PENDANT L’ÉPIDÉMIE, LA SUÈDE RESTE OUVERTE Reportage
À Stockholm, aucun confinement obligatoire n’a été ordonné. La vie continue quoique ralentie. Les autorités politiques et sanitaires
n’expriment que des recommandations et comptent sur le civisme des Suédois. Il est trop tôt pour mesurer le succès de cette stratégie inédite, mais 71 % de la population la soutiennent.
Regard bleu, pommettes roses, cheveux blond scandinave, les deux adolescentes déambulent sous les cerisiers en fleurs du Kungsträdgarden. À Stockholm, la floraison du « jardin du roi » marque l’arrivée du printemps. Une brise fraîche a beau souffler sur la capitale, les premiers rayons du soleil poussent les habitants à lézarder dehors pour oublier l’hiver sombre et glacial du Grand Nord. Les jeunes filles interrogent les deux étrangers : « Vous êtes des reporters français ? Vous allez raconter que les Suédois se fichent du virus. C’est vrai ! »
Hâtive et caricaturale, la réflexion n’est pas dénuée de sens. Car la Suède n’a pas opté pour le confinement et sa jeunesse s’en félicite. À première vue, la métropole nordique vit donc normalement : les enfants vont à l’école, les commerces sont ouverts, les rues assez fréquentées, et restaurants et bars continuent de fonctionner. En outre, de très rares passants portent un masque. Une dame d’une soixantaine d’années nous a expliqué avoir un peu de toux et vouloir simplement éviter de contaminer autrui si elle était infectée par le Covid-19.
COMMERCES TOUCHÉS
Pourtant, la première impression se révèle trompeuse. Beaucoup moins de Stockholmois sortent de chez eux qu’à l’habitude. Les magasins – où l’on observe scrupuleusement ses distances – ont réduit leurs horaires. Le samedi, la plupart ouvrent à 11 heures ou midi et ferment à 16 ou 17 heures, soit quatre à cinq heures de moins qu’en temps normal. Une vendeuse du grand magasin NK, une des enseignes du luxe à Stockholm, responsable du corner de la marque Tiger of Sweden, explique : « On voit quatre clientes par jour contre une moyenne de trente avant le virus. » Les chiffres ne sont pas plus brillants dans la restauration.
Jeanett Rusenholm, gérante du restaurant Tysta Mari installé dans le Sulmhall, les coquettes halles du centre-ville, déplore une chute de 70 % de ses recettes. « Nos clients, notamment les plus âgés, préfèrent manger à la maison, dit-elle. Nous avons pourtant espacé les couverts sur les tables afin de respecter la distanciation. »
Dans Gamla Stan, la vieille ville, où tavernes, pubs et bars musicaux occupent chaque ruelle, l’ambiance nocturne est à peine plus animée que dans un village de Laponie en janvier. Au Liffey, un pub irlandais du quartier, le patron a maintenu le programme musical. En ce vendredi soir Karl Murphy, un chanteur guitariste, entonne des standards de la pop et du rock. Il est 21 heures, la salle est à peine remplie à moitié. Sur les tables, une feuille rappelle les gestes barrières et recommande de se tenir à bonne distance. Au-dessus du comptoir, un panneau lumineux rouge marqué de lettres jaunes répète à intervalles réguliers les mêmes consignes. Plus la soirée avance, plus les consommateurs se font rares. « Nous fermons à 1 heure du matin au lieu de 3 heures,
explique un gérant. Parfois même plus tôt car il n’y a plus personne. Quant aux restaurants alentour, ils baissent le rideau dès 11 heures. »
On les surnomme les « immortels ».
Parce qu’ils ont moins de 30 ans et, statistiquement, peu à craindre du coronavirus. En ce samedi ensoleillé, le parc de Ralambshov en est rempli. Une scène impensable pour celui qui a quitté le confinement français quelques jours auparavant : des centaines de jeunes gens assis en cercle sur les pelouses font des pique-niques fortement arrosés. Installés épaule contre épaule, la distance sanitaire ne les préoccupe pas. Pas plus que les consommateurs attablés au Boulebar, la buvette spécialisée dans la pétanque. Tout autour des boulodromes, les tables ne désemplissent pas. Tandis que les enfants s’ébrouent sur l’herbe, les parents discutent en toute convivialité.
« Nous avons évité le confinement parce que c’est un système intenable », explique Anders Tegnell, l’épidémiologiste qui a conçu la politique en vigueur en Suède. Ce médecin de l’Agence de santé publique suédoise – indépendante du gouvernement – apparaît chaque jour à 14 heures en direct à la télévision pour commenter l’évolution de l’épidémie. Pour lui, les mesures adoptées dans la plupart des pays d’Europe ne peuvent être maintenues dans la durée et l’inévitable déconfinement posera des problèmes. « Notre choix n’est pas celui de l’immunité de groupe comme on l’a trop dit ailleurs, affirme-t-il. Nous avons émis des recommandations pour les plus vieux et les plus fragiles et prôné les gestes barrières. Le tout a permis de ralentir la propagation autant que possible tout en laissant fonctionner la société. »
PAS DE VAGUE
Anders Tegnell avoue néanmoins que la Suède a échoué dans la protection des maisons de retraite. « Les visites ont été interdites trop tard et le personnel n’était pas suffisamment protégé. » En revanche, il nie que le bilan suédois soit plus négatif que celui de ses voisins (au 20 avril, 14 385 cas confirmés et 1 540 morts). Et il souligne que la courbe s’infléchit au même rythme. « Nous n’avons pas non plus subi de vague qui a submergé nos hôpitaux, soulignet-il. Jamais plus de 80 % des lits de réanimation ont été occupés. » Prévoyante, l’armée suédoise en avait même installé des dizaines dans un hall de la foire de Stockholm. Pas un patient n’y a été admis.
À 7 h 45 devant l’école Kungsholmens, élèves du primaire et collégiens arrivent. Depuis l’épidémie, les règles ont changé. Les parents ne peuvent plus pénétrer dans l’établissement. Et les classes entrent une par une à l’appel d’un enseignant. Trois quarts d’heure sont nécessaires pour échelonner les arrivées et éviter que les adultes soient trop nombreux. La procédure se répète l’après-midi entre 15 et 16 heures avec des sorties classe par classe. Assis sur un banc avec sa fille, Elle, 6 ans, Christian Ingerbred, 45 ans, barbe et chignon grisonnants, attend. Il est employé par la plus
“Vous êtes des reporters français ?
Vous allez raconter que les Suédois se fichent du virus. C’est vrai !”
grande entreprise de spiritueux et, comme une majorité de salariés suédois, s’est mis au télétravail depuis le 11 mars. « Quand ils ont annoncé que les écoles ne fermeraient pas, dit-il, j’avais un peu peur. Mais, à présent, j’ai confiance. Aucun enfant n’a été malade et aucun parent d’élève de la classe non plus. » Comme lui, 71 % des Suédois soutiennent la politique de l’Agence de santé publique définie par Anders Tegnell – malgré le fait qu’une vingtaine de scientifiques réclamant un confinement strict aient publié une lettre très critique dans un quotidien national.
RÉACTION PRÉCOCE
À Ekerö, une des 26 communes du Grand Stockholm – dont le résident le plus célèbre se nomme Charles XVI Gustave, roi de Suède –, le maire, Adam Reuterskiöld, dirige la municipalité depuis un hôtel de ville déserté. Les employés municipaux sont priés de travailler de chez eux et les services ouverts au public sont cantonnés en un seul bâtiment.
« Nous étions préparés à l’épidémie, dit Adam Reuterskiöld, grâce à un exercice de simulation effectué à l’automne 2019. Le scénario était celui d’une guerre doublée d’un accident nucléaire. » Après les premiers cas de Covid-19 survenus en Italie, le maire d’Ekerö explique que les autorités se sont mises en alerte pendant la semaine du 24 février au 1er mars, alors que de nombreux Stockholmois passaient leurs vacances d’hiver en Italie et au Tyrol. « Dès le début du mois de mars, raconte-t-il, nous avons déclenché le plan de crise. » Un dispensaire communal a été fermé et substitué par un suivi à distance. Les maisons de retraite ont été confinées et les contacts avec les personnes âgées isolées réduits. Les repas leur sont toujours apportés mais déposés devant la porte.
Reste la situation économique, moins détériorée qu’ailleurs, mais inquiétante pour les quelque 3 900 petites entreprises d’Ekerö.
« Nous avons allongé leurs remboursements, précise Adam Reuterskiöld,
“J’ai confiance : aucun enfant n’a été malade et aucun parent
d’élève de la classe non plus”
qui appartient au Parti Modéré, formation politique libérale, et raccourci les délais de paiement à nos fournisseurs, passés de 30 à 20 jours. » Par ailleurs, des travaux publics ont été anticipés pour apporter de l’activité. Malgré ces efforts et le renforcement des prestations sociales, le
maire d’Ekerö redoute la crise. « Elle sera probablement moins forte qu’ailleurs, car nous avons pris une autre route, espère-t-il. Comme le virus circule davantage, nous compterons un pourcentage supérieur d’immunisés. Mais le pays va souffrir. » Les autorités suédoises ont pris le pari que Boris Johnson avait voulu prendre avant de faire volte-face. Pour l’heure, la Suède n’a pas connu le désastre qu’on lui promettait. Sa stratégie lui épargne le casse-tête de la fin de confinement. Les moins de 15 ans ne connaissent pas de rupture scolaire. Et les Suédois ont d’ores et déjà échappé à une épidémie ravageuse : celle de l’angoisse et de la neurasthénie généralisées. ■