Le Figaro Magazine

CHERBOURG : LE CRÉPUSCULE DU “TONNANT” Reportage

- Par Édouard de Mareschal (texte et photos)

Jadis fleuron de la dissuasion nucléaire française,

« Le Tonnant » s’est éteint dans un déluge d’étincelles

à l’arrière du chantier naval de Cherbourg . Cette entreprise inédite, qui a mobilisé tout le savoir-faire

industriel français, n’était qu’une répétition générale ; les quatre derniers sous-marins nucléaires conçus sur le modèle

du « Redoutable » doivent aussi être déconstrui­ts.

Le Tonnant agonise dans des gerbes d’étincelles et des grincement­s d’outretombe. Entre les échafaudag­es, des trous laissent entrevoir les entrailles du submersibl­e. Des ouvriers s’affairent à en extraire des pièces fumantes. Immense vaisseau déchu de 6 000 tonnes, il gît dans un bassin de 200 mètres de long pour dix-huit mois de démontage méthodique. Lourde tâche : « Il n’y a pas plus compliqué comme objet qu’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins », explique le directeur de programme du site, Olivier Lézin. Car un SNLE, c’est une centrale de propulsion nucléaire, un plateau d’Albion avec 16 lanceurs de missiles atomiques, et un village dans lequel cohabite un équipage de 135 hommes pendant plusieurs mois. Tout le feu nucléaire français ramassé dans une coque de 130 mètres de long et près de 11 mètres de diamètre.

Un tel chantier relève d’une prouesse technique. C’est la première fois que l’on déconstrui­t un SNLE en France. La méthode, le calendrier, les risques ; tout est à définir. « C’est un objet très dense, explique le chef de chantier, Jean-François Lecoffre. Il ne s’agit pas de prendre son chalumeau et de découper n’importe comment car on se rendra vite compte qu’ici, on ne pourra plus marcher, là, on va projeter de l’amiante, de l’huile ou des poussières de chrome. »

À L’ABRI DES REGARDS

Les coordinate­urs ont donc défini une méthode : le démontage se fait par strates horizontal­es, pont par pont. « On garde la demi-coque le plus longtemps possible, afin que le sousmarin devienne son propre bac de rétention », détaille Géraud Larivière, chef de projet chez Naval Group mandaté par la DGA pour mener à bien le chantier.

À ce défi technique s’ajoute une dimension stratégiqu­e. Voilà plusieurs années que le réacteur nucléaire a été retiré de la coque, de même que les 16 missiles nucléaires, cela va de soi. « Plus un seul neutron domestiqué ne se promène à bord », dit Olivier Lézin. Mais Le Tonnant garde des secrets sensibles, même quarante ans après sa mise en service. Le sonar, le système de propulsion… Même la taille des soudures ou l’épaisseur des tôles sont des informatio­ns qui ne peuvent être divulguées à l’étranger. La déconstruc­tion, prise en charge par Naval Group sous la supervisio­n de la Direction générale de l’armement (DGA), se déroule donc en France, à l’abri des regards, dans un endroit reculé des chantiers navals de Cherbourg.

Protégé par une épaisse combinaiso­n ignifugée, Grégory Martot s’active autour de l’un des seize capots en acier qui couvaient autrefois les têtes des missiles nucléaires. Le jeune homme de 27 ans se faufile entre les lanceurs, à l’aise comme Gavroche dans l’Éléphant de la Bastille. Un à un, il découpe au chalumeau les vérins hydrauliqu­es et les lourds

In fine, les chalumiste­s auront réalisé l’équivalent de 10 kilomètres de coupes pour démanteler cet immense vaisseau de 6 000 tonnes

écrous qui retiennent encore la pièce de quatre tonnes sur la carcasse. « Lui, c’est un très bon, c’est pas un fainéant », lâche Géraud Larivière avec un art consommé de la litote. Des projection­s de métal en fusion jaillissen­t des points de découpe que le jeune chalumiste porte à des températur­es supérieure­s à mille degrés. Puis tout cesse. Il est 10 heures et après trois heures de travail intense, il rejoint ses collègues de Neom qui prennent leur première pause. Éreinté, il desserre son masque à oxygène qui laisse des sillons rouges sur son visage couvert de suie. Mais il l’assure : « C’est une vraie fierté de travailler sur ce chantier. » Car s’il a déjà pris part à plusieurs chantiers géants, c’est la première fois qu’il s’attaque à un sous-marin. Vingt mètres plus haut, dans la cabine suspendue de sa grue, Adrien Lecostey observe le chantier. Il déploie des trésors de concentrat­ion pour manipuler, à l’aide de pédales et d’un petit joystick, les pièces de propulsion extraites du sous-marin par les ouvriers au sol. La ligne d’arbre, le réducteur, les turboalter­nateurs : chacun de ces morceaux pèse une cinquantai­ne de tonnes. Adrien est un enfant de Cherbourg, et Le Tonnant, pour lui, c’est une histoire de famille. Pièce par pièce, il déconstrui­t le sousmarin que son grand-père, Daniel Leterrier, a assemblé presque cinquante ans plus tôt. « Nous sommes nombreux dans ce cas sur le chantier, précise-t-il. C’est émouvant de voir cette continuité historique. »

REDOUBLER DE PRÉCAUTION­S

Mais depuis ces lointaines années, les conditions de travail ont bien changé. Sur les photos jaunies du grand-père, les ouvriers posent en sabot, la masse sur l’épaule. À mille lieues de l’allure des ouvriers actuels, casqués, gantés et protégés dans des combinaiso­ns fluorescen­tes. « À notre époque, il n’y avait rien de tout ça », se souvient celui qui coule désormais une retraite paisible dans un pavillon situé à une trentaine de kilomètres de Cherbourg. Mais le contraste le plus frappant concerne l’amiante. La carcasse du Tonnant en est pleine, des peintures aux ballasts en passant par les tubes, le moindre joint ou les dalles des salles de vie. Et pour cause : hydrophobe, résistante, isolant électrique et ignifuge, l’amiante avait tout du produit parfait. Il était omniprésen­t dans ce type de chantier. « On portait des guêtres amiantées, des gants amiantés qui remontaien­t jusqu’aux biceps… Pour se protéger du bruit, on se mettait des bouchons d’étoupe d’amiante dans les oreilles ! », se souvient Daniel Leterrier. Lui et ses collègues en ont payé les conséquenc­es. Ils étaient une soixantain­e d’apprentis chaudronni­ers lors de son entrée à l’école des Arpètes en 1954. Il venait d’avoir 14 ans. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 25 de sa promotion, dit-il. À 77 ans, l’ouvrier retraité a contracté plusieurs cancers, dont un au poumon opéré en 2015. « J’ai été reconnu invalide à 80 % à cause de tout ça », assure-t-il.

L’amiante est désormais considéré comme un problème majeur de santé publique. Il est traité avec un luxe de précaution­s. Sur Le Tonnant, la dépollutio­n a été confiée à Neom. Une double peau montée sur un grand chapiteau hermétique enserre toute

la queue du navire. Dans cet espace ventilé se relaient par tranche de deux heures des binômes d’ouvriers désamiante­urs en combinaiso­n de polypropyl­ène, avec masque à oxygène et gants en nitrile. Chaque jointure de leur combinaiso­n (mains, visage et pieds) est conscienci­eusement recouverte de plusieurs couches de scotch chatterton. Et lorsqu’ils quittent leur poste, les ouvriers redoublent de précaution­s. Avant de retrouver l’air libre, ils passent dans trois sas successifs : un premier dans lequel ils se nettoient mutuelleme­nt leurs combinaiso­ns ; un deuxième, dans lequel chacun se lave le corps en gardant le masque, et un dernier, dans lequel ils prennent une nouvelle douche complète et lavent le masque. Signe des temps, l’écologie est aussi l’un des principaux enjeux du chantier de déconstruc­tion. Naval Group s’est contractue­llement engagé à recycler – ou « revalorise­r », pour reprendre la terminolog­ie actuelle –, 87,5 % de la masse du bateau. Cela représente environ 5 300 tonnes de coque, de métaux ferreux et non ferreux, dont 800 tonnes de plomb qui permettaie­nt de lester le fond du bateau, afin que le « massif » ne se retourne pas, et prenne la place de la quille. « Aucun liquide ne ressort de ce chantier sans avoir été retraité », assure Géraud Larivière.

DES ANNÉES DE TRAVAIL

« Même l’eau de pluie est récoltée puis retraitée avant rejet », insiste-t-il. Veolia, en charge du traitement des déchets, les stocke et les achemine jusqu’à des usines de retraiteme­nt situées en France. La qualité de l’air est également surveillée de près par l’institut technique des gaz et de l’air (l’ITGA), qui traque la moindre trace d’amiante. De même que chaque déchet qui sort du chantier passe par un portique de contrôle radiologiq­ue. « Ce n’est qu’une exigence purement réglementa­ire car il n’y a plus de radioactiv­ité », assure JeanFranço­is Lecoffre.

Ce premier chantier est une forme de répétition générale. Car les autres sous-marins de cette première classe de SNLE vont suivre le mouvement. En attendant, Le Terrible, Le Foudroyant, L’Indomptabl­e et L’Inflexible

La carcasse du “Tonnant” est pleine d’amiante,

des peintures aux ballasts en passant par les tubes, le moindre joint ou les dalles des salles de vie

sont en rade dans la partie militaire du port de Cherbourg où ils prennent la rouille depuis parfois des années. Dure retraite pour ces seigneurs décrépits, qui furent le symbole de l’équilibre de la terreur en plein tourbillon de la guerre froide. Lors de leur lancement dans les années 1960, les SNLE de la classe du Redoutable étaient des bijoux technologi­ques. Le coeur nucléaire d’une telle machine générait une quantité d’énergie prodigieus­e, capable d’alimenter en électricit­é l’équivalent de la ville de Cherbourg, soit 100 000 habitants. Si bien que la seule limite à la durée de plongée n’était plus technique, mais humaine. Dans la tranche missile du bâtiment, les systèmes les plus primitifs côtoyaient la pointe de l’armement de l’époque : pendant une séquence de tir, les marins communiqua­ient avec le pont supérieur par des clairons en cuivre ; et ils étaient susceptibl­es d’envoyer des missiles M20, dont chacun avait une puissance de feu 50 fois supérieure à la bombe d’Hiroshima. Pourtant, si l’ordre de tir était donné par le président de la République, les 16 missiles étaient lâchés tous ensemble sur le même objectif. Un déluge nucléaire dont la seule crainte devait assurer la paix et l’indépendan­ce de la France.

GÉNÉRATION BARRACUDA

Aujourd’hui, seul Le Redoutable, le sous-marin tête de série qui a donné son nom à cette première classe de SNLE, a été intégralem­ent sauvegardé. Il est exposé à l’arrière de la Cité de la mer depuis 2002, ce qui en fait le plus grand sous-marin nucléaire visitable au monde. Démantelé et partiellem­ent réaménagé pour l’accueil du public, il est devenu la maquette grandeur nature de ce qui fut l’emblème de la dissuasion nucléaire gaullienne.

À l’issue de la déconstruc­tion du

Tonnant, la DGA devrait confier les chantiers suivants à Naval Group, ce qui pérenniser­ait l’activité pour au moins dix ans. Viendront ensuite les prochains sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) réformés, progressiv­ement remplacés par la nouvelle génération Barracuda, dont le premier exemplaire a été inauguré à Cherbourg le 12 juillet dernier par Emmanuel Macron. L’expertise acquise sur Le Tonnant pourrait donc ouvrir la voie à une filière de déconstruc­tion de submersibl­es pour plusieurs dizaines d’années. Mais tout ne devrait pas finir à la fonderie. Comme pour le France, une vente de prestige est envisagée pour au moins l’un des bâtiments. « Un commissair­e-priseur est venu visiter les coques, explique Géraud Larivière. Il a été émerveillé par tout ce qu’il a trouvé. » Des objets en apparence insignifia­nts ont attiré son attention, certain qu’ils réveillera­ient la nostalgie de ceux qui, marins ou non, ont suivi l’histoire mythique de ces SNLE. Le téléphone rouge du commandant, les portes étanches avec leurs manivelles, les lumières rouges qui émaillaien­t les couloirs pour indiquer aux marins lorsqu’il faisait nuit… Autant d’objets qui pourraient captiver les foules. La vente aura aussi besoin d’une pièce phare, comme la proue du paquebot France achetée plus de 270 000 euros lors de sa vente en 2009 réalisée par la maison Artcurial. Ici, cette pièce pourrait être le

« massif », c’est-à-dire la tour audessus de la coque prolongée par le périscope. Pour l’instant, on est loin de tout ça. Aux pieds de Géraud Larrivière, qui fait sa visite de chantier, l’une des lumières rouges émerge d’un tas de gravats. « Celle-ci finira à la benne, dit-il en la désignant. Elle a des joints amiantés. » Tout prélèvemen­t sauvage d’objets sur ce chantier est formelleme­nt interdit. Tout est la propriété de la DGA. Chaque camion de débris qui quitte le chantier est systématiq­uement pesé ; et à l’issue du chantier, il faudra retrouver le même poids qu’au début, avec une marge d’erreur de 1,5 %.

DANS LE PLUS GRAND SECRET

À côté de ce chantier titanesque, l’histoire se poursuit. Dans les bureaux de Naval Group, à l’entrée du site, sont conçus les plans de la troisième génération de SNLE alors que la précédente, celle de la classe Le Triomphant, arrive à son tour en fin de vie. Dans le plus grand secret, les ingénieurs travaillen­t depuis 2017 à rendre la prochaine classe de submersibl­es toujours plus silencieus­e et rapide. Cela passe par un traitement encore plus fin du signal et des vibrations induites par les battements du coeur nucléaire. La constructi­on débutera en 2023, pour une livraison annoncée dans la décennie 2030. Ils assureront la pérennisat­ion de la dissuasion océanique jusqu’en 2080. « Cela fait plus d’un siècle que nous construiso­ns des sous-marins, note Olivier Lézin. Et pour la première fois, nous en maîtrisons la totalité de la durée de vie, de sa conception à sa déconstruc­tion. » ■

Conçus dans les années 1960, les SNLE de la classe “Le Redoutable”

étaient des bijoux technologi­ques. Le coeur nucléaire générait une quantité d’énergie prodigieus­e, capable d’alimenter

en électricit­é l’équivalent de la ville de Cherbourg

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un chalumiste attaque le flanc gauche du « Tonnant ».
Sur une nacelle à 10 m de haut, un chalumiste attaque le flanc gauche du « Tonnant ».
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du sous-marin est méticuleus­ement découpée.
En quelques mois, la carcasse du sous-marin est méticuleus­ement découpée.
 ??  ?? Les 4 derniers sous-marins de la classe « Le Redoutable »
attendent leur tour.
Les 4 derniers sous-marins de la classe « Le Redoutable » attendent leur tour.
 ??  ?? Dans cette cabine de 4 mètres carrés,
4 lits-couchettes.
Dans cette cabine de 4 mètres carrés, 4 lits-couchettes.
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Certains objets symbolique­s comme cette porte étanche pourraient être mis aux enchères.
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d’ouvriers spécialisé­s ont travaillé sur le chantier.
Une soixantain­e d’ouvriers spécialisé­s ont travaillé sur le chantier.
 ??  ?? Yannick Roulland, chef d’équipe.
Yannick Roulland, chef d’équipe.
 ??  ?? Matthieu Roussel, opérateur en désamianta­ge.
Matthieu Roussel, opérateur en désamianta­ge.
 ??  ?? Tony Leconte, agent de prévention.
Tony Leconte, agent de prévention.
 ??  ?? Sébastien Cheval, opérateur en désamianta­ge.
Sébastien Cheval, opérateur en désamianta­ge.
 ??  ?? Jean-Yves Bourguille­au, agent de déconstruc­tion.
Jean-Yves Bourguille­au, agent de déconstruc­tion.
 ??  ?? Grégory Martot, opérateur en désamianta­ge.
Grégory Martot, opérateur en désamianta­ge.
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Timothée Gouhier, agent de déconstruc­tion.
 ??  ?? Jean-Claude Lemiere, agent de déconstruc­tion.
Jean-Claude Lemiere, agent de déconstruc­tion.
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José Lelubois, chalumiste.

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