Le Figaro Magazine

“J’AI LUTTÉ POUR L’HONNEUR DE L’HOMME”

- Guillaume Zeller

Le père Robert Beauvais faisait partie des prêtres rescapés de Dachau.

12 mars 1945. Dans « la baraque des prêtres », un homme vient de mourir. Rongé par le typhus, affamé, le père Pierre de Porcaro n’a pas résisté deux mois à l’enfer de Dachau. À côté de sa dépouille, inconsolab­le, se tient l’abbé Robert Beauvais, 35 ans, qui vient de recueillir son dernier souffle. Si lui-même vit encore, c’est peut-être parce qu’il a trouvé la force de se rouler dans la neige pour éliminer les poux qui assaillent les déportés. Arrivé début janvier, flanqué du matricule 137.748, il a connu la nuit de Buchenwald et ses commandos de travail ; là-bas, il dormait en marchant pour préserver ses forces. Dévoré par la dysenterie, il serait mort si un garde ne lui avait pas remis un cachet de quinine lors de son transfert dans un fourgon à bestiaux. Sa vie durant, il priera chaque jour pour ce geôlier anonyme. L’abbé Beauvais, ordonné prêtre en 1936, avait commencé avec passion son ministère dans la ville ouvrière et communiste d’Alfortvill­e.

Figure du réseau Comète, filière d’évasion pour les aviateurs alliés abattus au-dessus de la France, le vicaire de la paroisse parisienne de Saint-Thomas-d’Aquin avait été arrêté par la Gestapo en mars 1944 à cause de la négligence de son curé. Et s’il survécut à l’expérience concentrat­ionnaire (« J’ai traversé la pire catastroph­e de l’humanité »),

ce ne fut pas le cas de sa mère et de sa soeur, elles aussi membres de Comète : elles ne revinrent jamais de Ravensbrüc­k.

Cette expérience extrême de la résistance et de la déportatio­n affûtera à jamais le caractère indépendan­t et le tempéramen­t entier de l’abbé Beauvais. S’il ne montera pas très haut dans la hiérarchie ecclésiale, c’est dans l’apostolat de la jeunesse que se déploiera avec force son ministère : à Saint-Thomas-d’Aquin, à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, alors paroisse à part entière, et à Saint-Léon. Évoquant son passé, il répétait : « J’ai lutté pour l’honneur de l’homme. » Il est mort en juin 1997. Sur sa tombe, aux Gets (Haute-Savoie), il a fait inscrire :

« J’attends avec impatience la résurrecti­on de la chair. »

Z.

G.

Un dossier complet est consacré à l’abbé Beauvais dans le numéro du 1er mai de l’hebdomadai­re France Catholique.

Dès la fin du confinemen­t, à l’occasion du 75e anniversai­re de la libération du camp de Dachau, une messe sera dite à sa mémoire en la chapelle de la rue de Varize, à Paris.

Eugen Kogon dans son ouvrage de référence, L’État SS. À propos de quelqu’un qui avait été envoyé dans un camp, la population allemande disait le plus souvent : “Il est à Dachau”. » La population carcérale évolue vite . Aux détenus politiques se joignent des Témoins de Jéhovah, des homosexuel­s, des prisonnier­s de droit commun, tous ceux que le vocabulair­e nazi désigne comme des « parasites » ou des « asociaux », des Juifs (le groupe majoritair­e) et, à partir de 1938, des opposants et des résistants venus de toute l’Europe, au fur et à mesure des conquêtes hitlérienn­es. Au total, 200 000 hommes seront déportés dans le camp bavarois. Les méthodes les plus cruelles du système répressif nazi sont déployées à Dachau. Les hommes sont affamés, éreintés par le travail dans les kommandos, privés de sommeil, dévorés par les parasites, battus et humiliés par les Kapos, punis à la moindre occasion, privés de toute intimité. Des expérience­s médicales destinées à découvrir des traitement­s contre la malaria et les phlegmons sont menées sur des prisonnier­s que l’on infecte délibéréme­nt. D’autres, à la demande des services de recherche de la Luftwaffe, sont plongés dans baquets d’eau glacée ou enfermés dans des chambres à basse pression. Des convois sont régulièrem­ent organisés pour emmener les plus âgés ou les plus faibles au château d’Hartheim, un centre de mise à mort situé près de Linz, en Autriche, où sont éliminées les personnes handicapée­s dans le cadre du plan d’euthanasie Aktion T4. Dans cet environnem­ent, les seuls qui ne s’effondrent pas sont ceux qui disposent d’une personnali­té affirmée, sont mus par des conviction­s solides et qui parviennen­t à nouer des relations avec d’autres détenus, comme le relate dans Le Coeur conscient le psychanaly­ste d’origine juive Bruno Bettelheim, incarcéré à Dachau puis à Buchenwald.

Dans l’archipel concentrat­ionnaire nazi destiné prioritair­ement à exterminer les Juifs d’Europe, Dachau se singularis­e par la présence massive d’ecclésiast­iques parmi les détenus

– 2 720 au total –, en vertu d’un accord arraché par le Vatican aux autorités allemandes. Les prêtres polonais, férocement pourchassé­s par le Reich en raison de leur influence sur la population, y sont majoritair­es. De nombreux Allemands, dont beaucoup ont relayé les prises de position de Mgr von Galen condamnant le plan T4, forment le deuxième contingent de prêtres. Viennent ensuite des Français, des Tchèques, des Hollandais, des Belges, des Italiens ou des Luxembourg­eois, dont beaucoup se sont engagés dans la résistance active, que ce soit dans des filières d’évasion, dans la presse souterrain­e, dans l’aumônerie clandestin­e des déportés du travail ou dans les maquis.

SURMORTALI­TÉ CHEZ LES PRÊTRES

Regroupés dans deux baraques, dont l’une accueille une chapelle, les hommes de foi subissent les mêmes exactions que leurs camarades laïcs, comme en témoigne la surmortali­té qui les frappe : 1 034 prêtres, religieux et séminarist­es, perdent la vie à Dachau. Avec eux, la machine à déshumanis­er se grippe régulièrem­ent. Beaucoup redoublent d’efforts dans un dénuement absolu pour raviver l’espérance et redoubler de charité auprès des autres prisonnier­s. En pleine épidémie de typhus, ils sont des dizaines à se porter volontaire­s pour se confiner avec les mourants des autres baraques et leur apporter un soutien fraternel et le secours des sacrements. Plusieurs mourront, contaminés; avec leurs camarades, croyants ou non.

« La vraie barbarie, c’est Dachau ; la vraie civilisati­on, c’est d’abord la part de l’homme que les camps ont voulu détruire » : André Malraux voyait juste dans ses Antimémoir­es. La rage avec laquelle tous les systèmes concentrat­ionnaires s’efforcent de briser les hommes révèle en creux leur grandeur et leur dignité intrinsèqu­es. Malgré les morts amoncelés et les âmes écorchées, c’est ce que rappellent les hommes qui se sont redressés le 29 avril 1945 à Dachau. ■

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Messe en mémoire des morts dans la chapelle du camp après la libération.
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 ??  ?? « Le travail rend libre » était-il écrit à l’entrée du premier des camps nazis, ouvert dès mars 1933, dans une usine d’armement désaffecté­e, près de Munich.
« Le travail rend libre » était-il écrit à l’entrée du premier des camps nazis, ouvert dès mars 1933, dans une usine d’armement désaffecté­e, près de Munich.
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Les Juifs furent les victimes principale­s des criminels nazis à Dachau, où furent aussi enfermés de nombreux résistants de toute l’Europe et des milliers de religieux.

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