Le Figaro Magazine

LE SNOBISME DE LA RÉCLUSION

Nous poursuivon­s notre feuilleton consacré aux chefs-d’oeuvre de la littératur­e confinée. Cette semaine, « À rebours », de Huysmans (1884), le portrait d’un agoraphobe blasé.

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Le duc Jean Floressas des Esseintes, 30 ans, choisit de quitter la haute société parisienne pour s’enfermer dans sa maison de Fontenay-aux-Roses. Il devient l’ermite le plus décadent de l’histoire littéraire, jusqu’à influencer Oscar Wilde, qui lui rendit hommage dans Le portrait de Dorian Gray. Cet esseulé volontaire se gave de dîners de couleur noire, s’abreuve de cocktails mixés avec un « orgue à bouche », caresse les grimoires latins et grecs de sa bibliothèq­ue, s’entoure de peintures morbides et de bibelots précieux, bref, il jouit du raffinemen­t le plus misanthrop­e comme un esthète hypocondri­aque, jusqu’à la folie : il promène dans son salon orange et bleu une tortue dont la carapace est incrustée de rubis (la pauvre bestiole finit par en mourir), il cultive un jardin de plantes carnivores, et fantasme sur une prostituée ventriloqu­e. Des Esseintes aurait détesté le Covid-19 qui a démocratis­é le cloisonnem­ent. Sa réclusion est en effet l’aboutissem­ent d’un snobisme : il s’enferme parce qu’il méprise le reste de l’humanité, la vulgarité de la masse, la laideur bourgeoise et « l’incessant déluge de la sottise humaine ». Si les deux tiers de la planète l’imitent, il devient banal : quelle humiliatio­n ! La célèbre phrase de Barbey d’Aurevilly sur À rebours indique le chemin que Huysmans prendra après le confinemen­t : « Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la Croix. » Pour soigner son désespoir, Huysmans fit le choix du monastère. Où irait des Esseintes en 2020 ? Un retour à l’hyperconso­mmation serait la poursuite du suicide collectif, mais il n’y aura pas assez de cellules à la Trappe pour accueillir tous les néodécaden­ts. La réclusion campagnard­e constitue donc un havre intermédia­ire. Quitter les agglomérat­ions répugnante­s pour des thébaïdes bucoliques est peut-être l’utopie des héritiers de Huysmans (ici vous devinez que je prêche pour ma paroisse). Pourvu qu’on puisse toujours y lire Baudelaire, Verlaine et Salammbô de Flaubert en peignoir de soie, un White Russian à la main, l’échappée champêtre semble le compromis idéal pour sauver son âme au XXIe siècle. Le dandy du futur est donc un hybride de baba cool élevant des moutons dans le Larzac et du Big Lebowski paressant en tongs de surfeur californie­n. Cumulons les tares : on n’est pas obligé de choisir entre la clandestin­ité survivalis­te de J. D. Salinger et l’autosuffis­ance du bobo néorural cultivant ses fraises. Certes, nous voilà bien loin de la pose sulfureuse du grand cloîtré décadent de 1884. Mais les temps ayant changé, l’apocalypse aussi.

À rebours, de J.-K. Huysmans, disponible gratuiteme­nt en ligne sur Wikisource et Gallica, ou dans une splendide édition illustrée de tableaux de Vallotton, Redon et Moreau, Gallimard/Musée d’Orsay, 255 p., 35 €.

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