAIX
En Afrique du Sud, le terme « coloured » (coloré) désigne non seulement les personnes blanches ou asiatiques, mais aussi les personnes descendantes de certaines tribus autochtones dont la présence est antérieure à celles devenues majoritaires, aujourd’hui, dans le pays. C’est le cas notamment des Khoïs et des Sans, qui avaient gagné l’appellation péjorative de « Bushmen » pendant la colonisation européenne. Khadija et Kopeshe reconnaissent tous les deux qu’avant l’arrivée de la WPDI, ils ne voyaient pas d’issue à leurs situations respectives. Ils se gardent de tomber dans un optimisme naïf, mais la jeune femme se permet de rêver à un avenir meilleur. « Je ne sais pas si c’est vraiment réaliste d’imaginer ça, confie-t-elle chez elle. Mais si quelque chose doit se passer, cela doit venir de l’intérieur de nos communautés. »
Et de voir à travers la silhouette de Forest Whitaker en visite en Afrique du Sud, le signe d’un futur peut-être meilleur. « Il n’y a pas de recette ou de formule miracle pour la résolution d’un conflit, convient l’acteur. Il faut élaborer au cas par cas. Tout ce qu’on peut faire, c’est donner à ces jeunes des outils intellectuels pour faire évoluer leur situation et faire en sorte que ça rejaillisse sur leur communauté. » C’est ainsi que la WPDI propose différents programmes de formation et d’accompagnement articulés autour de l’apprentissage de l’économie, du sport, de la santé et de la culture. « Il est primordial, aussi, d’arriver à engager des acteurs plus grands, plus importants, poursuit Whitaker. C’est le cas avec BNP Paribas depuis 2018. » Présente en Afrique du Sud notamment via sa filiale RCS (une institution financière spécialisée dans les crédits et microcrédits), la première banque française s’est engagée avec la WPDI en Afrique du Sud pour cinq ans.
« Nous soutenons régulièrement des initiatives visant à favoriser l’insertion professionnelle et sociale des jeunes, affirme Antoine Sire, ancien directeur de la communication de la BNP et directeur de l’engagement d’entreprise depuis 2017.
Et le travail sérieux, engagé et efficace de la WPDI nous a convaincus de les soutenir. » Et qu’est-ce que la banque y gagne ? « Il y a évidemment une question d’image, convient Antoine Sire. Montrer qu’une banque peut mettre ses ressources au service d’une bonne cause. Mais il y a aussi une question pratique : personne ne peut gagner dans un monde qui perd. » Pour Forest Whitaker, la question d’engager des acteurs tels que les institutions bancaires dans son action ne se pose même pas. Au Mexique, c’est avec le géant des télécommunications Telmex Telcel que la WPDI a signé un partenariat.
« C’est beau de vouloir changer le monde, conclut l’acteur.
Mais si on veut vraiment avoir une chance, il est primordial de faire venir à la table ceux qui ont les moyens de le faire et de nous aider à le faire. » ■