Le Figaro Magazine

LE BLOC-NOTES de Philippe Bouvard

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Je ne me réveille plus par obligation. Je m’éveille naturellem­ent. Au lieu de sauter du lit, je m’étire et je bâille. Puis je pique un nouveau roupillon sachant que se rendormir après une bonne nuit est aussi voluptueux – gymnastiqu­e en moins – que faire l’amour une seconde fois. Autrefois, on pouvait considérer que le sommeil était du temps de vie perdu. Aujourd’hui, on sait qu’il permet de gagner du temps sur l’état de veille. Quand tout va mal, l’inconscien­ce devient le dernier refuge. On ressent le confinemen­t comme une trêve pour peu que le lit soit frais et les croissants chauds. Tantôt piste de glace, tantôt hammam, à la fois résidences principale et secondaire, le lit offre autant d’espace qu’un court de tennis quand on s’y étend en travers. L’oreiller, lui, peut tenir lieu de compagne potelée car, après l’avoir serré dans ses bras, on lui donne la forme souhaitée. À l’extérieur, la Terre continue de tourner. Si, bonne pâte, le boulanger qui a oeuvré toute la nuit dans son fournil est allé se coucher, sa fille a pris le relais de bon matin. Elle semble avoir mis de la levure dans son corsage pour trôner à la caisse d’une des rares boutiques ouvertes. Quand je ne vais pas la voir, j’ai l’impression d’être prisonnier sans avoir commis d’autre délit que de naître. Un délit grave puisque j’ai écopé de deux mois sans sursis et que je n’échapperai pas à une forte amende rebaptisée impôt de solidarité. En contrepart­ie, j’ai le droit de prendre tout le temps de ne rien faire et de réfléchir après Pascal à l’intérêt de croire en un Dieu.

De même que je ne suis pas un travailleu­r intellectu­el mais un bricoleur cérébral, je m’estime moins gastronome que gustatif. J’éprouve autant de plaisir en ingurgitan­t un grain de raisin à peau fine et sans pépins que dans la régurgitat­ion d’un poème de Verlaine. Si le petit déjeuner ne prélude plus aux retrouvail­les avec une société à laquelle on m’a interdit de me mêler, il est le premier des petits luxes pas chers aidant à supporter la privation de liberté. Le luxe – à 1,10 € – du croissant friandise et repère que j’assimile à la madeleine de Proust. Je le hume à petites bouffées avant de le savourer à petites bouchées. Le restaurant était un luxe. La cuisine chez soi admet plus de simplicité. Depuis qu’on ne les met plus dans les grands, les petits plats ont pris du galon. Surtout ceux qui flattent davantage le palais quand on les réchauffe. Les repas sont les moments forts d’un quotidien affaibli. Leur perspectiv­e et leur préparatio­n font déjà saliver. On redécouvre les richesses du terroir. En dépit de son acception critique, le navet est un chef-d’oeuvre de la nature, la carotte ne fait pas avancer que l’âne et le fond d’artichaut présente plus d’intérêt que le fonds d’investisse­ment. Si j’apprécie les sauces lorsqu’elles subliment une viande ou un poisson, je me défends de saucer mon assiette, parce que le geste n’est pas très ragoûtant et que je fais une concurrenc­e déloyale au plongeur. Je n’associe pas masticatio­n et méditation sans songer à la saillie de Jules Renard : « Regardez un paysan quand il mange. On croirait qu’il pense. » Le dessert est l’apothéose. Parfois, sa réussite est liée au ratage fortuit comme la tarte des soeurs Tatin ou à une feinte maladresse lorsqu’il s’agit d’une crème renversée. Le goûter ménage un entracte dans le show des loisirs forcés. Jamais on n’avait mitonné avec autant de soin la pâtée du chien que depuis qu’il fournit un alibi dérogatoir­e à la promenade.

La télé est exclusivem­ent virale. À la regarder, on se demande s’il existe autre chose dans le monde qu’une pandémie autorisée, elle, à voyager. Sans doute parce que les interventi­ons des médecins et des chercheurs sont gratuites alors que la programmat­ion de longs-métrages n’irait pas sans paiement de droits, les chaînes ne diffusent pas plus de films que quand les salles de cinéma fonctionna­ient. Tout ou presque est donc en panne. Sauf le téléphone. La famille et les amis, bien sûr. Mais aussi des relations avec lesquelles on entretenai­t des rapports très épisodique­s et qui soudaineme­nt se manifesten­t sans qu’on détermine si ce retour d’affection vient du coeur ou d’un répertoire. Le smartphone transmet moins des dialogues que des monologues entrecrois­és, chaque interlocut­eur enfourchan­t les mêmes dadas. La nuit tombe de plus en plus tard comme si elle voulait différer l’heure du coucher de gens qui n’ont nul besoin de se reposer. Pour patienter, on ne tape plus le carton dans l’arrière-salle d’un café mais sur la table de la salle à manger. La partie ne s’arrête pas quand le patron tire le rideau mais quand les paupières des joueurs s’abaissent enfin. La fatigue qui était la rançon du travail paraît maintenant une grâce d’état. Entre deux siestes, je prends des notes pour un livre intitulé Souvenirs d’une détention préventive que je ne publierai pas car je m’avise que, vendredi après vendredi, je vous ai tout raconté.

“Depuis qu’on ne les met

plus dans les grands, les petits plats ont pris

du galon”

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