DAVID GOODHART : “La crise du coronavirus rapproche les « anywhere » et les « somewhere »”
Auteur du best-seller « Les Deux Clans. La nouvelle fracture mondiale » (Les Arènes),
l’essayiste britannique observe les conséquences politiques et sociales du Covid-19. Cette crise devrait aider selon lui « les élites mondialisées » à comprendre le besoin de sécurité et de protection des classes populaires enracinées.
Dans votre ouvrage « Les Deux Clans. La nouvelle fracture mondiale », vous décriviez un nouveau clivage opposant ce que vous appelez les « anywhere » (les gens de partout) et les « somewhere » (ceux de quelque part). La crise du coronavirus peutelle être considérée comme la revanche des « anywhere » ? Aucun individu respectable n’a évidemment envie de voir une telle épidémie se répandre. Mais on peut, en effet, y voir une certaine crise de l’hyperconnectivité et de la mondialisation néolibérale au coeur du mode de pensée des « anywhere ». J’ai remarqué, dès le début de la propagation du virus, que les zones géographiques regroupant les individus les plus mobiles et prospères, à l’instar des quartiers de Kensington et de Chelsea à Londres, étaient celles où l’on recensait le plus de cas. Cela n’est néanmoins plus vrai maintenant que la pandémie s’est accélérée. Dorénavant, ce sont les quartiers les plus défavorisés des grandes métropoles, où l’habitat est exigu et où la cohabitation multigénérationnelle est la règle, qui sont les plus touchés. Enfin, si l’on s’éloigne des métropoles, on observe que les régions marquées par de nombreuses fragilités sociales et une certaine sédentarité de la population sont celles où l’on répertorie le moins de cas. Il suffit, par exemple, de comparer la situation en Allemagne de l’Est, à l’exception de Berlin, à celle de l’Allemagne de l’Ouest.
De nombreux commentateurs estiment que cette crise peut mettre un terme à une certaine mondialisation. Rejoignezvous cette analyse ?
La mondialisation ne va pas connaître une interruption définitive, mais elle va subir un ralentissement irrémédiable. Nous allons ainsi assister à un scepticisme de plus en plus important sur la dimension globale des grandes chaînes de production. L’interdépendance excessive va être remise en question. En résumé, la pandémie va prolonger et accélérer un changement de paradigme qui avait déjà débuté. Le commerce international était, en effet, en déclin depuis de nombreuses années et il n’y avait, par exemple, eu aucun accord de libre-échange de grande ampleur depuis 1993 et la ratification de l’Alena (Accord de libre-échange nordaméricain). Dans le domaine politique, avec le Brexit, l’élection de Donald Trump et la percée de nombreux mouvements populistes en Europe, une grande recomposition était déjà à l’oeuvre.
En quelques semaines, nous sommes passés d’une ouverture totale des frontières à un confinement généralisé. Cette situation réhabilite-t-elle la notion de « frontières » ?
Le modèle de l’État-nation et le contrôle national des frontières vont sans nul doute trouver une vigueur et une légitimité nouvelles à la faveur de cette crise. Lorsqu’une crise survient, il est naturel d’attendre de l’État une certaine garantie de protection. On ne peut pas, pour l’instant, en dire autant de l’Union européenne, même s’il faut reconnaître qu’elle n’a que peu d’autorité et d’influence sur les différents systèmes de santé nationaux.
De nombreuses formes de coopération internationale demeurent cependant, notamment dans les domaines scientifique et médical. L’Allemagne a, par exemple, accueilli dans ses hôpitaux des malades français et italiens. Malgré ces partenariats, il était logique de réinstaurer des contrôles aux frontières, ne serait-ce que pour ralentir la propagation du virus.
Cela n’a pas toujours été bien reçu dans certains cercles. J’ai été amusé par le traitement de la crise dans l’émission de télévision allemande « Heute Journal ». Les experts qui intervenaient avaient du mal à se résoudre à l’effritement de leur modèle fondé sur la mondialisation néolibérale. Cela a donné lieu à des situations pour le moins insolites. Par exemple, il y a quelques semaines, un reportage d’une dizaine de minutes condamnait avec vigueur la décision de plusieurs États membres, et en particulier de la Pologne, de fermer leurs frontières. Un expert est même allé jusqu’à recourir à la rhétorique selon laquelle le virus n’avait pas de frontières. Problème, le lendemain matin, le gouvernement allemand prenait la même décision et instaurait des contrôles à ses propres frontières…
Cette crise a dévoilé l’ampleur de la dépendance française dans des secteurs particulièrement stratégiques. En va-t-il de même au Royaume-Uni ?
Il en va de même partout. La France ne possède qu’une seule usine de production d’appareils respiratoires tandis que le Royaume-Uni n’a aucun grand fabriquant de vaccins sur son territoire. Nous sommes donc amenés à ouvrir les yeux sur l’un des principaux inconvénients d’un libre-échange trop excessif : l’absence de résilience économique nationale dès lors qu’une crise interrompt une chaîne de production internationale.
Au sortir de la crise, tout le monde voudra accroître ses capacités de résistance. L’impératif d’une autonomie plancher dans les secteurs fondamentaux sera davantage pris en compte. Et je ne pense pas ici aux seuls appareils respiratoires et vaccins. Tous les pays développés ne devraient-ils pas, par exemple, avoir leur propre producteur sidérurgiste ? L’idée traditionnellement française de grands fleurons stratégiques nationaux va sans nul doute redevenir à la mode.
Cette dépendance croissante du Royaume-Uni est-elle une conséquence de l’ère Margaret Thatcher-Tony Blair ?
Je ne dirais pas cela. Margaret Thatcher a certes joué un rôle dans le mouvement d’internationalisation de l’économie mais l’intégralité des pays développés jugeait alors cette évolution bénéfique. Les vrais tournants ont été, de mon point de vue, la fin de la guerre froide et l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce en 2001. Ces ruptures ont exposé les différents marchés du travail européens à une compétition violente avec des régions à bas coûts, notamment dans le secteur manufacturier.
Quel regard portez-vous sur la gestion de la crise par les autorités britanniques ?
Boris Johnson est personnellement touché par le virus et s’est trouvé dans une situation médicale difficile pendant une dizaine de jours. Cette crise ne joue pas vraiment à son avantage car elle invite au sérieux et à la rigueur, tandis que Johnson a des airs de politicien postmoderne et met en avant un style mêlant humour et ironie.
Si l’on peut espérer qu’il s’en remette vite, il faut néanmoins voir la réalité en face : il y a eu de violentes critiques sur la politique de son gouvernement en matière de tests et de prévention. On peut d’ailleurs en dire autant pour la France. Nos deux pays sont ainsi souvent comparés à l’Allemagne sous un angle défavorable, même si le gouvernement allemand n’est pas exempt de tout reproche non plus. L’une des raisons du succès relatif de l’Allemagne réside dans le fait qu’elle a conservé une authentique industrie pharmaceutique, ce qui lui permet de tester davantage sa population. Néanmoins, l’importance de la décentralisation qui caractérise le modèle allemand est, selon moi, également décisive. Cela peut paraître contre-intuitif, mais des pays comme la
France et le Royaume-Uni ont mis davantage de temps à répondre à la crise car ils exigent que tout passe par des administrations centralisées. Cela encombre le système et fait perdre un temps précieux.
Cette crise peut-elle favoriser la réconciliation de ceux que vous appelez les « somewhere » et les « anywhere » ?
Cet épisode dramatique rapprochera les « anywhere » et les « somewhere » pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, comme je l’ai mentionné plus haut, cette crise va déboucher sur un scepticisme de plus en plus grand à l’encontre du modèle de la mondialisation libérale prôné par les « anywhere ». Le retour à des ancrages locaux va progressivement passer pour un projet sain et non plus pour une simple entreprise réactionnaire. Cette tendance sera d’ailleurs accentuée par l’essor du mouvement écologiste. En outre, la crise va renforcer le contrat social national, non seulement en raison des mesures de protection des travailleurs qu’elle rend nécessaire, mais aussi car elle met en évidence certains rouages essentiels de notre société. Nous sommes ainsi amenés à prendre conscience que l’activité économique dépend de professions comme les caissiers, les agents d’entretien, les livreurs qui fournissent les médicaments aux pharmaciens, etc. Sans compter les personnels soignants. Il est édifiant d’apprendre que la liste des « travailleurs indispensables » sur laquelle le gouvernement britannique s’appuie ne compte quasiment que des professions dont l’exercice n’exige pas de diplôme universitaire ! Enfin, je pense que les discussions auxquelles nous assistons sur le « nécessaire retour des experts » se fondent sur une mauvaise lecture du populisme – ces mêmes populistes étant voués aux gémonies en raison de leur haine supposée de toute forme d’expertise. Si l’on exclut le mouvement antivaccins, la plupart des populistes n’ont aucune hostilité visà-vis des spécialistes en sciences, en médecine ou en technologie. Ils condamnent en revanche le comportement d’une certaine « gauche brahmane » (Thomas Piketty). Ils lui reprochent de défendre systématiquement une vision de l’économie et de la société empruntée aux « anywhere » diplômés, tout en présentant cette vision comme parfaitement neutre et objective. J’imagine donc que nous allons peu à peu opérer une distinction de plus en plus forte entre les experts en sciences et en médecine – dont le statut social va certainement être revalorisé – et les militants politiques déguisés en experts qu’il sera tout à fait sain de continuer d’ignorer. Nous devons saisir l’opportunité de marquer une pause dans nos vies et de faire le point sur ce qui importe vraiment. Espérons que cette épreuve nous encouragera à être plus ancrés dans la vie réelle et à cesser de mépriser les aspirations de nos compatriotes qui exercent des emplois « ordinaires » et souvent précaires. En définitive, il est temps de repenser notre vision de la vie bonne ! ■
“Le retour à des ancrages locaux va progressivement passer pour un projet sain et non plus pour une simple entreprise réactionnaire”