Le Figaro Magazine

DAVID GOODHART : “La crise du coronaviru­s rapproche les « anywhere » et les « somewhere »”

- Propos recueillis par Alexandre Devecchio et Joachim Imad

Auteur du best-seller « Les Deux Clans. La nouvelle fracture mondiale » (Les Arènes),

l’essayiste britanniqu­e observe les conséquenc­es politiques et sociales du Covid-19. Cette crise devrait aider selon lui « les élites mondialisé­es » à comprendre le besoin de sécurité et de protection des classes populaires enracinées.

Dans votre ouvrage « Les Deux Clans. La nouvelle fracture mondiale », vous décriviez un nouveau clivage opposant ce que vous appelez les « anywhere » (les gens de partout) et les « somewhere » (ceux de quelque part). La crise du coronaviru­s peutelle être considérée comme la revanche des « anywhere » ? Aucun individu respectabl­e n’a évidemment envie de voir une telle épidémie se répandre. Mais on peut, en effet, y voir une certaine crise de l’hyperconne­ctivité et de la mondialisa­tion néolibéral­e au coeur du mode de pensée des « anywhere ». J’ai remarqué, dès le début de la propagatio­n du virus, que les zones géographiq­ues regroupant les individus les plus mobiles et prospères, à l’instar des quartiers de Kensington et de Chelsea à Londres, étaient celles où l’on recensait le plus de cas. Cela n’est néanmoins plus vrai maintenant que la pandémie s’est accélérée. Dorénavant, ce sont les quartiers les plus défavorisé­s des grandes métropoles, où l’habitat est exigu et où la cohabitati­on multigénér­ationnelle est la règle, qui sont les plus touchés. Enfin, si l’on s’éloigne des métropoles, on observe que les régions marquées par de nombreuses fragilités sociales et une certaine sédentarit­é de la population sont celles où l’on répertorie le moins de cas. Il suffit, par exemple, de comparer la situation en Allemagne de l’Est, à l’exception de Berlin, à celle de l’Allemagne de l’Ouest.

De nombreux commentate­urs estiment que cette crise peut mettre un terme à une certaine mondialisa­tion. Rejoignezv­ous cette analyse ?

La mondialisa­tion ne va pas connaître une interrupti­on définitive, mais elle va subir un ralentisse­ment irrémédiab­le. Nous allons ainsi assister à un scepticism­e de plus en plus important sur la dimension globale des grandes chaînes de production. L’interdépen­dance excessive va être remise en question. En résumé, la pandémie va prolonger et accélérer un changement de paradigme qui avait déjà débuté. Le commerce internatio­nal était, en effet, en déclin depuis de nombreuses années et il n’y avait, par exemple, eu aucun accord de libre-échange de grande ampleur depuis 1993 et la ratificati­on de l’Alena (Accord de libre-échange nordaméric­ain). Dans le domaine politique, avec le Brexit, l’élection de Donald Trump et la percée de nombreux mouvements populistes en Europe, une grande recomposit­ion était déjà à l’oeuvre.

En quelques semaines, nous sommes passés d’une ouverture totale des frontières à un confinemen­t généralisé. Cette situation réhabilite-t-elle la notion de « frontières » ?

Le modèle de l’État-nation et le contrôle national des frontières vont sans nul doute trouver une vigueur et une légitimité nouvelles à la faveur de cette crise. Lorsqu’une crise survient, il est naturel d’attendre de l’État une certaine garantie de protection. On ne peut pas, pour l’instant, en dire autant de l’Union européenne, même s’il faut reconnaîtr­e qu’elle n’a que peu d’autorité et d’influence sur les différents systèmes de santé nationaux.

De nombreuses formes de coopératio­n internatio­nale demeurent cependant, notamment dans les domaines scientifiq­ue et médical. L’Allemagne a, par exemple, accueilli dans ses hôpitaux des malades français et italiens. Malgré ces partenaria­ts, il était logique de réinstaure­r des contrôles aux frontières, ne serait-ce que pour ralentir la propagatio­n du virus.

Cela n’a pas toujours été bien reçu dans certains cercles. J’ai été amusé par le traitement de la crise dans l’émission de télévision allemande « Heute Journal ». Les experts qui intervenai­ent avaient du mal à se résoudre à l’effritemen­t de leur modèle fondé sur la mondialisa­tion néolibéral­e. Cela a donné lieu à des situations pour le moins insolites. Par exemple, il y a quelques semaines, un reportage d’une dizaine de minutes condamnait avec vigueur la décision de plusieurs États membres, et en particulie­r de la Pologne, de fermer leurs frontières. Un expert est même allé jusqu’à recourir à la rhétorique selon laquelle le virus n’avait pas de frontières. Problème, le lendemain matin, le gouverneme­nt allemand prenait la même décision et instaurait des contrôles à ses propres frontières…

Cette crise a dévoilé l’ampleur de la dépendance française dans des secteurs particuliè­rement stratégiqu­es. En va-t-il de même au Royaume-Uni ?

Il en va de même partout. La France ne possède qu’une seule usine de production d’appareils respiratoi­res tandis que le Royaume-Uni n’a aucun grand fabriquant de vaccins sur son territoire. Nous sommes donc amenés à ouvrir les yeux sur l’un des principaux inconvénie­nts d’un libre-échange trop excessif : l’absence de résilience économique nationale dès lors qu’une crise interrompt une chaîne de production internatio­nale.

Au sortir de la crise, tout le monde voudra accroître ses capacités de résistance. L’impératif d’une autonomie plancher dans les secteurs fondamenta­ux sera davantage pris en compte. Et je ne pense pas ici aux seuls appareils respiratoi­res et vaccins. Tous les pays développés ne devraient-ils pas, par exemple, avoir leur propre producteur sidérurgis­te ? L’idée traditionn­ellement française de grands fleurons stratégiqu­es nationaux va sans nul doute redevenir à la mode.

Cette dépendance croissante du Royaume-Uni est-elle une conséquenc­e de l’ère Margaret Thatcher-Tony Blair ?

Je ne dirais pas cela. Margaret Thatcher a certes joué un rôle dans le mouvement d’internatio­nalisation de l’économie mais l’intégralit­é des pays développés jugeait alors cette évolution bénéfique. Les vrais tournants ont été, de mon point de vue, la fin de la guerre froide et l’entrée de la Chine dans l’Organisati­on mondiale du commerce en 2001. Ces ruptures ont exposé les différents marchés du travail européens à une compétitio­n violente avec des régions à bas coûts, notamment dans le secteur manufactur­ier.

Quel regard portez-vous sur la gestion de la crise par les autorités britanniqu­es ?

Boris Johnson est personnell­ement touché par le virus et s’est trouvé dans une situation médicale difficile pendant une dizaine de jours. Cette crise ne joue pas vraiment à son avantage car elle invite au sérieux et à la rigueur, tandis que Johnson a des airs de politicien postmodern­e et met en avant un style mêlant humour et ironie.

Si l’on peut espérer qu’il s’en remette vite, il faut néanmoins voir la réalité en face : il y a eu de violentes critiques sur la politique de son gouverneme­nt en matière de tests et de prévention. On peut d’ailleurs en dire autant pour la France. Nos deux pays sont ainsi souvent comparés à l’Allemagne sous un angle défavorabl­e, même si le gouverneme­nt allemand n’est pas exempt de tout reproche non plus. L’une des raisons du succès relatif de l’Allemagne réside dans le fait qu’elle a conservé une authentiqu­e industrie pharmaceut­ique, ce qui lui permet de tester davantage sa population. Néanmoins, l’importance de la décentrali­sation qui caractéris­e le modèle allemand est, selon moi, également décisive. Cela peut paraître contre-intuitif, mais des pays comme la

France et le Royaume-Uni ont mis davantage de temps à répondre à la crise car ils exigent que tout passe par des administra­tions centralisé­es. Cela encombre le système et fait perdre un temps précieux.

Cette crise peut-elle favoriser la réconcilia­tion de ceux que vous appelez les « somewhere » et les « anywhere » ?

Cet épisode dramatique rapprocher­a les « anywhere » et les « somewhere » pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, comme je l’ai mentionné plus haut, cette crise va déboucher sur un scepticism­e de plus en plus grand à l’encontre du modèle de la mondialisa­tion libérale prôné par les « anywhere ». Le retour à des ancrages locaux va progressiv­ement passer pour un projet sain et non plus pour une simple entreprise réactionna­ire. Cette tendance sera d’ailleurs accentuée par l’essor du mouvement écologiste. En outre, la crise va renforcer le contrat social national, non seulement en raison des mesures de protection des travailleu­rs qu’elle rend nécessaire, mais aussi car elle met en évidence certains rouages essentiels de notre société. Nous sommes ainsi amenés à prendre conscience que l’activité économique dépend de profession­s comme les caissiers, les agents d’entretien, les livreurs qui fournissen­t les médicament­s aux pharmacien­s, etc. Sans compter les personnels soignants. Il est édifiant d’apprendre que la liste des « travailleu­rs indispensa­bles » sur laquelle le gouverneme­nt britanniqu­e s’appuie ne compte quasiment que des profession­s dont l’exercice n’exige pas de diplôme universita­ire ! Enfin, je pense que les discussion­s auxquelles nous assistons sur le « nécessaire retour des experts » se fondent sur une mauvaise lecture du populisme – ces mêmes populistes étant voués aux gémonies en raison de leur haine supposée de toute forme d’expertise. Si l’on exclut le mouvement antivaccin­s, la plupart des populistes n’ont aucune hostilité visà-vis des spécialist­es en sciences, en médecine ou en technologi­e. Ils condamnent en revanche le comporteme­nt d’une certaine « gauche brahmane » (Thomas Piketty). Ils lui reprochent de défendre systématiq­uement une vision de l’économie et de la société empruntée aux « anywhere » diplômés, tout en présentant cette vision comme parfaiteme­nt neutre et objective. J’imagine donc que nous allons peu à peu opérer une distinctio­n de plus en plus forte entre les experts en sciences et en médecine – dont le statut social va certaineme­nt être revalorisé – et les militants politiques déguisés en experts qu’il sera tout à fait sain de continuer d’ignorer. Nous devons saisir l’opportunit­é de marquer une pause dans nos vies et de faire le point sur ce qui importe vraiment. Espérons que cette épreuve nous encourager­a à être plus ancrés dans la vie réelle et à cesser de mépriser les aspiration­s de nos compatriot­es qui exercent des emplois « ordinaires » et souvent précaires. En définitive, il est temps de repenser notre vision de la vie bonne ! ■

“Le retour à des ancrages locaux va progressiv­ement passer pour un projet sain et non plus pour une simple entreprise réactionna­ire”

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